1. « Un célèbre amateur. Prosper Mérimée », Promenades littéraires, Mercure de France, 1904

UN CÉLÈBRE AMATEUR


PROSPER MÉRIMÉE

Pendant les vingt dernières années de sa vie, Mérimée n'écrivit presque plus rien que des préfaces, des rapports officiels, des babioles inutiles et graves. Il expliquait ainsi cette attitude :

« On me charge de faire quantité de choses ennuyeuses que je n'ai pas le courage de refuser. C'est un ami qui me demande une tartine pour son livre, ou un ministre qui veut avoir un mémoire sur la bibliothèque. Je passe ainsi mon temps à faire des choses inutiles, mais au fond ma grande raison pour ne pas refuser net, c'est que si je ne les faisais pas, je ne ferais rien du tout. Lorsque j'avais un but, c'était bien différent. J'avais une grande envie de plaire, et je m'appliquais. Maintenant je rencontrerais sous mes pieds les plus beaux diamants que je ne me baisserais pas pour les ramasser, faute d'avoir quelqu'un à qui les offrir (1). »

En ces quelques lignes, et sans le savoir, Mérimée esquisse la véritable psychologie de l'amateur. L'artiste passionné, le savant foncier n'ont pas besoin, pour s'intéresser à la vie, à la pensée, d'avoir un but autre que le travail même, que l'œuvre dont ils s'occupent. Comme il y a l'art pour l'art, il y a la science pour la science, la pensée pour la pensée. L'amateur ne saurait aller jusque-là, ni s'abstraire aussi rigoureusement de la réalité sociale ou sentimentale. Sans doute, il aime ce qu'il fait, mais il l'aime parce qu'il espère que cela plaira, que cela aura du succès, soit près du public, soit près d'un groupe d'amis, ou d'une femme. L'amateur ne cueille pas une fleur, parce qu'elle est jolie ou parfumée ; cela ne suffirait pas à lui faire allonger la main ; il la cueille, comme disait Mérimée, pour l'offrir. L'artiste est égoïste. On en connut même d'assez jaloux pour cacher leurs œuvres, pour fuir les applaudissements avec autant de soin que d'autres mettent à les provoquer. Ce n'est que par des indiscrétions, qui d'ailleurs le choquaient, que quelques curieux ont pu voir, avant sa mort, certains tableaux de Gustave Moreau. Il avait, dit-on, vendu sa série des Fables de La Fontaine, à condition qu'elle ne fût ni exposée, ni gravée, ni photographiée. Mais ceci est excessif et touche à l'excentricité. Le véritable artiste ne prend point tant de précautions. Ayant créé une œuvre pour sa propre satisfaction personnelle, il ne conteste à personne le droit d'en jouir à son tour. L'amateur aurait travaillé pour les autres, avant tout, et non pas pour soi. Telle est la différence.

Mérimée avait presque toutes les qualités qui font un excellent écrivain : de l'imagination et de la mesure, de l'audace et du goût, de la pénétration, l'art d'observer la vie sans en avoir l'air, mais il avait peu de style. Il écrit vraiment trop comme cela vient, avec trop de confiance dans les ressources naturelles de son esprit. Jamais à coup sûr, et ceci encore le différencie de l'artiste original, il ne se préoccupa de la forme dont il allait revêtir la matière qu'il venait de trouver. Pour lui, le sujet d'un conte était tout ; la manière de le mettre en œuvre, peu de chose. Aussi cherchait-il surtout des sujets étranges, comme cette Vénus d'Ille qui troubla jadis bien des sensibilités superstitieuses. Il savait aussi que les choses singulières plaisaient particulièrement à la personne qu'il voulait charmer. La plupart de ses contes, dit M. Hugues Rebell, « furent écrits pour arracher un compliment et un sourire à des lèvres aimées ». Et quand il eut la certitude que, quoi qu'il fît, il n'y aurait plus pour lui de sourires ni de compliments, il cessa d'écrire. Son talent s'évanouit avec son dernier amour.

Les femmes, assurément, trouveront cela très bien. C'est le pur esprit de la chevalerie, qu'elles regrettent, parce qu'en ce temps-là elles étaient de perpétuelles reines. Mais un artiste ne se pique pas de chevalerie ; il songe à son art et non à sa belle. Mérimée, dit encore fort justement M. Rebell, « avait les bonnes et les mauvaises qualités de l'ancien esprit français. C'était un chevaleresque (le mot, en effet, s'impose), avec ce que cela comporte de générosité, de vénération galante, même un peu folle. Balzac qui, à un certain point de vue, n'eût point, pour conduire sa vie, la volonté de Mérimée, gardait cependant toute sa pensée dans l'amour. Il savait que Mme de Berny n'aimait pas les Contes drôlatiques et que Mme Hanska détestait la Vieille fille : cela ne le chagrinait point, ne lui donnait aucun doute sur la valeur de ces œuvres. Les amies de Mérimée, au contraire, pouvaient agir à un certain moment, et comme malgré lui, sur sa pensée. Je sais bien que c'étaient des amies supérieures, mais devait-il s'abandonner ? » On ne saurait mieux dire. M. Rebell aime beaucoup Mérimée et le juge avec très grande indulgence ; cependant il a bien vu le côté faible du caractère de l'écrivain et tout ce que son talent avait de subordonné aux circonstances mondaines, aux caprices féminins.

