6 janvier [1892]. Gourmont subit deux grandes influences, celle de Villiers et celle des mystiques latins. Il est d'ailleurs incapable d'expliquer ce qu'il fait (Jules Renard, Journal)


Villiers de l'Isle-adampar Vallotton

1. « Quelques variantes d'Axël », La Revue indépendante, juillet 1890, p. 49-63

2. « Les livres », Mercure de France, mars 1891

3. « Souvenirs sur Villiers de l'Isle-Adam », Le Journal, 1894

4. « Villiers de l'Isle-Adam », Portraits du prochain siècle, Edmond Girard, 1894 & L'Arche du livre, 1970

5. « Villiers de l'Isle-Adam », Le Livre des masques, 1896

6. « Anaïs Fargueil », Épilogues, 1903

7. « Un carnet de notes sur Villiers de l'Isle-Adam... », L'Ermitage, 15 avril 1906, p. 223-238 & Promenades littéraires, 2e série, 1906

8. « Villiers de l'Isle-Adam », Promenades littéraires, 4e série, 1912

9. « Villiers de l'Isle-Adam », La France, 30 mai, 1914


2. « Les livres », Mercure de France, mars 1891

Villiers de l'Isle-Adam, par A.-S. (A. SYMONS), dans l' Illustrated London News, 24 janvier 1891.

Très bonnes études bien nourries de faits, de citations, de rapprochements. Après avoir esquissé la généalogie intellectuelle de Villiers, montré comment il procède de Hoffmann et de Poë, de Baudelaire et de Quincey, etc., l'auteur analyse les œuvres, en rappelant encore, çà et là, ce qu'elles doivent à telles et telles influences, y compris celles de la naissance et de l'éducation. Pour l'excellent critique hollandais, Villiers fut un romantique attardé, un romantique énigmatique et ironique dont la présence, la parole et les écrits, en un temps de naturalisme souvent très bas, furent une haute protestation. Et entendue : car Villiers reste et le naturalisme n'est plus ; il a disparu sans presque rien laisser, car l'observation exacte – dont M. Zola d'ailleurs, se moque parfaitement – date, semble-t-il, d'un peu, un peu plus loin. Lire de Tribulat Bonhomet le long des si calmes, si gris canaux de Leyde (où demeure M. Jan Ten Brink), une page d' Axël dans les sombres allées qui tournent autour du Burg, – et en revenant considérer les bizarres et presque assyriennes bêtes qui en gardent l'entrée désormais ouverte : dans cette ville de vieille culture française et classique, janséniste et protestante, – cela doit être bien spécial : et pour cela, sans doute, l'article est intéressant.

La brève notice de M. Symons est anecdotique : elle est surtout fine et spirituelle.

[texte reproduit dans le n° 1 de la Nouvelle Imprimerie Gourmontienne et communiqué par cette revue]


3. « Souvenirs sur Villiers de l'Isle-Adam », Le Journal, samedi 24 février, p.1


4. « Villiers de l'Isle-Adam », Portraits du prochain siècle, Edmond Girard, 1894 & L'Arche du livre, 1970


5. « Villiers de l'Isle-Adam », Le Livre des masques, Mercure de France, 1896

VILLIERS DE L'ISLE-ADAM

On s'est plu, témoignage maladroit d'une admiration pieusement troublée, à dire et même à baser sur ce dit une paradoxale étude : « Villiers de l'Isle-Adam ne fut ni de son pays, ni de son temps. » Cela paraît énorme, car enfin un homme supérieur, un grand écrivain est fatalement, par son génie même, une des synthèses de sa race et de son époque, le représentant d'une humanité momentanée ou fragmentaire, le cerveau et la bouche de toute une tribu et non un fugace monstre. Comme Chateaubriand, son frère de race et de gloire, Villiers fut l'homme du moment, d'un moment solennel ; tous deux, avec des vues et sous des apparences diverses, recréèrent pour un temps l'âme de l'élite : de l'un naquit le catholicisme romantique et ce respect des traditionnelles vieilles pierres ; et de l'autre, le rêve idéaliste et ce culte de l'antique beauté intérieure ; mais l'un fut encore l'orgueilleux aïeul de notre farouche individualisme ; et l'autre encore nous enseigna que la vie d'autour de nous est la seule glaise à manier. Villiers fut de son temps au point que tous ses chefs-d'œuvre sont des rêves solidement basés sur la science et sur la métaphysique modernes, comme l'Ève future, comme Tribulat Bonhomet, cette énorme, admirable et tragique bouffonnerie, où vinrent converger, pour en faire la création peut-être la plus originale du siècle, tous les dons du rêveur, de l'ironiste et du philosophe.

Ce point élucidé, on avouera que Villiers, être d'une effroyable complexité, se prête naturellement à des interprétations contradictoires ; il fut tout ; nouveau Gœthe, mais, si moins conscient, si moins parfait, plus acéré, plus tortueux, plus mystérieux, et plus humain, et plus familier. Il est toujours parmi nous et il est en nous, par son œuvre et par l'influence de son œuvre, que subissent et avec joie les meilleurs d'entre les écrivains et les artistes de l'heure actuelle : c'est qu'il a rouvert les portes de l'au-delà closes avec quel fracas, on s'en souvint, et par ces portes toute une génération s'est ruée vers l'infini. La hiérarchie ecclésiastique nombre parmi ses clercs, à côté des exorcistes, les portiers, ceux qui doivent ouvrir les portes du sanctuaire à toutes les bonnes volonté ; Villiers cumula pour nous ces deux fonctions : il fut l'exorciste du réel et le portier de l'idéal.

Complexe, mais on peut le voir un double esprit. Il y avait en lui deux écrivains essentiellement dissemblables : le romantique et l'ironiste. Le romantique naquit le premier et mourut le dernier : Elën et Morgane ; Akédysséril et Axël. Le Villiers ironiste, l'auteur des Contes cruels et de Tribulat Bonhomet est intermédiaire entre les deux phases romantiques ; l'Ève future représenterait comme un mélange de ces deux tendances si diverses, car ce livre d'une écrasante ironie est aussi un livre d'amour.

Villiers se réalisa donc à la fois par le rêve et par l'ironie, ironisant son rêve, quand la vie le dégoûtait même du rêve. Nul ne fut plus subjectif. Ses personnages sont créés avec des parcelles de son âme, élevées, ainsi que selon un mystère, à l'état d'âmes authentiques et totales. Si c'est un dialogue, il fera proférer à tel personnage des philosophies bien au-dessus de sa normale intelligence des choses. Dans Axël, l'abbesse parlera de l'enfer comme Villiers aurait pu parler de l'hégélianisme, dont vers la fin il enseignait les déceptions, après en avoir accepté, d'abord, les larges certitudes : « C'en est fait ! L'enfant éprouve déjà le ravissement et les enivrances de l'Enfer. » Il les éprouva : il aimait, en baudelairien, le blasphème, pour ses occultes effets, le risque immense d'un plaisir qui se prend aux dépens de Dieu même. Le sacrilège est en actes ; le blasphème en mots. Il croyait davantage aux mots qu'aux réalités, qui ne sont, d'ailleurs, que l'ombre tangible des mots, car il est bien évident, et par un très simple syllogisme, que, s'il n'y a pas de pensée en absence de verbe, il n'y a pas, non plus, de matière en absence de pensée. La puissance des mots, il l'admettait jusqu'à la superstition. Les seules corrections visibles du second au premier texte d'Axël, par exemple, consistent en l'adjonction de mots d'une spéciale désinence, tels que, afin d'évoquer un milieu ecclésiastique et conventuel : proditoire, prémonitoire, satisfactoire ; et : fruition, collaudation, etc. Ce même sens de mystiques pouvoirs de l'articulation syllabique l'incite vers des recherches de dénominations aussi étranges que : le Desservant de l'office des Morts, fonction d'église qui n'exista jamais, sinon au monastère de Sainte-Appollodora ; ou, l'Homme-qui-marche-sous-terre, nom que nul Indien ne porta hors des scènes du Nouveau-Monde.

