Stendhal (1783-1842) |
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1. « Les Livres », Mercure de France, janvier 1893 2. « Idées et Paysages : XIII. La philosophie de Stendhal [1902 ?] », Promenades philosophiques, 1905 3. « Stendhal et Larroumet », Épilogues (volume complémentaire), 1913 4. « Le style et l'art de Stendhal », Promenades littéraires, 5e série, 1913 5. « Le buste de Stendhal », Le Puits de la vérité, 1922 6. « La chasse au bonheur », Le Vase magique, 1923 7. « Le jeune Beyle », Le Vase magique, 1923 8. « Stendhal et Casanova », La Fin de l'art, 1925 R. de Bury (pseudonyme de Remy de Gourmont)°: 1. « Les journaux : Stendhal et l'Orange de Malte », Mercure de France, 16 mars 1908 Gonsolin (pseudonyme de Remy de Gourmont)°: 1. « Echos : Petites lettres », Mercure de France, 15 février 1906, p. 637-639 1. « Les Livres », Mercure de France, janvier 1893 Souvenirs d'Egotisme, par STENDHAL (HENRI BEYLE), Autobiographie et Lettres inédites, publiés par CASIMIR STRYIENSKI (Charpentier). Stendhal fut l'homme le moins divers. En tous ses romans, en toutes ses autobiographies, en toutes ses lettres, c'est par excellence, l'Egoïste, ou, si l'on veut, l'Egotiste (y a-t-il vraiment une nuance entre ces deux mots ?). Sa préoccupation est de tirer des êtres et des choses la plus grande somme de plaisir possible, et la Beauté n'est pour lui qu' « une promesse de bonheur ». Avec cela, timoré en actes et hardi en théories, brave mais craignant d'imaginaires ennemis, méprisant la littérature et ne vivant que pour écrire aimant les femmes et passant sa vie à les disséquer, positiviste et idéologue, romantique sans goût, mélomane par sensualisme, confondant dans une admiration purement nerveuse Michel-Ange et Canova, raillant Racine pour essayer de comprendre Shakespeare, citant Métastase et Dante, et tout cela en même temps, parti tel, arrivé tel. Pas divers mais compliqué et finalement sincère au milieu de toutes ses incohérences, Stendhal demeure intéressant, jamais attachant. La présente publication, faite avec beaucoup de soin est précédée d'une minutieuse introduction, minutieuse à la Stendhal, précise et un peu sèche. R G. 2. « Idées et Paysages : XIII. La philosophie de Stendhal », Promenades philosophiques, Mercure de France, 1905 XIII LA PHILOSOPHIE DE STENDHAL L'originalité philosophique d'une période, il faut la chercher presque aussi souvent chez un moraliste, un poète, un romancier, que chez les philosophes vrais, les hommes de culture philosophique et dont la philosophie fut le métier ou l'objet d'une méditation constante. Notre dix-septième siècle a Descartes, Malebranche ; mais voici Pascal, voici La Rochefoucauld. II y a toute une philosophie négative dans Pascal et toute une philosophie constructive dans La Rochefoucauld. Or, qu'était-ce que l'auteur des Maximes ? Un agitateur politique qui se reposait d'intrigues manquées près de quelques femmes d'esprit. Il est cependant le premier, après Hobbes et Bacon toutefois (mais les avait-il lus ?), qui ait osé voir que l'intelligence et la vertu, aussi bien que la force et la beauté, sont fonctions de la physiologie. Au dix-neuvième siècle, quelques esprits indépendants et originaux ont également construit, sans le savoir, une véritable philosophie. Ainsi Stendhal. Au moment où le romantisme chrétien commence à s'épanouir, des livres singuliers paraissent, qui sont en contradiction avec la direction générale des esprits. Chateaubriand y est méprisé et le christianisme. L'auteur avoue une philosophie purement matérialiste et réaliste. Pour lui le but de la vie, c'est la recherche du bonheur. Aux définitions éthérées de la beauté, ce reflet divin, etc., il oppose ceci : « une promesse de bonheur ». En rejoignant, les deux idées, on voit que, pour