4 avril 1949. Pages intéressantes de Gourmont sur Renan... (J.Green)

1. « L'enfance d'un grand écrivain », Promenades littéraires, 1904

2. « Renan et l'idée scientifique », Promenades littéraires, 1904

3. « La statue de Renan », Epilogues, 3e série, 1905

4. « Phrases sur Renan », Epilogues, 3e série, 1905

5. « Idées et Paysages. II. Quelques idées de Renan », Promenades philosophiques, 1905


3. « La statue de Renan », Epilogues, 3e série, Mercure de France, 1905.

Octobre [1903].

272

La Statue de Renan. — Elle est très convenable, d'après les images. M. Renan est assis sur un banc rustique, et cependant qu'il songe, un ange (sans ailes, comme dans les peintures des catacombes) dresse au-dessus de sa tête la palme des élus. Il ne se passera pas vingt ans que ce monument ne devienne un lieu de pèlerinage et une patère à ex-votos.Ce serait déjà fait, si toutes sortes de gens, qui ne comprennent rien à la psychologie populaire, n'étaient venus mêler à cette fête de l'inauguration leurs cris hostiles et leurs discours obscurs. On a même déclamé, pour édifier le peuple, un morceau de littérature, plus célèbre qu'il ne mérite, intitulé ironiquement Prière sur l'Acropole. Ce n'est pas une prière ; c'est une épigramme. M. Renan, en train de s'emballer sur la Grèce, la Raison pure, la Beauté absolue, se ressaisit soudain et prend avec joie le bateau pour le pays des brumes, des nuances et de la délicieuse barbarie septentrionale. La Prière sur l'Acropole est construite exactement comme une épigramme de Racine. Elle est d'ailleurs si difficile à comprendre qu'on y lit généralement ce que Renan n'y a pas mis, c'est-à-dire une admiration sans bornes pour l'antiquité. Il se trouve d'ailleurs que les seules belles phrases de ce morceau élégant sont celles de la fin, celles qui renversent le thème initial. Cela commence comme un chapitre de Télémaque et cela finit comme une apostrophe de Chateaubriand. La gloire, même purement littéraire de Renan, n'est pas là ou elle n'y est que très peu. Mais c'est son Vase brisé, et les générations futures ne connaîtront peut-être que cela de l'auteur des Origines du Christianisme, dans le temps même où la Bretagne l'aura depuis longtemps incorporé aux saints, qui sont ses dieux.

M. Renan, en des temps moins stricts, aurait été, non pas canonisé, car il ne fut pas héroïque mais pourvu de quelque titre à la piété. Il avait tous les droits à devenir vénérable, comme tant d'autres hérétiques plus modestes, comme ce bienheureux Joachim, abbé de Flore, pour lequel il éprouvait un sentiment tendre. Son rêve était d'être évêque, mais, vu les prétentions de la moderne église romaine, il corrigeait : évêque protestant, profession que l'on peut exercer, disait-il, sans croire en Dieu. Je pense que Renan s'abusait et que le plus libertin des évêques protestants de nos jours croit en Dieu et en la morale chrétienne, sa fille aînée, aussi fermement que le plus dévôt des évêques catholiques. La foi a fait de grands progrès durant le dix-neuvième siècle, le grand siècle théologique. Jamais la croyance n'a été aussi répandue dans toutes les classes de la société, et aujourd'hui cette culture porte ses fruits. Il n'y avait peut-être pas un incroyant l'autre jour, autour de ce grand sceptique.

Ce qui caractérise Renan, c'est bien le scepticisme, le scepticisme absolu de l'homme de méthode qui ne peut admettre comme vrai, provisoirement, que ce que sa méthode lui présente comme tel. Il rejette le lendemain ce qu'il admettait la veille ; il n'a de principes que celui de l'examen permanent de toutes choses. Le scepticisme de Renan fut quelquefois assez agressif, sous une apparence de bonhomie ; c'est que le vrai sceptique ne peut se défendre d'une noble impatience devant la crédulité universelle. Renan traduisit ce sentiment par un mot qui ne sera jamais célèbre, parce qu'il blesse le peuple dans ses sentiments, et, plus, dans ses besoins : « L'horrible manie de la certitude. »