Le réel, il l'a, en un très ancien brouillon de page afférant à l'Ève future, peut-être, ainsi défini :

« ... Maintenant je dis que le Réel a ses degrés d'être. Une chose est d'autant plus ou moins réelle pour nous qu'elle nous intéresse plus ou moins, puisqu'une chose qui ne nous intéresserait en rien serait pour nous comme si elle n'était pas, c'est-à-dire, beaucoup moins, quoique physique, qu'une chose irréelle qui nous intéresserait.

« Donc, le Réel, pour nous, est seulement ce qui nous touche, soit les sens, soit l'esprit ; et selon le degré d'intensité dont cet unique réel, que nous puissions apprécier et nommer tel, nous impressionne, nous classons dans notre esprit le degré d'être plus ou moins riche en contenu qu'il nous semble atteindre, et que, par conséquent, il est légitime de dire qu'il réalise.

« Le seul contrôle que nous ayons de la réalité, c'est l'idée. »

Encore :

« Et sur le sommet d'un pin éloigné, isolé au milieu d'une clairière lointaine, j'entendis le rossignol, unique voix de ce silence...

Les sites « poétiques » me laissent presque toujours assez froid, attendu que, pour tout homme sérieux le milieu le plus suggestif d'idées réellement « poétiques » n'est autre que quatre murs, une table et de la paix. Ceux-là qui ne portent pas en eux l'âme de tout ce que le monde peut leur montrer, auront beau le regarder : ils ne le reconnaîtront pas, toute chose n'étant belle que selon la pensée de celui qui la regarde et la réfléchit en lui-même. En « poésie » comme en religion, il faut la foi, et la foi n'a pas besoin de voir avec les yeux du corps pour contempler ce qu'elle reconnaît bien mieux en elle-même... »

De telles idées furent maintes fois, sous de multiples formes toujours nouvelles, toujours rares, exprimées par Villiers de l'Isle-Adam dans son œuvre. Sans aller jusqu'aux négations pures de Berkeley, qui ne sont pourtant que l'extrême logique de l'idéalisme subjectif, il recevait, dans sa conception de la vie, sur le même plan, l'Intérieur et l'Extérieur, l'Esprit et la Matière, avec une très visible tendance à donner au premier terme la domination sur le second. Jamais la notion de progrès ne fut pour lui autre chose qu'un thème à railleries, concurremment avec la niaiserie des positivistes humanitaires qui enseignent aux générations, mythologie à rebours, que le Paradis terrestre, superstition si on lui assigne le passé, devient, si on le place dans l'avenir, le seul légitime espoir.

Au contraire, il fait dire à un protagoniste (sans doute Edison), dans un court fragment d'un ancien manuscrit de l'Ève future :

« Nous en sommes à l'âge mûr de l'Humanité, voilà tout. A bientôt la sénilité de cet étrange polype, sa décrépitude, et, l'évolution accomplie, son retour mortel au mystérieux laboratoire où tous les Apparaîtres s'élaborent éternellement grâce à... quelque indiscutable Nécessité ... »

Et en ce dernier mot Villiers raille jusqu'à sa croyance en Dieu. Était-il chrétien ? Il le devint à la fin de sa vie : ainsi il connut toutes les formes de l'ivresse intellectuelle. (Le Livre des Masques, Mercure de France, 1896)


6. « Anaïs Fargueil », Épilogues, Mercure de France, 1903

Villiers de l'Isle-Adam par Vibert

Novembre [1897]

84

Anaïs Fargueil. Il sera peut-être bon, à propos de la mort de cette tragédienne, de rappeler aux nécrophores le seul épisode important d'une vie vouée, pour le reste, à incarner de déplorables, quoique fructueuses héroïnes. On a cité toutes les pièces ou successivement elle prostitua son talent et sa beauté, et rien n'est plus sinistre que ce résumé des gestes inutiles où se dévora toute une existence ; voici la Marquise, Alexandre chez Apelle, les Filles de Marbre, la Vie en rose, le Mariage d'Olympe, Lucie Didier, Rédemption, les Diables noirs, les Femmes fortes, Maisons neuves, les Brebis de Panurge, Miss Multon, les Pattes de mouche, Patrie, l'Arlésienne, l'Oncle Sam, Rose Michel, la Comtesse de Lérins, Madame de Maintenon. Là elle se retira dans l'oubli, pauvre et pas fière, sinon d'avoir imposé, pendant six soirées, au public du Vaudeville, la Révolte de Villiers de l'Isle-Adam. Les chroniqueurs qui se sont souvenus de Rose Michel, drame célèbre de M. Blum, ont négligé la Révolte : mais, à leur point de vue, ce dédain est juste et sage, car on sait qu'ils distinguent sévèrement deux genres de théâtre : le théâtre lucratif et l'autre. Il faut en convenir, la Révolte fut de l'autre genre ; son insuccès avait même été si brutal et si évident que Villiers, après les invectives de la préface, s'était dégoûté de son oeuvre et qu'il affectait de la mépriser. Il se trompait ; c'est un beau morceau d'ironie froide et dure, comme le bloc de cristal auquel se compare Elisabeth :

« Pourtant je vous laisse, en souvenir de moi, ce bloc de cristal. L'ombre de ces cahiers ne peut même pas le ternir... toute lumière, même celle de ce flambeau, se reflète dans ses profondeurs, avec mille feux merveilleux ! Réfléchir toute lumière, c'est sa vie. Les angles en sont durs et tranchants ; il est poli, transparent et sincère ; il est glacé. S'il vous arrive de songer à moi, regardez-le, monsieur. »

Alexandre Dumas fils s'était porté garant de ce drame, qu'il admirait et dont il enviait et l'idée hautaine et le style miraculeusement net. Ce fut vain : stylé par les éternels Wolff, Sarcey, Tarbé, Fournier, Siraudin, le public hurla et la pièce tomba « malgré, dit Villiers, toute cette jeunesse enthousiaste qui applaudissait et qui avait le courage de sa pensée, comme, devant toute la « Bêtise au front de taureau », j'avais le courage de la mienne », malgré les protestations publiques de quelques-uns qui se nommaient pour l'éternité : Richard Wagner, Théodore de Banville, Théophile Gautier, Leconte de Lisle.

N'est-ce point là une curieuse page d'histoire littéraire ? Supposons, l'oeuvre perdue et que nous sachions seulement quels étaient les gens qui se battaient pour elle et les gens qui se battaient contre elle ; notre jugement n'en serait pas moins sûr, aujourd'hui comme dans un millier d'années ; nous n'aurions à choisir, tout bonnement, qu'entre les deux phalanges et entre les chefs des deux phalanges, entre Richard Wagner et Francisque Sarcey, entre Leconte de Lisle et Albert Wolff. Quelle drôlerie et quelle ironie ! La singulière bataille qui arme Lohengrin contre un porc-épic et Agamemnon comme une grenouille !

Déjà, en ces temps, on cherchait à ridiculiser du nom de « Jeunes » les écrivains qui déplaisaient aux chroniqueurs séniles de naissance dont le public savoure avec jubilation la bave et le rire. Villiers leur répondait : « Il n'y a plus, ici, désormais, ni jeunes ni vieux. Il y a d'impassibles intelligences éprises seulement de libre lumière, de progrès et de beauté ! Celles-là se sentent vigoureuses et créatrices. Elles ne s'irritent même pas contre l'Injustice et la Sottise. Elles plaignent, tout au plus. Elles sont sûres de ce qu'elles conçoivent, et cela leur suffit. Quant aux idées ennemies qu'elles éveillent dans les cerveaux environnants, il n'y a pas lieu de s'étonner de ce qu'un coup de vent fasse lever de la poussière ; voilà tout. »

Villiers avait alors trente ans passés ; il venait de publier dans la Revue des Lettres et des Arts l'histoire de Claire Lenoir, devenue plus tard Tribulat Bonhomet ; il était profondément hégélien et un peu parnassien : cela se lit dans les lignes citées plus haut. La fin de sa préface témoigne d'un espoir dans l'évolution de l'esprit humain qui, hélas ! ne s'est pas réalisé :

« Oui, la Foule, juge tardif, mais seul juge, car on ne doit écrire que pour le monde entier s'apercevra brusquement du but que poursuivent les deux ou trois incapables qui la bafouent, la méprisent et la trompent ! Ils vous disent sûrs de l'avoir suffisamment hébétée : « Le public ne vous comprendra pas !... » Et ils se frottent les mains. Mais, réveillée de leurs soi-disant « jugements », la Foule haussera bientôt ses vastes épaules, et il leur deviendra plus difficile, alors, de paralyser matériellement toute tentative généreuse et haute de ceux-là seuls qui, de tout temps, furent les créateurs de l'Art et non ses valets.