Stendhal, le but de la vie, c'est la recherche de l'amour. Cela peut paraître grossier ou léger ; c'était infiniment nouveau pour une société qui ne venait d'échapper aux horreurs du militarisme que pour tomber dans les rets de la piété et du sentimentalisme littéraire. Si Stendhal avait été pédant, il aurait pu construire, avec les deux toutes petites phrases que nous avons citées, une vaste philosophie, qu'il n'aurait tenu qu'à lui, par surcroît, de rendre panthéiste, pour lui faire une noblesse. Il serait parti de l'instinct de reproduction, cause de toutes les activités humaines. Chamfort avait entrevu cela. Schopenhauer le retrouva dans Chamfort et en fit le texte d'un des plus beaux chapitres de sa philosophie. Mais il y a autre chose encore dans Stendhal considéré comme philosophe. On le trouvera dans Taine. « Taine, dit M. Chuquet (2), a ramassé les idées de Stendhal qui traînaient à terre, et il leur a fait un sort. Mais il a eu la loyauté de reconnaître sa dette. Il assure que Stendhal a « importé dans l'histoire du cœur des procédés scientifiques », a « marqué les causes fondamentales » , nationalités, climats, tempéraments, a « traité les sentiments en naturaliste et en physicien » . Taine n'eût peut-être pas composé sa Philosophie de l'Art, s'il n'avait lu l'Histoire de la peinture en Italie. C'est sous l'influence de Stendhal qu'il explique et juge les tragédies de Racine... Le touriste dont Stendhal publia les Mémoires n'est-il pas l'ancêtre de Frédéric-Thomas Graindorge ? Enfin, dans son esquisse de la volonté, Taine tire des ouvrages de Stendhal, et notamment de la Chartreuse de Parme, un grand nombre de preuves ». Voici donc un philosophe avéré dont l'œuvre est d'un romancier et d'un fantaisiste. Taine avait lu le Rouge et le Noir soixante ou quatre-vingts fois. L'auteur était pour lui « le plus grand psychologue du siècle », expression que Sainte-Beuve lui reprocha amèrement. L'influence de Stendhal s'est étendue par Taine sur plusieurs écrivains contemporains, Bourget, Barrès. Elle a été considérable sur Nietzsche, qui avoue que la découverte de Stendhal a été parmi les hasards les plus heureux de son existence. « La théorie du sur-homme, la morale nietszchéenne, rien n'est vrai, tout est permis, n'est-ce pas, demande M. Bourdeau, du beylisme pur ? » Espérons, en finissant, que l'on n'écrira jamais un volume intitulé comme les présentes notes. La philosophie de Stendhal est plus facile à goûter qu'à déduire. Elle se résumerait peut-être en un mot, qui, malheureusement, n'a pas un sens très net : l'absence de préjugés. Il ne croit pas aux catégories selon lesquelles nous classons les actions humaines. Il appelle quelque part la chasteté « une vertu comique ». Il professe, avant le mot, un véritable déterminisme : « L'homme n'est pas libre de ne pas faire ce qui lui fait le plus de plaisir à chaque moment. » Le point de vue est étroit. Le mot plaisir est de trop. Mais l'idée est évidemment juste. C'est encore un mot d'une certaine profondeur philosophique que celui-ci : « Il faut se faire à soi-même sa propre morale. » Et vraiment, cette fois, c'est du Nietzsche tout pur. (1) J. Bourdeau, les Maîtres de la pensée contemporaine. (2) Stendhal-Beyle, par Arthur Chuquet (1902). 