Les Odeurs de Paris (1866) |
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Louis Veuillot, Le Odeurs de Paris, Crès, s. d. [...] J'ai fait un livre intitulé le Parfum de Rome. Il m'a donné l'idée de ces Odeurs de Paris. Rome et Paris sont les deux têtes du monde, l'une spirituelle, l'autre charnelle. Paris, la tête charnelle, pense que le monde n'a plus besoin de Rome, et que cette tête spirituelle, déjà supplantée, doit être abolie. Il y a sans doute des contradicteurs. Mais, quand une idée de telle nature possède la majorité, ou ce qui en tient lieu, tout ce que la contradiction peut dire n'est que risible. On jure bien aussi que ce n'est pas Paris, mais Florence qui propose d'abattre Rome. Florence n'est pas une tête, pas même un bras. Est-ce que c'est le bourreau qui tue ? Pendant que le parfum de Rome s'exhalait de mon âme embrasée d'admiration, de reconnaissance et d'amour, les odeurs de Paris me poursuivaient, me persécutaient, m'insultaient. Je voyais l'impudence de l'orgueil ignorant et triomphant, j'entendais le ricanement de la sottise, l'emportement plus stupide du blasphème, les odieux balbutiements de l'hypocrisie. Je méditais de mettre en présence la ville de l'esprit, qui va périr, et la ville de la chair, qui la tue. Les circonstances m'ont décidé. L'année 1866 est solennelle pour l'Europe ! Elle a déjà apporté ce que l'on n'attendait pas ; si elle apporté encore ce qui est annoncé, elle verra une chose inouïe dans les siècles chrétiens, inouïe dans la suite recommencée des siècles après le déluge. C'est en 1866, c'est tout à l'heure que, par l'abandon de Rome aux bêtes farouches de l'Italie, lupi rapaces, l'apostasie des nations catholiques, tacitement opérée, sera officiellement proclamée. Un regard sur la capitale de la civilisation charnelle ne saurait être inutile en pareil moment. Ce n'est qu'un regard. Je n'ai pas prétendu écrire un portrait de Rome, tâche au-dessus de mes forces ; j'entreprendrais bien moins de faire une description de Paris, besogne au-dessous de ma dignité. D'ailleurs Paris a ses peintres spéciaux en grand nombre et de grande audace, que j'aurai l'occasion de citer quelquefois. Ils en diront assez. Si je laisse un voile sur la plaie, on en sentira l'odeur acre ou fade, toujours morbide [...]. pp. 6-7 LIVRE IV BEAUX-ARTS ET BELLES-LETTRES I LA PEINTURE. L'EXPOSITION des nouveaux ouvrages de peinture et de sculpture s'appelait autrefois le Salon, mot qui indique le choix. C'était déjà un honneur d'être admis au Salon ; c'était un certificat d'étude et d'aptitude, l'équivalent du diplôme de bachelier. Le petit nombre des morceaux permettait de les étudier tous. Il y avait des écoles, des efforts, des luttes, des juges. Vainqueur au Salon, l'artiste était consacré ; il relevait d'une doctrine, il trouvait des contradicteurs et des disciples. Par le progrès démocratique, le Salon est devenu la rue, le marché, la foire, tout ce que l'on voudra excepté une école ou seulement un lieu décent. Les artistes emploient tous les moyens pour s'y faire remarquer; l'un des plus usités est de s'y montrer en tenue négligée, l'un des plus efficaces est de s'en faire exclure. Le public suppose très volontiers quelque mérite d'originalité ou de hardiesse dans l'artiste qui parvient à se faire refuser l'entrée du Salon. M. Courbet sut choisir son moment : profitant du bon vent de 1848, il fut des premiers qui s'installèrent au Salon en blouse, la pipe aux dents, et il fonda du coup sa célébrité, qu'il soutient depuis, tantôt par d'autres audaces inciviles, tantôt par des élégances bourgeoises. Quelqu'un, plus récemment, sut se faire fermer la porte, et voilà ce quelqu'un presque aussi retentissant que M. Courbet. M. Champfleury, apôtre du réalisme, personnage d'ailleurs innocent, a naïvement exposé cette théorie de l'Art. Le peintre, dit-il, doit avoir dans son atelier un pistolet chargé, et tirer de temps en temps par la fenêtre, pour attirer l'attention. C'est pourquoi M. Courbet montre un jour des curés de campagne entre deux vins, un autre jour des courtisanes entre deux airs. *** Entre tous les spectacles parisiens, la première vue de l'Exposition de chaque année est le plus capable de procurer à la fois et dans toute leur amertume toutes les sensations du mépris, du dégoût et de l'horreur. Impossible de trouver ailleurs réunies plus de formes saisissantes de la bassesse, de la sottise et de l'imbécillité, plus de témoignages des avilissements de l'esprit et du cœur. L'ignorance, l'insolence, l'impuissance, l'impiété brutale, la luxure, et surtout le proxénétisme se montrent partout; et pour achever d'accabler l'âme, ce ne sont pas toujours les ouvrages les plus difformes qui sont les plus vils. Dans cette cohue d'abjections, il y a des morceaux où se révèle une main douée et une intelligence capable de s'honorer par d'autres travaux. Il faut que le Tentateur soit venu, faisant sonner son or infâme, et qu'il ait dit au peintre : Tu sais ce qui me plaît ! [...] |