Peu de personnes en Europe peuvent comprendre cela. Le monde est devenu peuple, et le peuple a besoin de croyances. Il n'est pas, et avec raison, difficile sur leur qualité. C'est ce qui importe le moins. Il n'y a ni vérité ni erreur ; il n'y a que des motifs d'agir. Tout est vrai qui stimule les diverses activités humaines. Qu'est-ce que cela fait aux ouvriers que le palais qu'ils construisent soit inutile, et comment leur faire comprendre cette inutilité même dont ils vivent ? Il faut donc respecter les croyances populaires, tout en les orientant vers une direction où le bien public s'y puisse réaliser. Renan, qui ne croyait pas à la vérité du christianisme, admettait son utilité sociale. Après avoir contribué à dénimber le Christ, il eût apporté son denier, comme Voltaire, à l'édification d'une église. En toutes choses, ce grand esprit savait faire la part des aristocraties. Il aurait vu sans déplaisir un clergé incrédule et riche régner sur un peuple laborieux et croyant. En même temps que Renan il était Voltaire, mais un Voltaire de meilleure tenue, plus indulgent et plus social.

Cette attitude serait difficile à prendre aujourd'hui. Lui-même, s'il était parvenu à l'extrême vieillesse, aurait eu du mal à la conserver. C'est qu'elle est fort décriée et qu'il tenait à une estime moyenne universelle, impossible à concilier, maintenant que le peuple « pense », avec le scepticisme ironique et bienvaillant [sic]. Un de ses meilleurs disciples littéraires, M. Anatole France a résolument pris parti et s'est jeté dans la populace ; tel autre a incliné franchement vers les anciennes idées. Mis en demeure de choisir, M. Renan eût été très malheureux.

La vie va devenir de plus en plus dure pour les hommes qui ont des nuances dans l'intelligence. Et Renan était tout en nuances. L'Art poétique de Verlaine, c'est du renanisme. Ces hommes se résigneront-ils, non à croire, ce qui leur est impossible, mais à faire semblant de croire ? Ils y seront peut-être forcés, car les hommes de nuances n'ont pas généralement le goût du martyre.

M. Renan, et cela achève le bonheur de sa physionomie, dont cela augmente aussi la dignité, ne fut jamais martyr. Il tenait à ses idées, mais avec une modération honorable. Il était, ses convictions intimes sauvées et affirmées nettement, l'homme des concessions, et des conciliations, l'homme des nuances, Montaigne, car on le rapprocherait aussi de Montaigne. D'ailleurs, cet excellent esprit eût vécu sans trop de peine en n'importe lequel de nos derniers siècles. Il eût avoué, au seizième, des tendances huguenotes, mais vite réprimées, soit par mépris, comme Rabelais ou Erasme, soit par prudence, comme plusieurs autres. Il serait devenu alors un de ces évêques extraordinaires qui ne disaient plus la messe, souriaient des sacrements, étudiaient l'hébreu et présidaient aux processions. Au dix-septième, sa situation aurait été plus difficile, surtout sous le règne de Bossuet : mais non, il eût été un Fénelon plus hardi et plus brillant, plus difficile à vaincre, peut-être un Fénelon victorieux, exilant à Meaux son rival. Mais laissons ces jeux.

M. Renan, que j'ai toujours admiré, bien que le spectacle de ses dernières années fût peu réconfortant, me causa un jour une grande déception. C'est quand je lus pour la première fois la Vie de Jésus. Je l'ai relue, et j'ai retrouvé, hélas ! le même roman sentimental et pieusement perfide, le même boudoir dans la même sacristie. Les autres volumes des Origines sont meilleurs. J'ignore s'ils ont conservé quelque valeur scientifique. Le vrai Renan est dans l'Avenir de la Science, dans les œuvres à côté, dans la Réforme intellectuelle, dans les Souvenirs, comme le vrai Chateaubriand, son voisin à travers vingt-cinq lieues de terre ou de mer, se trouve dans les Mémoires et les Œuvres historiques. Et cette commune destinée de leurs écrits suffirait à prouver leur génie, car l'homme, chez le grand écrivain, est toujours supérieur à son œuvre objective ; il ne fait très bien que les livres où il se raconte lui-même.

pp. 203-209.