3. « Stendhal et Larroumet », Épilogues (volume complémentaire), Mercure de France, 1913 [1er octobre 1911] 440 Stendhal et Larroumet. « S'il rend une éternelle visite à Molière, il sera le bienvenu sous les colonnes. » Et M. Claretie ajoutait : « Mais il eût protesté... » C'est de Stendhal qu'il s'agit. Et ce n'est pas contre le patronage de Molière qu'il eût, comme le croit M. Claretie, protesté, c'est contre le voisinage de Larroumet. Stendhal n'a jamais répudié Molière. Il a protesté contre le culte excessif qu'on lui rendait dans les années qui précédèrent le romantisme. Il ne l'a pas nié, il l'a remis à sa place et en son temps, comme il l'a fait pour Racine. Mais eût-il été encore plus dur pour la dramaturgie classique, ce n'est pas une raison pour accoler son effigie à celle d'un valet de comédie comme Larroumet. On sait cependant pourquoi ce médaillon a été plaqué contre le mur de la Comédie-Française, quoiqu'il ne soit nullement explicite des souvenirs qu'il commémore. Il était fort bel homme, il avait la voix très chaude et très prenante, la phtisie et l'amour le dévorèrent... Stendhal a vraiment quelques autres mérites. Il ne fut pas beau, il fut sans éloquence, il aima l'amour plus qu'il ne le pratiqua, il écrivit une demi-douzaine de livres merveilleux. A mettre en latin. On en profiterait pour écrire sous Larroumet : Locutus est et futuit. 4. « Le style et l'art de Stendhal », Promenades littéraires, 5e série, Mercure de France, 1913 LE SYLE ET L'ART DE STENDHAL Les modestes prévisions de Stendhal sur l'avenir de sa gloire, à peine naissante quand il mourut en 1842, ont été bien dépassées. Non seulement il est lu, mais il est presque populaire. On lui prépare un monument au plus beau jardin de Paris, et dans le même moment paraîtront les deux premiers volumes de ses œuvres complètes (1). Le grand écrivain est toujours en train de devenir, même ou surtout après sa mort. On n'en a jamais fini avec lui, et sa destinée se poursuit à travers les générations. Voici où cela en est présentement : l'homme d'esprit que Mérimée croyait sauver de l'oubli en rédigeant après sa mort cette fameuse brochure anecdotique (2), à la vérité curieuse, un peu scandaleuse aussi, est maintenant tenu pour un des romanciers mémorables d'un siècle qui eut Flaubert après Balzac, pour un psychologue tel, disait déjà Taine, qu'il fut le plus grand des temps modernes et peut-être de tous les temps. Bien qu'au premier abord il semble n'écrire qu'assez mal, surtout pour ces hommes emplis de rhétorique qu'on appelle les lettrés, il n'en faut pas moins le considérer comme un des maîtres du style. Sa prétention de lire une page du Code civil avant de se mettre au travail n'est que le mot d'un homme qui place au-dessus de tout le naturel, la précision et la clarté et qui croit que le Code possède ces diverses qualités. Ce sont bien celles du style de Stendhal, et le Code est obscur et diffus. Chacune des subtiles phrases de Stendhal veut dire une chose très nette, quand il s'agit d'action, quand il s'agit d'un mouvement de l'intelligence, et ne prête au commentaire que s'il explique des sentiments, que s'il exprime l'état d'une sensibilité. « C'était comme un archet qui jouait sur mon cœur », dit-il d'un paysage qui l'a ému. « C'est pour moi comme de la musique de Mozart », dit Mme Derville du paysage de Vergy. Hors ces cas où sa sensibilité s'exalte, Stendhal écrit sans passion, avec un naturel relevé par une ironie légère et souriante, amusée, un peu comme Voltaire, qui fut, bien plus que le Code, son modèle. Le style, c'est ce que Balzac, en faisant de la Chartreuse un si magnifique éloge, lui reprochait le plus, et cela ne laisse pas d'être plaisant de la part d'un homme qui écrit bien plus mal que Stendhal parce qu'il y pense constamment, et que quand on pense à son style on écrit toujours mal. Balzac reconnaît d'ailleurs que chez lui « la pensée soutient la phrase », et il dit encore : « M. Beyle se sauve par le sentiment profond qui anime la pensée ». C'est très vrai, et alors de quelle importance serait-il de relever quelques tournures communes ou quelques incorrections ? Mettons que Stendhal ne procure pas à ses lecteurs le plaisir du beau langage que nous donne si abondamment Flaubert. Il a d'autres mérites, et d'abord, pour ne pas sortir du