Ainsi justice sera faite. Et nous avons le temps d'attendre !...

D'ailleurs, que nous importe même la justice !...

Celui qui, en naissant, ne porte pas dans sa poitrine sa propre gloire, ne connaîtra jamais la signification réelle de ce mot. »

Que Fargueil donc soit bénie outre-tombe pour nous avoir fait relire ces belles pages et toute cette Révolte admirable et impérissable. On a conté qu'avant la première, elle disait à ceux qui l'interrogeaient :

« Ce n'est pas la Révolte, c'est la Révolution ! »

Elle croyait qu'une révolution littéraire allait sortir de cette soirée ; elle croyait jouer doña Sol : elle ne s'est pas tout à fait trompée.

D'ailleurs, et redisons-le sept fois par jour, avec un grand dédain et le pur scepticisme de ceux qui s'aperçoivent que le serpent vraiment se mord la queue avec une certitude déconcertante :

Que nous importe même la justice ! (Épilogues. Réflexions sur la vie. 1895-1898, Mercure de France, 1903)


7. « Un carnet de notes sur Villiers de l'Isle-Adam... », L'Ermitage, 15 avril 1906, p. 223-238 & Promenades littéraires, 2e série, Mercure de France, 1906. Voir aussi : R. de Bury, « Les journaux : Stratagème », Mercure de France, 1er juin 1906, p. 443-444.

UN CARNET DE NOTES SUR VILLIERS DE L'ISLE-ADAM

Peut-être que, vers 1889, nous nous faisions du génie de Villiers une idée exagérée. Mais c'était notre manière inconsciente de protester contre les idoles littéraires du jour. Le ton d'adoration que l'on prenait alors dans la presse pour parler d'un Dumas, d'un Daudet, excitait assez justement, je pense, notre esprit de contradiction. Le bon sens, cependant, le goût et la mesure étaient relativement de notre côté. Transformons notre enthousiasme en jugement, et nous n'aurons rien à renier d'une admiration qui s'appuie sur Tribulat Bonhomet, sur les Contes cruels.

Il est possible que l'on écrive un jour une histoire de la littérature française au XIXe siècle moins naïvement partiale que celle de M. Faguet, moins courtisane du succès, moins erronée aussi, et qu'on y dise de Villiers exactement ce que M. Faguet dit de feu M. Cherbuliez : « C'était un écrivain extrêmement original. » M. Faguet, qui loue de son mieux toute la famille Daudet, ignore jusqu'à l'existence de Villiers de l'Isle-Adam. Il ignore non moins Barbey d'Aurevilly et Stéphane Mallarmé, cependant que ses complaisances n'omettent ni Eugène Manuel, ni Armand Silvestre, ni tous les Broglie, tous les Thureau-Dangin et tous les Sarcey.

Ces notes ne seront pas utiles à ce futur historien ni même à M. Faguet, s'il regrettait un jour sa légèreté ou sa complaisance. Elles ne veulent instruire personne. Ce sont des souvenirs, des propos, des faits menus et peut-être curieux seulement pour celui qui les a recueillis.

L'idéalisme de Villiers était un véritable idéalisme verbal, c'est-à-dire qu'il croyait vraiment à la puissance évocatrice des mots, à leur vertu magique : « Tout verbe, dit Axël, dans le cercle de son action, crée ce qu'il exprime. » C'est d'après ce principe qu'il m'expliqua un jour le mystère, pour lui très clair, de la transsubstantiation. Il prenait à la lettre la formule, de saint Thomas d'Aquin, je crois : Verba efficiunt quod significant. Cela lui permit de vivre, non pas heureux, mais fier, parmi les magnificences de ses rêves et les cruautés de son ironie.

Villiers s'était entendu avec Bailly pour publier à la Librairie de l'Art indépendant un recueil de pages qu'il appelait Chez les passants. Or, ce Bailly, homme fort ésotérique et qui avait grand plaisir à éditer des livres « d'art indépendant » aux frais des auteurs, désirait encore faire des affaires. Pour cela, il avait ouvert une succursale sous le nom de « Comptoir d'édition » et les livres qui se publiaient là ne prétendaient certes pas à l'art, ni à l'indépendance, ni à l'ésotérisme.

Villiers, trouvant à cette expression, « Comptoir d'édition », je ne sais quelle beauté ironique à force de franchise mercantile, exigea pour son livre cette marque. Il escomptait de ce comptoir d'immenses bénéfices.

Un jour Rosita Mauri, la danseuse, alors dans tout son éclat, entre comme la foudre dans l'entresol du Gil-Blas, boulevard des Italiens, au coin de la place de l'Opéra, et, brandissant un numéro du journal :

« Comment osez-vous imprimer toutes ces ordures, et elle lisait des titres et des noms, pendant que vous avez là Villiers, pendant que vous avez là un homme de génie, et qui attend ? »

J'allai avec lui au Gil-Blas. Nous voulions offrir à Guérin, le Guérin-Ginisty de la Fange (comme on se juge !) un roman que je venais de finir. Villiers recommande le manuscrit du ton le plus équivoque, assurant que c'était mondain, sensuel, pervers, plein de soupers, de fêtes et de courtisanes, ce qui était bien loin de la vérité. Il affectait d'ailleurs devant ces hommes la plus singulière attitude, les accablant de saluts, de compliments, se glissant, en humble collaborateur, heureux d'évoluer parmi tant de maîtres. C'était sa manière de mépriser.

A l'Echo de Paris, quand j'apportai sa nouvelle posthume, les Filles de Milton, il fallut lutter pour le prix. J'obtins enfin la somme qu'il eût touchée de son vivant, trois cents francs. On payait, en ce temps-là, dans les journaux.

Son esprit, comme celui de presque tous les hommes d'esprit, était du bas de l'escalier. Alors, il levait le doigt et disait le mot trouvé trop tard. M. M ... , quoique plus jeune que lui, l'effrayait beaucoup et il ne trouvait jamais rien de très piquant à lui répondre. Il admirait profondément en lui cet art de gagner l'argent, de jouer avec la vie, cette maîtrise dans les affaires, et il me conta avec bonheur l'histoire de la fondation de l'E... de P..., M. M... allongeant le bras vers les billets de banque étalés, en distrayant quelques-uns et disant ce seul mot :

Dix pour cent, n'est-ce pas ?

Un soir nous étions assis à la terrasse d'un café, près du passage des Princes. M. M... vint à passer. Dans sa hâte à l'aller saluer, Villiers renversa, et brisa deux ou trois verres. En revenant, il me dit :

Voilà un homme étonnant. Il est capable de tout !

Parfois, quand il méprisait beaucoup un écrivain, un poète à la mode, si son nom venait à être cité, il feignait l'enthousiasme, se lançait dans un fougueux éloge, puis, ayant bien joui des mines consternées de son auditoire, il éclatait de rire. Il me joua cette comédie, un soir, à moi tout seul, à propos d'un poète, déjà ou alors presque célèbre, et qu'il n'est pas temps de nommer. J'avoue que je fus dupe un instant, mon jugement sur ce poète n'étant pas encore fixé. On pouvait s'y méprendre. Il a conservé des admirateurs.

Dans Isis, il avait voulu faire le portrait idéal de la mère de Napoléon Ier, Letizia Bonaparte.

Il était violemment romantique. Il disait :

« Il y a les romantiques et les imbéciles. »

Villiers s'était converti, en pensée seulement, dans les dernières années de sa vie. Depuis ce moment, lui qui avait lu beaucoup de philosophie allemande, quand il apercevait un gros in-octavo de chez Alcan, il haussait les épaules, en disant :

« Le catéchisme coûte deux sous ! Le catéchisme coûte deux sous ! »

Et cette idée semblait l'amuser extrêmement.