2. « Phrases sur Renan », Epilogues, 3e série, Mercure de France, 1905.

Novembre [1903].

274

Phrases sur Renan. — Ses Œuvres complètes pourraient avoir le sous-titre que Spinoza a donné à son Traité théologico-politique, « contenant plusieurs dissertations où l'on fait voir que la liberté des philosophes non seulement est compatible avec le maintien de la piété et la paix de l'Etat, mais même qu'on ne peut la détruire sans détruire en même temps la paix de l'Etat et la piété elle-même. »

— Il doit beaucoup à Spinoza. La Vie de Jésus n'est que la transposition littéraire du grave et rude Tractatus. Son « Jésus, le plus sage des hommes », c'est du pur Spinoza.

— Sous son verbiage religieux, Renan est un pur athée ; mais il n'aime pas voir ses négations partagées par une foule stupide, ivre d'imiter le grand homme. Devant les démocrates (aujourd'hui on dirait les socialistes), il prend aussitôt une attitude papelarde, par mépris.

— Sa phase d'après la guerre, où il se montre monarchiste et [traditionaliste], est un peu en dehors de sa sensibilité normale. Il affirme trop. Evidemment, il subit une fièvre, comme tous ses contemporains. Tenir compte de cela. Aussi de ce qu'il a toujours flatté le parti dont il pressentait, à tort ou à raison, l'avènement. Voyant l'influence juive monter, il encensa les juifs.

— M. Brunetière vient de traiter Renan à peu près comme Colerus traite Spinoza. Colerus aime Spinoza, admire sa vie, ses mŒurs, sa douceur son désintéressement, reconnaît la beauté de son génie. Il a lu ses livres, il est allé à La Haye interroger ses hôtes, il est plein de sympathie pour lui et finalement l'appelle avec horreur « un athée très pernicieux ». Colerus ne donne pas une mauvaise idée du Tractatus de Spinoza ; ni M. Brunetière, de l'Œuvre de Renan. Il y a des doctrines telles que les exposer, c'est les louer. J'ai pensé cela, aussi, en relisant l'admirable Examen de la philosophie de Bacon, de Joseph de Maistre.

— M. Brunetière a fait cette découverte, que Renan doit toute sa philosophie à la préface que Littré avait mise en tête de sa traduction de la Vie de Jésus, de Strauss. Cette préface expose la négation du surnaturel. Grande nouveauté ! Comme si le monde avait attendu M. Littré pour ne plus croire aux miracles : « J'établirai d'abord que rien n'arrive contre l'ordre de la nature, et qu'elle suit sans interruption un cours éternel et immuable. » (SPINOZA, Traité Théologico-politique, ch. VI : Des Miracles.)

— Il n'y a aucun rapport logique entre une croyance métaphysique et une croyance politique. C'est par hasard qu'en France, aujourd'hui, la monarchie et la religion, la république et l'irréligion se trouvent liées. Monarchiste et athée, cela va merveilleusement ensemble : Thomas Hobbes. Il y a de la naïveté à penser qu'un incrédule doive être républicain ; on se demande pourquoi ? Il aurait semblé plutôt que la démocratie politique fût destinée à s'entendre avec la démocratie religieuse.

— Les hommes qui pensent ont besoin de la liberté de penser, comme les hommes qui b — ont besoin de la liberté de b —, mais que peut bien faire le peuple de la liberté de penser et un eunuque de la liberté de b — ?

— Renan, quoique attaché à la tradition catholique, avait de fortes tendances protestantes. Son mot : « Etre protestant, parce qu'alors on peut être évêque sans croire à Dieu », est caractéristique. Son état d'esprit semble assez représentatif de ce que le protestantisme serait devenu chez les Bretons, race particulière, très distante de la moyenne française. Chez les Français, la religion se tient modestement à la porte du logis comme une mendiante : on lui donne ou on ne lui donne pas. Chez les Bretons, elle entre, s'assied au foyer, mange la soupe avec les hôtes. Renan n'a pu s'empêcher de mettre de la religion partout, dans sa vie d'athée.

pp. 217-220.