style, celui de n'avoir jamais versé dans le mauvais goût, et celui aussi, tout en défendant les idées romantiques, d'avoir su pratiquement se défendre contre leur extravagance. Le style de Stendhal ne mérite aucunement le reproche d'insuffisance. Il est parfaitement approprié au sujet et à la qualité de la pensée, que sa transparence cristalline dévoile à chaque instant. Il est bien des sortes de styles, tous excellents, il n'en est aucun qui surpasse celui qui est naturel, c'est-à-dire en parfaite concordance non seulement avec le tempérament de l'auteur, mais avec le sujet traité. Il faut éviter les disparates. Flaubert n'a pas écrit l'Éducation sentimentale ni Bouvard et Pécuchet avec l'ampleur poétique et romantique qui convenait à la Tentation de saint Antoine. Il fallait Stendhal, pour fixer la multiplicité des aventures psychologiques, un style un peu cassant, brisé à chaque instant par les incidents de la vie et de la pensée, et vraiment on ne voit pas bien le Rouge et le Noir se déroulant sur le ton musical de Notre-Dame de Paris. Il y a toujours eu en France, depuis qu'on s'y occupe tant de cette question, une sorte de style-type variable avec les époques, d'après lequel on juge tous les autres. Depuis le romantisme, renforcé par le naturalisme et le symbolisme, qui ont tant de rapports extérieurs, le style choyé, vénéré, celui qui vous met un homme sur le pavois, c'est le style à épithètes chatoyantes (3). Stendhal, assurément, ne l'a pas connu. Le sien n'a nul éclat. Il ne connaît que l'épithète psychologique, mais quand on l'a pratiqué un peu, on s'aperçoit que rien n'est plus difficile que de ramasser en un mot la signification d'un acte, d'une pensée, d'un état d'âme. C'est probablement ce qui a permis à Stendhal de raconter beaucoup d'extraordinaire sur un ton qui lui donne aussitôt la vraisemblance accordée aux actes les plus simples. Il n'y a qu'un grand naturel qui puisse faire admettre la scène de l'échelle par où Julien monte à l'appartement de Mathilde de La Mole. La moindre épithète chatoyante transformait aussitôt cet acte d'audace froide en scène d'opéra. Alors le lecteur sourit au lieu de trembler à chaque échelon que monte le jeune conquérant, et le clair de lune, devenant poétique, achève de noyer tout le tableau sous la lumière la plus ridicule. Grâce au style de Stendhal, qui décrit les mouvements de Julien comme il décrirait ceux d'un voleur ou d'un couvreur, on sent que l'homme qui monte fait une chose très difficile, mais en somme très simple, et on le suit des yeux en craignant seulement l'accident qui peut arrêter ces sortes d'entreprises. Le romantisme du moyen (dont Stendhal a même un peu abusé) disparaît grâce au naturel que lui confère une description purement technique et psychologique. Le Rouge et le Noir, qui est peut-être le roman le plus logiquement déduit qui existe, est pourtant un de ceux qui portent le plus solidement gravée l'empreinte romantique. Échelles, cachettes, cabane dans les bois, changements brusques de profession, protecteurs tout puissants, ennemis cachés dans l'ombre, femmes ingénues et femmes d'orgueil, prêtres ambitieux, hypocrites ou dévoués, tous les contrastes, tous les heurts et toutes les complicités, un adultère, une séduction, un meurtre : on trouve en ce roman tant d'éléments mauvais et même vulgaires qu'on a peine à comprendre comment il est résulté de leur mélange le livre le plus séduisant. L'auteur avait une connaissance variée de la vie dont sa pénétration d'esprit lui avait, peut-être plus que les confidences, révélé les secrets. Il avait séjourné en province, à Paris, en Allemagne, en Italie où la société était alors moins dissimulée. Mathilde de La Mole est bien un caractère aristocratique, tandis que Mme de Rênal est le caractère