On a dit, et c'est absurde : « Il ne fut ni de son pays, ni de son temps. » C'est tout le contraire, et il me semble un type représentatif et de sa race et de son siècle. Quel abîme y a-t-il donc entre Candide et les Demoiselles de Bienfilâtre ? N'a-t-il pas, tout comme Jules Verne, utilisé pour des fins romanesques la science du moment ? A quelle autre époque aurait-il pu écrire l'Ève future ou la Machine à gloire ?

Il me disait :

« Vous souvenez-vous de ce mot de la Princesse de Clèves : « Il nous parut un stratagème » ? Eh bien, cette princesse se sert innocemment du procédé de Mallarmé : Stratagème, au lieu de : Celui qui use d'un stratagème. »

Je n'ai pu retrouver le passage, ce qui est commun, quand on relit un livre exprès.

Un étranger lui demandait :

Vous qui avez connu Wagner intimement, était-il agréable en conversation ?

L'Etna est-il agréable en conversation ? répondit Villiers.

Il racontait avec joie cette anecdote :

« Gustave Flaubert mourut pauvre, ayant donné presque toute sa fortune à son frère, qui avait fait de tristes affaires. Or, un jour, ce frère lui dit, le voyant fumer quelque cigare un peu moins vulgaire :

- « Mâtin, tu te paies de beaux cigares ! »

Il avait horreur de Renan, qu'il était allé entendre au Collège de France, et qu'il parodiait sataniquement.

Sa foi, très sincère, des dernières années ne l'empêchait nullement d'imaginer, en paroles, les plus beaux blasphèmes. Nous parlions un soir (son ami M. Merc... était là, et M. de L...) d'une sorte de maison de suicides que l'on pourrait établir, avec tous les moyens les plus variés de mourir offerts aux désespérés. Nous en dressions le catalogue. À bout de trouvailles, Villiers indiqua la crucifixion « pour ceux qui, fatigués d'être hommes, voudraient devenir dieux » !

Mais, ajoutait-il, cela coûterait très cher, plusieurs fortunes, et trouverait-on, parmi les riches, de tels hommes ?

Je dînai chez lui, rue de Douai, avec M. de L...

Après dîner il voulut nous verser sur les doigts des gouttes d'essence de violettes. Il disait, et cela nous faisait bien sourire :

« C'est l'usage de la maison. »

Il était surpris que M. B... eût écrit dans un de ses romans une assez curieuse et poignante scène d'amour. Il la retrouva dans Dostoiewsky et fut rassuré. Il disait du même B... « Il déshonore la Pauvreté. »

18 août 89. Aux frères Saint-Jean-de-Dieu. Une petite chambre très propre avec une grande fenêtre ouvrant sur un jardin éclatant de fleurs rouges. Villiers est là, couché. Dans un corps d'une maigreur effroyable, les yeux seuls vivent faiblement. D'une voix presque basse, il me dit quelques mots, et j'ai un remords de le laisser parler, tant le souffle lui est pénible. On dirait qu'il n'a plus de dents.

Il veut guérir, mais il sait que demain sera peut-être son dernier jour. Sur un signe, je me penche vers lui, et il me dit (comme je venais de lui parler du Meilleur Amour paru quelques jours avant dans le Figaro) :

« Un petit secret littéraire... je n'avais pas écrit l'air élu, mais l'air d'un élu... C'est bien différent... L'air élu, c'est niais... L'air d'un élu ! »

Et il répète

« L'air d'un élu... »

Le geste de son bras et de sa main décharnée est encore significatif. Il ajoute:

« Puis, il n'y avait pas sa chère Yvanic, mais sa chère et sainte femme... Ces deux corrections sottes sont de Marcade... C'est avec ces petits changements qu'on gâte des pages... »

Pendant sa dernière maladie, M. G... Roden..., qui avait un article sur lui, l'article, à passer au Figaro, venait deux fois par jour demander s'il était toujours en vie.

Il lisait peu, dans les derniers temps n'ayant d'ailleurs chez lui presque pas de livres, mais il profitait de tout hasard, de toute conversation, s'appropriant toute réflexion heureuse et la pliant à l'esprit de l'œuvre qu'il avait en train.

M. Mendès, un jour, le rencontre et lui cite, le disant de Pascal, ce mot : « Telle est la vanité, l'infirmité de la raison de l'homme, qu'il ne saurait concevoir un Dieu auquel il voulût ressembler. » Villiers plaça la citation hypothétique dans la bouche de l'Archidiacre, s'adressant à Sara, acte premier d'Axël scène cinquième, avec ce commentaire: « Redis-toi, pour ton salut, cette grande parole d'un philosophe chrétien : « ......... » Aie donc charité pour ta raison d'un jour (1). »

Entre temps, Mendès lui avoua qu'il s'était joué, que le mot, bien loin de Pascal, était de lui-même. Alors Villiers, dans la version définitive d'Axël (2) , arrangea ainsi le morceau : « Redis-toi, pour ton salut, cet aveu trouble d'un rhéteur païen : « ................ » Sache donc refréner l'orgueil de ta raison dérisoire. » Suivent dix-sept lignes ajoutées à la première version, et suggérées par la nouvelle attribution de cette citation douteuse.

Villiers prétendait, cependant, lire assidûment, Pascal.

Je connus Villiers à la Bibliothèque Nationale, où j'étais alors attaché au service public. Il y venait peu, car il lisait en son imagination plutôt que dans les livres ; mais, à moment-là, il désirait quelques notions précises sur la vie de Milton, pour ses Filles de Milton, qu'il ne devait esquisser que plus tard et qu'il me fut donné de publier après sa mort. Assez nerveux, il attendait les livres requis et personne ne compatissait à son impatience, car son nom ne donnait aux bibliothécaires que la vague impression de syllabes historiques. Je pus venir à son secours, mais trop tard ; les livres entrevus, il les fit conserver pour le lendemain : il ne revint qu'après trois mois.

Cette anecdote est peut-être caractéristique, au moins de sa manière de travailler. Il portait en sa tête des quantités infinies de projets ; il récitait des livres entiers dont pas une ligne n'était écrite et ces récitations étaient toujours diverses, et il passait d'un projet à l'autre avec une merveilleuse spontanéité. L'Eve future demeura des années sur le chantier : il en existe des fragments manuscrits dont on peut espacer la composition sur dix ou douze ans ; ce n'était qu'à force de réciter des bribes d'une oeuvre, d'en noter des phrases, de courts chapitres, qu'il arrivait à voir clair, et encore, pour certaines oeuvres, comme Axël, il demeura jusqu'au dernier moment, jusque sur son lit de mort, dans le doute, dans la douloureuse genèse d'un dénouement nouveau qui devait en modifier la signification.

Malgré une vie troublée, et souvent jusqu'à l'angoisse, il travaillait courageusement, mais sa pensée l'emportait ; au lieu d'écrire le drame, il regardait se mouvoir les personnages et quand il revenait à lui, les scènes vues s'en allaient. C'est pourquoi il aimait à penser tout haut ; dites à mesure qu'il les voyait, les choses prenaient une extériorisation plus sensible et plus durable. Au reste, I'auditoire lui importait peu, pourvu qu'il eût un auditoire ; en cela, il était pareil au poète visionnaire Coleridge qui, pendant vingt ans, conférencia tous les soirs devant des amis, devant des inconnus et toujours avec une magnifique abondance et une stupéfiante profusion d'idées.

M. Ribot classe Coleridge parmi les malades de la volonté, parmi ceux que trouble l'abondance de leurs propres idées, qui n'osent ou ne savent faire un choix dans cette foule toujours grossissante, et qui réalisent peu en comparaison de ce qu'ils ont pensé. Ce sont de singuliers et bien précieux malades ! Mais, malade, lui aussi, comme Coleridge, Villiers réalisa des oeuvres, sinon toute son oeuvre rêvée, et, après tout, ce qu'il a écrit suffit, à nous consoler de ce qu'il n'eut pas le temps d'écrire. Seul, d'ailleurs, un méthodique crétin pourrait se vanter, vers sa centième année, d'avoir réalisé tous ses projets ; un être vraiment fécond ne réalise jamais que la millième partie de son rêve. Il voit la pyramide à construire et il dresse à peine quelques pierres les unes sur les autres !