3. « Idées et Paysages. II. Quelques idées de Renan », Promenades philosophiques, Mercure de France, 1905.

II

QUELQUES IDÉES DE RENAN

La pensée des grands esprits, comme la nature, se prête à de multiples interprétations. C'est que le monde se reflète en eux bien plus nettement que dans les intelligences ordinaires. Avec une ingénuité parfaite, ils accueillent toutes les antilogies, sans en avoir honte ni peur, certains que la conciliation se fera, nécessairement, au fond de leur conscience. Pour eux tout est vrai, en ce sens que l'être est la seule vérité, que le fait d'exister équivaut à exister légitimement. C'est Spinoza qui a enseigné cela aux hommes ; Renan, son meilleur disciple, les a confirmés dans cette idée salutaire.

Un tel état intellectuel a un inconvénient pratique, celui d'incliner l'esprit à des critiques ou à des approbations simultanées dont les hommes, qui sont malins, aperçoivent aussitôt la contradiction apparente.

C'est ce qui est arrivé pour M. Renan. Des personnes distinguées par leur savoir et leur logique admirent difficilement qu'un séminariste, ayant quitté l'Église, demeurât attaché à l'Église ; qu'un négateur de la divinité du Christ conservât de la tendresse pour la doctrine évangélique ; qu'un athée avouât des sentiments monarchistes ; qu'un libre-penseur, en un mot, ne fût pas un parfait démocrate.

Lui-même l'a reconnu : « La tentation est grande, pour le prêtre qui abandonne l'Église, de se faire démocrate ; il retrouve ainsi l'absolu qu'il a quitté, des confrères, des amis ; il ne fait en réalité que changer de secte. »

Mais Renan n'était pas sectaire, et il ne cherchait pas l'absolu.

Son goût allait aux vérités partielles et non à la vérité unique, cette chimère qui n'attire que les esprits simples. Il n'était pas simple ; il était même très complexe, étant doué de jugement. Quand un homme a du jugement, il n'apprécie pas toutes les valeurs selon le même étalon ; il se sert d'autant de mesures qu'il y a de choses à mesurer ; il n'accepte pas les moyennes, méprise la statistique et ne goûte l'analogie que comme fleur de style.

Si M. Renan ne put jamais bien voir le rapport que quelques-uns de ses amis établissaient entre l'athéisme et la démocratie, c'est qu'il pesait ces deux opinions avec des poids différents, quoique nécessairement du même système, celui de la raison. Il ne croyait pas que l'on pût évaluer la valeur d'une poignée de diamants avec une bascule foraine.

Comme Spinoza avait l'esprit géométrique, il avait l'esprit de finesse, qui est l'esprit de discernement et d'analyse. Cela lui servit en politique et en morale, aussi bien qu'en philologie. Il ne fut jamais dupe de rien, même des préjugés qu'il avait gardés et qu'il estimait à un prix modeste, tout en leur restant fidèle. Il dit, après avoir expliqué que sa vie fut volontairement sévère : « Plus tard, je vis bien la vanité de cette vertu comme de toutes les autres ; je reconnus, en particulier, que la nature ne tient pas du tout à ce que l'homme soit chaste. Je n'en persistai pas moins, par convenance, dans la vie que j'avais choisie. »

Je pense que Renan, sous des airs fuyants, fut toujours d'une grande sincérité et, sous des airs souriants, très grave. À la fin de sa vie, il apparut trop souvent en une attitude trop joviale ; mais il ne faut pas juger les hommes d'après leurs années de vieillesse, et d'ailleurs l'image de Renan, telle que nous la donnaient alors les journaux, semble fort corrompue. Les journalistes de profession sont enclins à prendre pour de la bonhomie ce qui n'est que du mépris.

Ses Souvenirs d'enfance et de jeunesse ont une tournure peut-être un peu apologétique. Il a visiblement le dessein de donner à la postérité une bonne opinion de lui-même ; mais c'est que, à la différence de Rousseau, il s'estimait : preuve de force. L'humilité de Pascal est orgueilleuse. N'avoir point d'orgueil, quand on a du génie, ce serait manquer de jugement, c'est-à-dire n'avoir pas de génie, ce qui est impossible. Renan a donc une claire conscience de la valeur de son œuvre, mais il en parle simplement comme d'un fait, non comme d'un miracle. Il n'y a pas de vanité.