même de la Française amoureuse, quoiqu'elle se rapproche parfois de l'admirable Clélia Conti, de la Chartreuse de Parme. Quant à Julien Sorel, c'est Henri Beyle lui-même, dans le sens où Flaubert disait : « Madame Bovary, c'est moi. » C'est Beyle tel que la société l'aurait fait si sa jeunesse s'était trouvée reportée à l'époque de la Restauration, Beyle soumis à l'hypocrisie que la Congrégation toute-puissante eût imposée à un homme de son caractère. Il en frissonnait d'horreur. De là la haine contre la société qui fait le fond du caractère de Julien Sorel, bien plus que l'hypocrisie qui n'est chez lui qu'un moyen de défense. Voyez en effet sa joie quand il ose être lui-même, quand il se trouve dans un milieu où il peut penser tout haut. L'hypocrisie est une nécessité pour Julien Sorel évoluant dans un milieu clérical et aristocratique. Sans hypocrisie, Julien n'a pas de rôle dans une telle société : il est clerc d'huissier à Verrières, se fait mettre en prison pour imprudences de parole ou bien vend du bois comme Fouqué. Mais Julien est intelligent, donc il est ambitieux, donc il est hypocrite, puisqu'il vit sous la domination des prêtres qui détiennent le pouvoir. Beyle en connaissait bien l'étendue, lui qui avait tant de peine à vivre, n'ayant pas voulu se soumettre, et qui depuis la chute de l'Empire, après d'heureuses années d'Italie, se rongeait d'ennui à Paris. Incapable d'hypocrisie pour son compte, il comprit bien la force qu'y pouvait trouver un jeune homme ambitieux tel qu'il le concevait. Aussi bien, un Julien sans hypocrisie sous la Restauration est un personnage impossible, et Stendhal avait trop de logique dans l'esprit pour imaginer un tel personnage. Il faut que Stendhal, sans qu'il y paraisse, ait bien de l'art et bien de la délicatesse pour avoir, sur de telles données, construit un caractère auquel le lecteur ne cesse pas de s'intéresser un instant. C'est qu'avec toutes ses prétentions, ses subtiles réflexions, ses raisonnements à l'infini aux moments où peut-être on aimerait qu'il raisonnât moins, Julien Sorel ne cesse jamais d'être un jeune ingénu. Cela le sauve de l'odieux. Il est seul dans le monde, avec des conseillers suspects à son esprit soupçonneux, et il est obligé, par son caractère même, de créer les attitudes de sa vie, de les inventer à chaque incident ou aventure nouvelle. Au lieu que la plupart des jeunes gens, embarqués dans les conditions de Julien, subissent leurs milieux nouveaux avec une passivité étonnée, il est quelquefois étonné, mais jamais passif devant l'imprévu ; il se jette à l'action avec une gaucherie qui en double les dangers et une bravoure froide qui les domine. Sans l'éducation qui en ferait son égal, il se mesure avec Mathilde de La Mole et la dompte lentement, involontairement, par le seul spectacle d'une âme forte qui sait se dompter elle-même. L'orgueil a les mêmes effets dans Mlle de La Mole que le devoir dans Clélia Conti. Toutes les deux appuyées sur des sentiments puissants, mais sans charme, résistent un temps à leur passion, mais quand elles y cèdent, c'est d'une manière absolue, sans retour comme sans regret. Le caractère de Clélia est plus humain, ou plus féminin, et comparable aux seules héroïnes de Racine. Cette manière de se résister à soi-même ne se retrouvera plus guère dans les caractères romanesques, sinon à l'état d'esquisse, après Stendhal et après le Balzac du Lys dans la vallée. Seul Flaubert a été tenté par l'analyse d'une telle âme, mais il l'a maintenue dans les régions indistinctes du désir. Mme Arnoux, de l'Éducation sentimentale, est sans volonté, comme Frédéric est sans pénétration sentimentale, et leur long malentendu se traîne pitoyable au cours de toute une vie. Ce qu'il y a de beau dans les femmes de Stendhal, et surtout