Il y a cinq ans, en Finlande, se préparant à ce que les pays du Nord appellent le doctorat en philosophie, et nous le doctorat ès-lettres, M. de Kraemer a pris pour sujet de thèse Villiers de l'Isle-Adam (3). Et cette thèse est un livre d'une valeur documentaire d'autant plus précieuse qu'il est le seul. C'est là qu'il faut chercher les dates exactes de la vie et des oeuvres de Villiers. Malheureusement, il est écrit en suédois ; en attendant que l'auteur nous donne l'édition française qu'il prépare, il faut essayer de tirer parti de ce texte qui sera généralement trouvé mystérieux.

Villiers a déjà eu un biographe, M. du Pontavice de Heussey, mais son livre est si plein d'erreurs et d'incohérences que M. de Kraemer n'a pu s'en servir qu'avec beaucoup de défiance et après avoir confronté son récit avec d'autres écrits moins suspects. Il a eu recours aussi, et c'était indispensable, aux souvenirs des amis de la jeunesse de Villiers. L'un d'eux, qui lui demeura fidèle jusqu'après la mort, M. Charles Marras, a fourni sur Villiers plusieurs détails très curieux et inconnus. Ainsi Villiers aurait écrit un drame en cinq actes qui s'est perdu, les Prétendants. Il était même entré, pour le lui faire jouer, en pourparlers avec un M. d'Herssent, comme en témoigne un traité daté du 1er août 1876. C'est l'année suivante qu'il intenta un procès aux auteurs de Perrinet Leclerc, Anicet Bourgeois et Locroy, à Tresse, l'éditeur de la chose, et aux directeurs du Châtelet, Ritt et Larochelle (4). Anicet figure là pour mémoire. Il était mort depuis cinq ou six ans ; et son drame aussi, d'ailleurs ! Singulier procès ! Perrinet Leclerc date de 1832. La pièce est dédiée à Mlle Georges, laquelle, éminemment dodue, représentait la plus majestueuse des reines Ysabeau.

Les grandes dates de la vie intellectuelle de Villiers sont, passés les débuts :
1862 : Isis.
1865 : Elën
1866 : Morgane.
1867 : Claire Lenoir (devenu Tribulat Bonhomet) et l'Intersigne.
1870 : la Révolte.
De là à 1880, c'est le désarroi, on ne sait quelle mort. En dix ans, il donne dix contes et une récension du Candidat de Flaubert. Pendant les années 1871-72-73, c'est le silence absolu.
1880 : le Nouveau Monde.
1883 : les Contes cruels, dont beaucoup étaient inédits et certainement récents.
1886 : Akédysséril, cinq autres contes, et Axël.
1886 : l'Eve future, dont il faut reporter, pour le commencement tout au moins, la composition à l'année précédente, l'Evasion, plusieurs contes recueillis dans l'Amour suprême.
1887 : Quinze contes qui font partie des Histoires insolites, parues la même année, et de Tribulat Bonhomet, achevé sous la même date.
1888 : les contes qui forment les Nouveaux Contes cruels.
1889 : Deux contes et la mise au point d'Axël, qui paraissait l'année suivante.

On voit donc que la période de grande fécondité de Villiers s'étend, tout à fait à la fin de sa vie, de 1880 à 1889 ; et l'on se prend à penser qu'il y a là un rapport certain entre la production de l'écrivain et les moyens qu'il a de se produire. Cependant il serait possible que Villiers appartînt à la catégorie des esprits tardifs, et que la partie organisatrice de son génie ne se fût développée qu'à partir de l'âge de quarante ou quarante-deux ans. Il y a de sérieux motifs pour croire que la première conclusion est la meilleure. Celui qui, à vingt-neuf ans, a écrit Claire Lenoir, n'était ni un tardif, ni un précoce ; plus tardif que Goethe, il est plus précoce que Flaubert ; il est donc dans la moyenne et, quoiqu'il s'agisse d'exception, dans la normale. Après cette admirable histoire, qui, naturellement, passa inaperçue, si les circonstances avaient été favorables, Villiers ne se serait pas arrêté. Mais l'époque était terrible. C'était l'horreur noire du Second Empire (1867), ténèbres qui, aggravées par la guerre, régnèrent encore longtemps après 1870. Jamais peut-être, si ce n'est pendant l'époque révolutionnaire, l'art n'avait été si méprisé en France. Tout ce qui n'était pas boulevardier paraissait insensé. L'esprit de ce moment eut son exaltation dans Froufrou ! La Révolte parut bien peu de chose à côté de cette bagatelle. Cependant Dumas, qui avait du sens, protégea la Révolte ; cette justice lui est due, qu 'il fut alors le seul boulevardier à ne point méjuger une pièce que l'on devait, trente ans plus tard, malgré sa concision, comparer à Maison de Poupée, dont elle est d'ailleurs le prototype.

Villiers semble avoir eu cette méthode de travail : inscrire, en phrases cursives, une idée ; reprendre les pages écrites et les transcrire jusqu'à ce que la forme, enfin, se dégageât. Mais souvent, il commence de copier un brouillon à main posée, et, arrivé à la vingtième ligne, l'imagination l'emporte vers une conception différente, au moins par les détails, des deux ou trois premières rédactions, lesquelles, déjà, sont assez dissemblables. Ce n'était évidemment qu'après avoir longtemps parlé un conte, par exemple, après l'avoir analysé, par de l'écriture, en toutes ses significations possibles, qu'il arrivait à s'en faire, pour lui-même, une idée claire. Les images et les symboles montaient, tels qu'une tumultueuse armée, à l'assaut de sa cervelle et dans l'effervescence de la mêlée, les assaillants suivis d'éternels renforts, se massacraient les uns les autres.

De plus riche organisation cérébrale, il n'y en eut guère. A quelque moment du jour ou de la nuit que l'on surprît Villiers, fût-il réveillé après deux ou trois brèves heures de sommeil, « le punch, instantanément, flambait » (ce mot caractéristique est de Huysmans), et de quelle flamme ! son œuvre n'en donne qu'un reflet. Que de nouvelles n'a-t-il pas racontées qu'il n'a jamais, qu'il n'aurait jamais écrites ! Ainsi, ce Vieux de la Montagne, dont il entretint si souvent ses amis.

De ce livret légendaire, souvent annoncé, quelque écriture, pourtant, demeure, et copiée - sur deux feuillets chiffonnés la voici :

VIEUX DE LA MONTAGNE (Premier feuillet.)

Etre toujours soi, parlant pour chacun sincèrement, comme à lui-même.

Examen du Haschischin, (du ?) avec le Bouffon et les femmes.

Tristesse de Hassan ben Sabbah, escomptant l'espérance et la mort des autres pour une chose d'un jour et se le disant. Constatant son métier, symbole des rois.

La jeune fille cachée sous la neige par les pasteurs et, ingrate, trouvant avec justice qu'ils sentent mauvais et sont grossiers, une fois libre.

Le roi du Haschisch sera celui dont l'armure sera revêtue, avec le rôle, par Hassan, lorsque la mort, après le don de l'herbe sainte, sera venue...

LE VIEUX DE LA MONTAGNE (Second feuillet.) 1re scène

Oh ! la neige !...

Mourir !...

(Le vent passe)

Ho !...

Sont-elles ?

Sauve-moi !... Oh !...

Adieu !...

Ho !... dans l'ombre !... dans les...

Une corde ! Ah ! le bois cède... vite...

Là... secours !... Ah !... A moi !

En haut, les yeux !... mes cordes tournent aux sapins !...

Je lui ai également entendu parler d'un livre qu'il n'eut pas le temps d'annoncer publiquement, et qui se serait appelé le Sermon sur la Montagne. Il cherchait à introniser dans cette étude des effets littéraires nouveaux. De ses paroles, il me reste la vision d'une route crépusculaire, où Jésus s'avance, lumineux dans la nuit venante... et les choses montrées, non par des descriptions directes, par la notation des entours... et rien de précisément circonscrit... On voit que Jésus passe, comment ? Par l'influence qui de lui s'émane... Et puis ?... Ah ! il parlait bas, las, déjà étreint par la Mort....