Il y a dans ces Souvenirs un passage curieux où il prétend n'avoir jamais fait semblant d'estimer la littérature que pour complaire à Sainte-Beuve : « Depuis qu'il est mort, je n'y tiens plus, je vois très bien que le talent n'a de valeur que parce que le monde est enfantin. Si le public avait la tête assez forte, il se contenterait de la vérité. » Cette phrase, à mon avis, et quoiqu'elle contienne peut-être une vérité obscure ou lointaine, n'est, elle-même, que de la littérature. C'est le dédain pour le pouvoir d'un homme qui le tient et ne le lâchera pas volontairement. M. Renan, comme M. Thiers, eût été fort vexé si on avait accepté sa démission de grand écrivain. Pascal, lui aussi, feignait de mépriser le style, et on a vu dans ses papiers qu'il s'en occupait presque autant que de religion.

Ce qui est vrai, sans doute, c'est que Renan ne considéra jamais la littérature comme un genre à part, distinct de la pensée ou de l'érudition. Mais il n'est presque aucun de ses écrits qui n'ait, en dehors du sujet, une valeur littéraire. Cette valeur tient-elle à la qualité du style ou à la qualité de la pensée ? M. Brunetière sépare rigoureusement Renan écrivain de Renan penseur, érudit, philologue ou historien ; l'estimant, à l'excès peut-être, sous sa forme littéraire, il le déprécie à l'extrême sous toutes les autres. Ce partage m'est difficile : je crois fermement que Renan a bien écrit parce qu'il a bien pensé, et que, si sa pensée avait été vulgaire, la grâce extérieure d'un style aimable n'eût pas sauvé son œuvre de l'indifférence où tombent si rapidement les livres de pure littérature. Il a eu le bonheur d'être assez riche pour donner de belles robes à ses idées, et ses idées en ont profité pour faire leur chemin dans le monde. Leur fortune sans cela eût été moins rapide et sans doute plus discrète ; elle n'en eût pas moins été certaine.

D'ailleurs, et c'est une tendance des esprits simples, qui n'est pas toujours fâcheuse, les hommes sont portés à attribuer toutes les qualités à qui en possède une seule à un degré éminent. Il n'y a pas pour le peuple le grand philosophe, le grand savant, il y a le grand homme. Or, le jugement de la foule, de tout temps, mais aujourd'hui surtout, a eu sa répercussion sur le jugement de l'élite : de sorte que l'on ne sait plus très bien si Renan est un grand penseur parce qu'il est un grand écrivain, ou l'inverse. Cela s'emmêle. Cette remarque s'applique merveilleusement aussi à Pascal ou à Descartes. Il y a des esprits analytiques qui ne sont pas bien sûrs que, si on en rejette les idées, le Discours de la méthode soit un des chefs-d'œuvre de la langue française. Ils ont raison de s'inquiéter de cela : le fond et la forme sont inséparables, et l'on ne peut admirer l'un sans admirer l'autre en même temps.

La distinction du style et de la pensée finit par être malsaine ; on dirait presque corruptrice. Elle propage le préjugé de la littérature et habitue les jeunes gens à adorer des idoles. La littérature sans la pensée, qu'est-ce que cela ? Quelque chose de pareil à ces fausse bibliothèques que l'on arrangeait autrefois, par amour de la symétrie : des dos de livres en ronde-bosse sur un panneau de bois !

Renan nous conseille plus de sincérité. Il nous conseille aussi le doute, mais c'est pour mieux nous conduire à la sagesse. Il nous apprend à dissocier nos idées, pour avoir ensuite le courage ou de les abandonner tout entières, ou d'en garder les morceaux utiles. Il n'était pas de ceux qui, voyant un ver dans un fruit, le jettent pour en prendre un autre. Prudent et avisé, et sachant que les fruits intacts sont rares, en certains pays, il enlève la bête et son nid, mange le reste. Les idées et les fruits gâtés ont des parties délicieuses.