dans Clélia Conti, c'est la perpétuelle agitation de leur cœur, qui transparaît dans tous leurs actes. Ce sont des amoureuses de toutes les minutes de la vie, et que leur passion se réalise, qu'elle demeure un rêve obscur, comme chez la Sanseverina, cela ne change rien au caractère du sentiment qui est comme la substance de leur être. Il semble qu'étudier les personnages de Stendhal, ce soit étudier la vie même, et cela précisément parce que l'art n'apparaît nullement dans ses romans, encore qu'ils soient conçus avec la plus stricte méthode. Mais la méthode est personnelle. Sa connaissance n'est d'aucune utilité pour ceux qui écrivent et pour ceux qui lisent ; moins ils s'y arrêtent, mieux cela vaudra pour leur plaisir. Je dirai simplement qu'à mon avis la théorie de la méthode de Stendhal est tout entière dans son livre de l'Amour et que ses deux grands romans en sont l'application, c'est-à-dire l'art. Ses personnages agissent toujours comme ils doivent agir, selon les principes généraux de la psychologie de l'amour, tels qu'il les a déduits de ses observations et méditations. Mais ce qu'il y a d'original dans un livre sur l'amour est toujours écrit d'après des expériences personnelles et on en arrive nécessairement à conclure que l'analyse de l'art ou de la méthode de Stendhal ne serait autre chose que l'analyse de son génie. Or, un génie est ; il n'est pas analysable extérieurement et il n'est connaissable que par ses résultats. Quand on a lu trois ou quatre fois l'Amour, le Rouge et le Noir et la Chartreuse de Parme, on commence à comprendre la méthode et à sentir l'art de Stendhal, si on a, toutefois, des dispositions pour ce genre d'investigations. Au reste, il se peut très bien que l'on conteste plusieurs des principes de l'Amour, qu'on soit choqué par tels détails des romans. Cela prouvera que Stendhal, pas plus que les meilleurs, ne satisfait tout le monde, ou peut-être tout simplement qu'on ne le connaît pas encore assez. Car enfin, comme Balzac ou Flaubert en prose, comme en poésie Baudelaire ou Mallarmé, Stendhal est un test, une pierre de touche. Si on ne l'aime pas davantage à mesure qu'on l'a pratiqué davantage, il ne reste qu'à pleurer sur soi-même : on ne fait pas partie des Happy Few, on n'est pas du petit nombre des élus. (1) À la librairie Champion. (2) Intitulée H. B. Réimprimée à la suite de Stendhal : « Les plus belles pages », Mercure de France. Pour l'histoire de cette brochure et celle de tous les livres de Stendhal ou qui le concernent, voir l'excellente Histoire des œuvres de Stendhal, par Adolphe Paupe. (3) Exemple de style chatoyant : « Il l'enveloppait de toute son âme fervente, il la soulevait dans sa chair brûlante. Elle étincelait comme l'été sur la mer. Elle dit : « Je ne m'en irai pas. « Elle plongeait longuement en lui son regard bleu et il défaillait comme la forêt dans la brise nouvelle. Il songeait tumultueusement à des choses extraordinaires. » 5. « Le buste de Stendhal », Le Puits de la vérité, Albert Messein, 1922 LE BUSTE DE STENDHAL C'est une singulière idée de vouloir assigner au buste de Stendhal une des encoignures du Théâtre Français. Quoiqu'il ait écrit Racine et Shakespeare, aucun écrivain n'eut moins que lui le goût du théâtre. Rien qui en approche dans ses écrits les plus dramatiques. Ses romans sont les seuls qu'on n'ait jamais songé à découper en scènes, ni lui, ni les dramaturges les plus intrépides. C'est le génie le plus analytique qui soit et ses personnages n'agissent que pour avoir le plaisir de commenter leurs actions. Stendhal pourtant, à l'âge de toutes les ambitions les plus confuses, à vingt ans, quand il ne s'appelait encore que Henri Beyle, quand il était à demi provincial et nullement milanais, rêva d'écrire une comédie. Quoiqu'il nous en