Un jour, déjà malade, et sur sa fin, au printemps de 1889, il me conta, en quelques traits, une nouvelle, dont voici le strict squelette :

« Le Mirage. En Afrique. Les sables, et, sans doute, les rivages de la mer Rouge. Un chef de parti arabe, contre les Anglais. Il connaît admirablement le mécanisme des mirages, et, en fuyant les envahisseurs, ordonne sa fuite pour que, réverbérée par les sables, l'image de sa propre armée, cachée sous les dunes, se dresse imaginaire et crue réelle, à bonne distance. Les Anglais s'avancent ; les Arabes attendent ; les Anglais tirent, les Arabes tombent ; les Anglais se ruent à la curée : tout a disparu. Et pendant des jours et pendant des lieues de pays, la même duperie raille l'ennemi effrayé d'un incompréhensible sortilège et se demandant comment, si rapides que soient leurs chevaux, les Arabes peuvent si instantanément disparaître, en enlevant leurs morts ! Cette lutte contre des fantômes épuise les Anglais, qui vont toujours imprudents et entêtés, enfin sont cernés par les cavaliers, grâce à un suprême stratagème, et massacrés, sans avoir compris, mais dans les yeux la vague horreur d'une épouvantable et démoniaque ironie. »

Les premiers vers imprimés de Villiers de l'Isle-Adam ne sont pas, ainsi qu'il est admis, le recueil typographié à Lyon par Scheuring, mais bien la plaquette (trois fois plus que rare) dont voici le titre :

Deux Essais de Poésie, par le comte Villiers de l'Isle-Adam ; Paris, imp. de L. Tinterlin et Cie, rue Neuve-des-Bons-Enfants, 1858, in-8° de 16 pages.

Deux essais : l'un, le second, Zaïra, fut reproduit dans les Premières Poésies, avec, vers la fin, quelques corrections. L'autre, dédaigné à tout jamais par le poète, le méritait. C'est, précédée d'une notice indiquant que les calomnies anglaises ont indigné son patriotisme, une ode, bizarrement intitulée : Ballade. Çà et là, des vers d'une assez énergique éloquence, des vers d'un Tyrtée, vraiment supérieur — dans cet emploi déprécié à ceux qui en ont reçu patente, et aussi de curieuses expressions, comme : les cris des canons tout enrhumés de rouille. Parlant aux Anglais, il dit du drapeau :

Fouillez ses nobles plis pour y trouver des taches,
Vous n'y trouverez que des trous !

Si Napoléon allait se lever « de son grand lit de pierre », si avec lui les vieilles légions...

... Puis, que leurs canons verts,
Dans l'ombre illuminés d'une joie effroyable,
Hurlassent, haletants, leur salve formidable,
Leur cri tout enrhumés de rouille et seul capable
D'ébranler les échos tonnants de l'univers !

Finalement, des considérations sur la fragilité d'un trône :

Sapin couvert d'hermines blanches,.
Il a spectre et lauriers pour branches !...
Il est formé de quatre planches,
Absolument comme un cercueil.

Une autre trouvaille ; c'est une brochure scientifique de 4 pages in-4°, lithographiée (Paris, lith. Michel, passage du Caire, 1859) :
Nouvelle Application de la vapeur à la navigation. Signé : Philippe-Auguste Villiers, comte de l'Isle-Adam.

La signature semble, supplément d'authenticité, reproduire l'écriture même de Villiers, sa claire écriture posée, mais c'est une illusion. La brochure est de son père.

Il s'agit d'un système de propulseurs destinés à remplacer, avec bien moins et même pas du tout de déperdition de forces, l'hélice. Faute de notions scientifiques suffisantes, sans doute, cela m'a paru obscur : la langue en est très rigoureuse, dénote de réelles études techniques.

L'Ève future, travail terrible et dont Villiers parlait comme d'une descente aux enfers. Chaque fois qu'il se mettait à la page interrompue, c'était, pour recréer l'atmosphère si spéciale, un effort surhumain de volonté, et de mémoire, et de logique pour renouer sans cesse les uns aux autres les fils du surnaturel et de la science positive. Il voulait, en effet, donner l'illusion de l'exactitude et se préoccupait - on en a la preuve dans une préface inédite du jugement des électriciens eux-mêmes; mais pour l'allègement de son volume, il s'abstint de tout chiffre, de toute notation chimique.

L'affabulation fut également très laborieuse. L'œuvre passa par plusieurs titres. Ils se succèdent ainsi sur les divers manuscrits : 1° l'Andréide paradoxale d'Edison ; 2° l'Ève nouvelle ; 3° l'Ève future. - De même, les noms des personnages subissent des variations : Alicia Clary s'appelle d'abord Evelyn Habal, puis Miss Hadaly, deux noms réservés, finalement, l'un pour la Femme qui sert de prétexte à la création de l'Andréide, l'autre à Andréide elle-même ; lord Ewald apparaît sous les dénominations de : lord Lyonel, lord Lyonnel, lord Angel, lord Angel**, lord Edward.

Dans l'Eve future, Villiers ne raille pas la science ; il la nie encore moins. Mais au lieu d'accepter comme des merveilles les progrès physiques de la science appliquée, il en montre la vanité en en montrant les bornes. Il dépasse exprès, et de tout un infini, le possible de la science, sans pourtant violer les vraisemblances de demain. À ce propos, M. Huysmans avait trouvé un dénouement bien meilleur que celui de Villiers, et qui concluait à la suprématie éternelle de la vie, à la supériorité de la chair brute, sur la machine la plus « intelligente » : Lord Ewald regagne l'Écosse avec son andréide, vit avec elle, se grise d'artificiel ; mais un soir il aperçoit la jambe nue d'une fille de ferme, et il veut cette fille, et il brise sa mécanique.

Villiers a dû figurer sur les premières listes de l'Académie Goncourt. Un soir du printemps 1889, comme nous avions dîné ensemble, il me quitta vers dix heures, ayant rendez-vous au Figaro avec Edmond de Goncourt, qui ne le connaissait pas encore.

Dans les années qui suivirent la guerre de 1870, Villiers mena une vie très misérable. Il est à peu près certain qu'il fut moniteur de boxe dans un gymnase. Il me fit un jour une allusion précise à cela, en me parlant de sa santé. Des coups de poing reçus dans la poitrine et l'estomac, il gardait une triste impression, et des traces.

Sa liaison tant critiquée, affirmée par le mariage, la veille de sa mort, lui avait au moins donné un domicile fixe, un intérieur, médiocre, mais sûr. Il ne perdait plus ses manuscrits, comme le tome II d'Isis oublié dans une chambre d'hôtel. Mais, après sa mort, quel pillage ! Que d'amis emportèrent, en souvenir, des pages de son écriture ! (Promenades littéraires, 2e série, Mercure de France, 1906).

(1) La Jeune France, novembre 1885.

2) Quantin, 1890.

(3) Villiers de l'Isle-Adam. En literaturhistorisk studie af Alexis von Kraemer. Akademisk Afhandling. Helsingfors, décembre 1900, in-8°.

(4) Dont le fils devait plus tard monter Axël avec tant de bonne volonté et de bon goût.

[entoilé par Michel Dorenlor, octobre 2000]

Nota bene : une partie de ce « Carnet » est parue dans la rubrique « Variétés » du n°140 du Mercure de France d'août 1901. La voici (sont en gras les passages qui n'ont pas été repris dans la Promenade).

Villiers de l'Isle-Adam en Finlande. - En même temps que l'Angleterre découvrait l'auteur de la Révolte et de l'Evasion, Villiers de l'Isle-Adam surgissait, ressuscité selon toute sa vérité, devant les Finlandais surpris de cette apparition. Les belles et sûres études de M. Arthur Symons avaient, il y a déjà plusieurs années, devancé les traductions de Mme Barclay. En Finlande, M. Alexis de Kraemer a fait davantage que les Anglais et mieux que nous-mêmes. (...) se préparant à ce que les pays du Nord appellent le doctorat en philosophie, et nous le doctorat ès-lettres, M. de Kraemer a pris pour sujet de thèse Villiers de l'Isle-Adam (3). Et cette thèse est un livre d'une valeur documentaire d'autant plus précieuse qu'il est le seul. C'est là qu'il faut chercher les dates exactes de la vie et des oeuvres de Villiers. Malheureusement, il est écrit en suédois ; en attendant que l'auteur nous donne l'édition française qu'il prépare, il faut essayer de tirer parti de ce texte qui sera généralement trouvé mystérieux.