Cependant, au cours du duel qui fut l'un des épisodes de sa dernière passion, il eut un beau mot d'homme de lettres. Du moins, je l'interprète ainsi. Son adversaire, excellent tireur, fort maître de lui, et qui se battait pour obéir au préjugé plutôt que pour le soin de son honneur, lui demanda galamment, au moment de croiser les épées : « A quel bras préférez-vous être touché ? – Au bras gauche, si cela vous est égal », répondit Mérimée. Et il en fut ainsi. Tous les droitiers, sans doute, préféreraient être blessés au bras gauche, plutôt qu'au bras droit ; il est tout de même amusant de voir là un mot d'écrivain qui pense à sa plume. Cependant, il ne devait plus guère écrire, de ce bras respecté par un adversaire, qui était peut-être son admirateur, que de vaines compilations. Cette goutte de sang n'avait pas été un ciment très durable ; n'ayant plus à qui lire ses contes, le conteur se tut. Il avait cinquante ans.

Moment terrible, car tout le quittait à la fois : la jeunesse, l'amour, la littérature. Pour combler ce vide affreux, il y jeta d'abord des plaintes. Ses lettres de ce moment-là sont lamentables ; personne, les ayant lues, ne contestera, comme on l'a fait souvent, la sincérité de Mérimée, ni ne parlera de sécheresse : « Figurez-vous la figure que l'on fait lorsque, après avoir admiré pendant de longues années ce qu'on croyait un diamant, on s'aperçoit que c'est un morceau de verre... Le résultat, c'est qu'il faut que je retranche quinze ans de ma vie, non seulement perdus, mais dont le souvenir même est empoisonné pour moi. Je ne regrette pas le temps perdu, car j'aurais trop à faire, mais il y a des souvenirs qui étaient un monde surhumain pour moi, où j'avais autrefois accès, et qui m'est fermé. » Sa sensibilité est si avivée qu'il écrit des phrases telles que celle-ci : « Il n'y a pas de bassesse que je ne fisse volontiers pour que cela ne fût pas arrivé. » Il cite des aphorismes sentimentaux comme : « Le bonheur se donne à chacun tour à tour ; quand on a eu sa part c'est fini. » Que nous sommes donc loin du Mérimée de la légende, froid, dur, tout en volonté !

Il ne faut pas cependant le prendre absolument à la lettre, quand il se plaint ainsi de la solitude sentimentale. Il aima jusqu'à la fin de sa vie la société des femmes ; ayant renoncé à leur amour, il s'attacha à leur amitié. On le vit même se laisser aller, comme Balzac, à ces correspondances équivoques, où ni l'un ni l'autre des interlocuteurs n'est ni tout à fait sincère, ni tout à fait mensonger. L'Inconnue, la célèbre et généralement peu mystérieuse inconnue qui apparaît dans l'histoire de tous les écrivains de notre temps, lui écrivit, et Mérimée répondit. Il était fin, mais tendre ; il se laissa prendre au jeu ; il aima et s'il ne fut guère aimé d'amour, il inspira du moins une tendre affection. On jouait avec lui, on posait devant lui, mais on laissait voir aussi un véritable abandon du cœur, et même quelque curiosité féminine. L'inconnue de Mérimée s'appelait Mlle Jenny Dacquin, attachée à Lady Seymour. On dit même que c'est à Lady Seymour que revient l'initiative de cette correspondance, et que c'est elle qui pria Mlle Dacquin d'écrire à Mérimée à propos de la Chronique de Charles IX. On voulait s'amuser, avoir un autographe de l'homme célèbre, peut-être le mystifier un peu, mais le véritable résultat fut de donner à Mérimée une amie qui, quoique un peu fantasque, lui fut jusqu'à la fin fidèle et affectueuse.

Ainsi sa destinée s'acheva logiquement, et c'est une femme qui lui dicta sa dernière œuvre, la meilleure, celle qu'il avait écrite sans se douter qu'elle deviendrait un livre, ces Lettres à une inconnue, qui sont parmi les plus délicieuses de la littérature française.

Car, que Mérimée ait été un amateur, cela ne diminue son mérite que devant les pédants. Son œuvre littéraire est peu solide, mais sa correspondance sera toujours, en même temps qu'une très agréable lecture, une source importante pour l'histoire des mœurs privées et publiques, au XIXe siècle. Il reste aussi de Mérimée, l'exemple de sa vie, qui fut celle d'un homme habile à rester libre et indépendant au milieu des servitudes sociales les plus étroites. C'est assurément l'un des représentants les plus remarquables de l'ancien type français, tel qu'il abondait au temps de Voltaire ; il est devenu rare.

1903

(1) Cité par Hugues Rebell, Les Inspiratrices, p. 189.

[13e édition, pp. 111-118]