entretienne presque à chaque page de son Journal, il y pensa beaucoup plus qu'il n'y travailla et on n'en possède que des fragments qui ne font pas regretter le reste. M. Stryienski n'en a publié trois ou quatre pages qu'avec une piété résignée, tant ils sont mauvais et indignes du grand écrivain. A vrai dire, Beyle s'occupait surtout de trouver des titres à sa comédie et ne s'y intéressait peut-être que parce qu'il faisait la cour à une comédienne. La passion eut une fin, le projet dramatique fut oublié. Est-ce pour commémorer cela qu'on a choisi un tel emplacement ? Mieux vaudrait rien du tout. Le public commence à connaître Stendhal. Il ne faut pas lui fausser les idées, en lui donnant à croire que ce nom ait quelque chose de commun avec l'art dramatique. C'est celui d'un des cinq ou six grands romanciers français, pas autre chose. 6. « La Chasse au bonheur », Le Vase magique, Le Divan, 1923 LA CHASSE AU BONHEUR M. le président Lemercier n'est pas un magistrat fort stendhalien. Il a permis qu'une femme de lettres s'appropriât l'expression et l'idée stendhaliennes de « Chasse au bonheur » et il a défendu qu'un choix de pages caractéristiques de Stendhal fût publié sous ce titre. Mettons que ces mots appartiennent désormais à tout le monde ; que Stendhal les a inventés pour tous ceux qui peuvent les entendre. Soit, mais on ne comprend pas bien qu'il soit précisément exclu de la jouissance de sa propre découverte, et cela par un être le moins fait pour en tirer parti, c'est-à-dire par une femme. Est-ce que les femmes vont à la « chasse au bonheur » ? Elles l'attendent, blotties dans les fourrés du sentiment, risquant un œil inquiet par l'entrelacs des ronces et des branchages. Elles se risquent bien dans la clairière, mais c'est pour faire voir au chasseur où est leur gîte, et, dès qu'il les a vues, elles y disparaissent. Dans la « chasse au bonheur », la femme est le gibier, un gibier dont tout l'art est de se faire prendre sans avoir l'air de le faire exprès. Cet étrange gibier [53] peut écrire, il peut raconter ses impressions et ses ruses de perdrix, mais ses émotions ne sont pas de la même qualité que celles du chasseur. Je sais bien qu'elles veulent renverser les rôles, selon le grand principe que nul n'est content du métier qu'il exerce, mais elles n'ont encore brillé que dans celui de poule faisane, gélinote, perdrix, caille, bécasse et bécassine, gibier à poil aussi, tant qu'elles voudront tout ce qui tombe en syncope à l'odeur de la poudre. M. Alphonse Séché, qui « occupe » pour Stendhal, n'a pas désespéré : il y a peut-être des stendhaliens à la cour. C'est près d'eux qu'il en appelle. Ils frémiront à l'idée que l'on puisse priver Stendhal des mots mêmes en quoi se résume sa philosophie de la vie. [54] 7. « Le jeune Beyle », Le Vase magique, Le Divan, 1923 « Les paysages étaient comme un archet qui jouait sur mon âme. » Cette phrase de Stendhal suffirait à elle seule à réfuter l'opinion, qui a encore cours, de son insensibilité aux charmes de la nature extérieure. Je crois qu'elle se trouve répétée deux fois le long de ses œuvres, à moins que, l'ayant lue, on ne puisse plus l'oublier, on la retrouve partout. Je l'ai relue hier dans la Vie de Henri Brulard, réimprimée ou plutôt imprimée complètement pour la première fois. Ce fut une chose bien ardue que le déchiffrement de ce manuscrit, qui contient des passages et même des pages illisibles. M. Stryienski s'en était tiré par des coupures et vraiment ce n'est pas toujours un mauvais système, car Stendhal, écrivant très vite et quelquefois la nuit sans lumière, ne se relisant jamais, est souvent bien énigmatique, bien confus. N'importe, à ne le considérer que comme un amas de notes précipitées, presque irréfléchies, ce livre, qui n'en est pas un au sens