Villiers a déjà eu un biographe, M. du Pontavice de Heussey, mais son livre est si plein d'erreurs et d'incohérences que M. de Kraemer n'a pu s'en servir qu'avec beaucoup de défiance et après avoir confronté son récit avec d'autres écrits moins suspects. Il a eu recours aussi, et c'était indispensable, aux souvenirs des amis de la jeunesse de Villiers. L'un d'eux, qui lui demeura fidèle jusqu'après la mort, M. Charles Marras, a fourni sur Villiers plusieurs détails très curieux et inconnus. Ainsi Villiers aurait écrit un drame en cinq actes qui s'est perdu, les Prétendants. Il était même entré, pour le lui faire jouer, en pourparlers avec un M. d'Herssent, comme en témoigne un traité daté du 1er août 1876. C'est l'année suivante qu'il intenta un procès aux auteurs de Perrinet Leclerc, Anicet Bourgeois et Locroy, à Tresse, l'éditeur de la chose, et aux directeurs du Châtelet, Ritt et Larochelle (4). Anicet figure là pour mémoire. Il était mort depuis cinq ou six ans ; et son drame aussi, d'ailleurs ! Singulier procès ! Perrinet Leclerc date de 1832. La pièce est dédiée à Mlle Georges, laquelle, éminemment dodue, représentait la plus majestueuse des reines Ysabeau.

Le livre de M. de Kraemer est divisé en huit parties.
Vie.
Poèmes en vers (Skifter i bunden form). œuvres dramatiques. Romans. Contes. L'idéaliste. L'écrivain. Bibliographie. Tous les ouvrages de Villiers sont analysés avec soin, en même temps que notées toutes les circonstances qui ont entouré leur naissance. Le grand écrivain d'hier est traité comme un grand écrivain classique, et c'est justice, car Villiers est un des maîtres de la langue française. Parfois inférieur à Flaubert pour la précision, il le dépasse très souvent et presque en tout le reste. « Le plus admirable musicien de la langue française », a fort bien dit M. de Wyzewa. La Bibliographie est excellente. Elle donne année par année la production de Villiers. Un pareil tableau devrait accompagner toutes les études de ce genre. La vie d'un écrivain, ce n'est pas ses amours, ses héritages, son mariage, ses maladies, ce qu'il partage avec le premier venu ; ce sont ses oeuvres. Il n'y a d'intéressant que l'exceptionnel, ce qui est caractéristique d'une personnalité. Les événements physiologiques peuvent être déduits de l'existence même d'un homme. Il fut amoureux. La belle histoire, et qu'elle est rare ! le contraire serait à noter comme pour Newton ou Bossuet. Les grandes dates de la vie intellectuelle de Villiers sont, passés les débuts :
1862 : Isis.
1865 : Elën
1866 : Morgane.
1867 : Claire Lenoir (devenu Tribulat Bonhomet) et l'Intersigne.
1870 : la Révolte.
De là à 1880, c'est le désarroi, on ne sait quelle mort. En dix ans, il donne dix contes et une récension du Candidat de Flaubert. Pendant les années 1871-72-73, c'est le silence absolu.
1880 : le Nouveau Monde.
1883 : les Contes cruels, dont beaucoup étaient inédits et certainement récents.
1886 : Akédysséril, cinq autres contes, et Axël.
1886 : l'Eve future, dont il faut reporter, pour le commencement tout au moins, la composition à l'année précédente, l'Evasion, plusieurs contes recueillis dans l'Amour suprême.
1887 : Quinze contes qui font partie des Histoires insolites, parues la même année, et de Tribulat Bonhomet, achevé sous la même date.
1888 : les contes qui forment les Nouveaux Contes cruels.
1889 : Deux contes et la mise au point d'Axël, qui paraissait l'année suivante.

On voit donc que la période de grande fécondité de Villiers s'étend, tout à fait à la fin de sa vie, de 1880 à 1889 ; et l'on se prend à penser qu'il y a là un rapport certain entre la production de l'écrivain et les moyens qu'il a de se produire. Cependant il serait possible que Villiers appartînt à la catégorie des esprits tardifs, et que la partie organisatrice de son génie ne se fût développée qu'à partir de l'âge de quarante ou quarante-deux ans. Il y a de sérieux motifs pour croire que la première conclusion est la meilleure. Celui qui, à vingt-neuf ans, a écrit Claire Lenoir, n'était ni un tardif, ni un précoce ; plus tardif que Goethe, il est plus précoce que Flaubert ; il est donc dans la moyenne et, quoiqu'il s'agisse d'exception, dans la normale. Après cette admirable histoire, qui, naturellement, passa inaperçue, si les circonstances avaient été favorables, Villiers ne se serait pas arrêté. Mais l'époque était terrible. C'était l'horreur noire du Second Empire (1867), ténèbres qui, aggravées par la guerre, régnèrent encore longtemps après 1870. Jamais peut-être, si ce n'est pendant l'époque révolutionnaire, l'art n'avait été si méprisé en France. Tout ce qui n'était pas boulevardier paraissait insensé. L'esprit de ce moment eut son exaltation dans Froufrou !

La Révolte parut bien peu de chose à côté de cette bagatelle. Cependant Dumas, qui avait du sens, protégea La Révolte ; cette justice lui est due, qu'il fut alors le seul boulevardier à ne point méjuger une pièce que l'on devait, trente ans plus tard, malgré sa concision, avec inquiétude (pour Ibsen) à Maison de Poupée, dont elle est d'ailleurs le prototype. Il ne se trouva que vers 1885 des esprits capables de comprendre Villiers.

Les Contes cruels (1883) sont une date littéraire. De les avoir lus, des jeunes gens se sentirent troublés. Vers le même temps, on avait connu Sagesse et découvert Mallarmé. A Rebours acheva la moisson, en fournissant le lien. Il y eut une nouvelle gerbe, qui se récolte encore tous les ans ; il y eut une nouvelle littérature. En 1885, Villiers est connu et admiré ; des journaux importants et toutes les revues littéraires lui sont ouverts : voici l'Eve future, tous ses derniers contes, Axël.

M. de Kraemer ne parle qu'en passant des projets littéraires de Villiers. Ces projets n'étaient pas tous chimériques. Il annonçait comme en préparation, au faux-titre du dernier livre qu'il publia lui-même, les Nouveaux Contes cruels : Axël (paru) ; l'Adoration des Mages ; le Vieux de la Montagne ; Chez les Passants (paru); Théâtre lisible : Catherine de Médicis, l'Evasion (paru) ; Histoire : Documents sur les règnes de Charles VI et Charles VII ; Œuvres de métaphysique : l'Illusionnisme ; De la connaissance de l'Utile ; l'Exégèse divine. Les manuscrits de Villiers ont été divisés par le hasard en plusieurs lots. J'ai analysé celui qui a passé en mes mains et j'en ai tiré, outre divers fragments, un de ses plus beaux contes, les Filles de Milton. Dans les autres, il reste, je le sais, beaucoup d'inédit. Parmi les pages les plus curieuses, on m'a signalé le « carnet de Tribulat Bonhomet », le recueil des pensées de ce grand philosophe. Pourquoi tout cela demeure-t-il enfoui ?

L'heure serait bonne cependant. Villiers devient classique à l'étranger ; on l'explique comme un ancien dans les universités. On le traduit , on joue ses pièces. La Révolte a été représentée à Helsingfors dans une fête donnée par les membres de l'Alliance française. Un jour ou l'autre Bonhomet sera illustre en Allemagne. Quand les Allemands connaîtront ce docteur universel, ils seront surpris, et peut-être vexés, de ne pas l'avoir inventé.