littéraire du mot, demeure bien curieux. On y voit naître et grandir l'esprit du [69] jeune Henry Beyle dans la prison exécrée de la maison paternelle, prison enclose dans une autre prison, l'odieuse cité de Grenoble. Cela se passe au milieu de la Révolution, qui ne se fit presque pas sentir à Grenoble, qui ne guillotina que deux ou trois prêtres et ne confisqua aucune fortune. Stendhal ne dissimule aucune des précoces passions du jeune Henri Beyle. Il se vante cyniquement de sa haine instinctive des rois, des jésuites, haine qui ne le quitta jamais et qui s'était formée par esprit de contradiction au milieu de sa famille royaliste et dévote. Comptez sur les tendances de l'éducation pour former l'esprit de la jeunesse ! A dix ans, cet enfant d'une famille royaliste exulta en secret de la mort de Louis XVI. Instruit par des prêtres, il prit les prêtres en horreur. Le mot de prêtre devint pour lui synonyme de coquin. Chose curieuse, il était touché par les cérémonies religieuses et y resta sensible jusqu'à la fin. Il se plaisait dans Saint-Pierre de Rome. Mais est-ce aussi contradictoire qu'on le croirait tout d'abord ou plutôt cette contradiction n'est-elle pas très commune ? [70] 8. « Stendhal et Casanova », La Fin de l'art, Les Cahiers de Paris, 1925, pp. 66-67 STENDHAL ET CASANOVA C'est une question bien affligeante pour les casanovistes que celle qui resurgit dans les étroites colonnes de l'Intermédiaire. On la croyait non seulement élucidée, mais enfouie depuis longtemps au cimetière des vieux papiers. La voici dans toute sa naïveté : « Stendhal n'est-il pas l'auteur, ou du moins le reviseur des Mémoires de Casanova ? » II n'apparaît pas, dois-je dire, qu'on la prenne désormais au sérieux, mais c'est peut-être trop de la laisser revivre, même pour un instant. Elle avait été lancée jadis par le bibliophile Jacob, qui en souleva de plus ingénieuses. Même il ne posait pas la question, il affirmait, il disait : « J'ai la certitude morale que Stendhal, etc... » Et le malheureux donnait ses raisons. On les a relevées dans la préface de l'édition Garnier et vraiment elles lui font peu d'honneur. J'aimerais mieux que les intermédiaristes s'occupassent du vrai reviseur de ces Mémoires, qui fut, comme on le sait, un nommé Jean Laforgue, professeur de français à Dresde. On a dit beaucoup de mal de lui, qu'il a défiguré le texte de Casanova, qu'il l'a édulcoré, mais à le parcourir avec suite, on ne voit pas à quels endroits il en aurait faussé le ton, et quant à l'adoucissement, par ce qu'ils contiennent de verdeur et de choses très osées, on n'en aperçoit pas bien la trace. Casanova destine son livre au public, il n'y a sûrement rien mis de rebutant. D'ailleurs, ce n'était pas un esprit grossier. Il n'a jamais fréquenté les courtisanes ou s'en est aussitôt repenti. S'il avait beaucoup de vulgarité, il avait aussi une certaine délicatesse. C'était un voluptueux mais aussi un perpétuel amoureux et, assurément, il n'a pas conté ses bonnes fortunes dans un style érotique, plus propre à en diminuer la valeur qu'à les rendre plus précieuses à son souvenir. Jean Laforgue n'a été que le correcteur des italianismes qui abondent, paraît-il, dans l'original. Plutôt que d'accabler ce professeur de français, les casanovistes devraient vénérer sa mémoire. A consulter : Edith Silve, « Les lettres de Léautaud à Adolphe Paupe ou la critique d'un certain stendhalisme », Lettre et Critique, Actes du colloque de Brest, 24-26 avril 2001, textes rassemblés et présentés par Pierre-Jean Dufief, Publications du Centre d'étude des correspondances et journaux intimes des XIXe et XXe siècles, CNRS-UMR 6563, Université de Bretagne occidentale, pp. 239-264 Chronique stendhalienne, par M. Coffe, chez Coffe et Cie, Editeurs stendhaliens, Milan, 1907 |