R. G.


8. « Villiers de l'Isle-Adam », Le Temps, 4 avril 1911 & Promenades littéraires, 4e série, Mercure de France, 1912

VILLIERS DE L'ISLE-ADAM

Les mouvements littéraires, quel que soit l'éclat qu'ils tirent de la poésie, sont toujours dominés, en France du moins, par le génie des prosateurs. Le lyrisme le plus complexe et le plus divers, celui même d'un Hugo, est toujours élémentaire. Il faut aux esprits d'autres patrons, à la pensée d'autres formes, à la plastique d'autres moules. Le poète n'est le guide que de ses pareils ; le prosateur seul écrit pour tous et peut éveiller les curiosités les plus vastes et les plus difficiles. C'est lui qui, à leur insu, mène les plus dédaigneux poètes et qui jette à leur sensibilité les quelques idées dont elle a besoin pour prendre tournure intellectuelle. Chateaubriand détermina la couleur du romantisme ; Villiers de l'Isle-Adam imposa la sienne aux premières manifestations symbolistes, dont il régit encore les derniers et les plus fidèles éléments. Aventure à peu près unique : la publication de ses œuvres complètes, dont les droits sont dispersés, a été réclamée, presque exigée (ô naïveté des admirations !) par une sorte de pétition de la jeunesse aux éditeurs littéraires ; et il s'agit moins peut-être d'en faciliter la lecture, puisque tous ses livres sont dans le commerce, que d'élever un monument à l'un des grands prosateurs français. Elles paraîtront, et probablement dans le même temps que la correspondance de Chateaubriand, ce qui facilitera des rapprochements entre le premier et le dernier venu des romantiques, à l'heure même ou l'on essaye de présenter le romantisme comme un principe d'anarchie. Nés de la même race, dans la même caste, sur le même coin de terre, à deux pas l'un de l'autre, leurs destinées, en apparence si diverses, ont bien des points de contact. Villiers devait devenir, après la détresse et l'incertitude des mauvaises années, le restaurateur de l'idéalisme littéraire, comme Chateaubriand avait été celui du sentiment religieux, l'un parti de Hegel comme l'autre de Jean-Jacques. Je n'ai pas l'intention de juger ici de la valeur absolue de ces deux « restaurations » . Il suffit d'indiquer que si l'un nous délivra de la petite littérature du dix-huitième siècle, l'autre contribua extrêmement à nous purger du naturalisme. Et comme on put, dans la suite, être romantique sans participer au catholicisme, on put également être symboliste sans participer à l'idéalisme religieux dont il découlait; mais il était bon de s'être baigné dans le lac fleuri de lotus ; pour ma part, je ne le regretterai jamais. A vrai dire, notre éducation philosophique, à quelques-uns, avait déjà été faite par le Schopenhauer de M. Bourdeau et celui de M. Ribot. Nous avions déjà découvert, et avec quelle ivresse, à la fois que le monde était mauvais et qu'il n'existait que relativement à nous-mêmes. « L'univers est ma représentation » (1), la formule avait pénétré dans toutes les cervelles où il pénètre quelque chose, même dans celle de Huysmans, singulièrement rebelle aux idées abstraites, et qui le premier avait compris Vera, l'un des Contes cruels, la plus saisissante mise en œuvre de cet aphorisme philosophique.

Les Contes cruels parurent en 1883. A rebours est du mois de mai de l'année suivante; mais il est visible que Huysmans connaissait déjà Villiers avant ce volume, dont presque toutes les pages étaient anciennes ; il cite Tribulat Bonhomet sous son premier titre, Claire Lenoir, la première des "Histoires moroses", insérées dans la Revue des lettres et des arts. Villiers me céda ironiquement, sur la fin de sa vie, le dernier mot de ce titre en m'avertissant qu'il n'était pas très heureux et n'avait guère attiré les lecteurs. J'ai voulu faire l'expérience, et ce fut à mon détriment. De fait, ces contes et d'autres avaient paru plusieurs années avant la guerre, et, en 1883, Villiers était un peu moins connu qu'au temps où, compagnon de Catulle Mendès et des autres parnassiens, il fréquentait l'entresol du passage Choiseul. La vie, dans l'intervalle, lui avait été cruelle, au point qu'il est bienséant de ne pas en dire les détails devant les indifférents, et à un moment il disparut même dans les bas-fonds de la misère et dans les métiers excentriques dont, revenu à la lumière, il gardait un amer souvenir. Dans ces épreuves, qui avaient singulièrement altéré sa santé, son caractère, naturellement expansif et non exempt d'une certaine jovialité bizarre et grandiloquente, s'assombrit et lui présenta la vie sous un aspect dénué de tout espoir. Huysmans fait bien le départ entre les contes de pur rêve, analogues à la Ligéia d'Edgar Poe, mêlés seulement de quelque fantastique, et ceux qui sont vraiment cruels, où l'ironie, quelquefois excessive, voile mal des révoltes contre la société, des colères contre la vie. Les succès des dernières années, d'ailleurs modestes et peu productifs, ne réussirent pas à l'amadouer. Il sentait qu'il avait eu une destinée et qu'il l'avait manquée. Son génie, faute de conditions propices, s'était mal développé, sans suite, sans réconfort que celui qu'il trouvait dans son imagination que les rêves déçus n'arrivaient pas à décourager. Son père était un éleveur de chimères, un chercheur de trésors, qui perdit à ce travail fabuleux les débris déjà restreints de sa fortune, sans jamais trouver dans ses mains fiévreuses que des feuilles sèches, comme au temps des pactes diaboliques. Villiers à l'inverse déterra quelques coffres, qui d'abord légers et presque fallacieux, prirent peu à peu le poids et la forme de loyales monnaies d'or. La première invention mémorable fut l'histoire de Claire Lenoir, le principal épisode des prouesses du légendaire docteur Tribulat Bonhomet. Fils du docteur Amour Bonhomet, il est professeur de diagnose, « philanthrope et homme du monde », spécialiste des infusoires. C'est une sinistre caricature du positivisme scientifique, où l'on reconnaît quelques traits de Littré peut-être, ou de tel savant célèbre sous le second Empire. « Mes idées religieuses, dit Bonhomet, se bornent à cette absurde conviction que Dieu a créé l'homme et réciproquement. » Il ne prononce pas le nom d'un savant ou d'un philosophe sans ajouter « mon maître bien-aimé », que ce soit Spallanzani ou Machiavel. Il y a en lui du monstre et du Joseph Prudhomme. Il profère : « La science, la véritable science est inaccessible à la pitié », et quand sa bêtise, sournoisement méchante, a provoqué quelque catastrophe, il se réjouit, pour peu qu'il y ait trouvé à augmenter ses connaissances scientifiques, toutes de l'ordre le plus baroque et le plus vain. Claire Lenoir, à qui il ne manque qu'un peu plus de légèreté pour être un chef-d'œuvre d'ironie et, qui pourrait bien être l'œuvre capitale de Villiers, a été bien résumée dans le mémorable chapitre d'A rebours. « Sur un fond de spéculations empruntées au vieil Hegel s'agitent des êtres démantibulés, un docteur Tribulat Bonhomet, solennel et puéril, une Claire Lenoir, farce et sinistre, avec des lunettes bleues, rondes et grandes comme des pièces de cent sous, qui couvraient ses yeux à peu près morts. Cette nouvelle roulait sur un simple adultère et concluait à un indicible effroi, alors que Bonhomet, déployant les prunelles de Claire, à son lit de mort, et les pénétrant avec de monstrueuses sondes, apercevait distinctement réfléchi le tableau du mari qui brandissait au bout du bras la tête coupée de l'amant, en hurlant, tel qu'un Canaque, un chant de guerre. » Huysmans apparente Claire Lenoir aux contes d'épouvante d'Edgar Poe. Peut-être ; il faut tout de même faire observer que Poe tire ses effets de peur du récit très sérieux d'une aventure extraordinaire, mais possible, tandis que Villiers, pour le même but, mêle ensemble l'impossible et le grotesque, la farce et l'invraisemblable. Dans Edgar Poe, on admire le récit sans prendre garde au détail, et on ne pense à l'admirer qu'en arrivant au bout, tant ses parties se suivent et s'emmêlent avec logique ; dans Villiers, l'épisode vous retient, la phrase même, la manière dont elle est construite : on admire au passage, et la fin, quoique attendue, est moins une satisfaction logique qu'une surprise. Ceci est d'ailleurs plus vrai de Claire Lenoir que de ses autres contes, dont beaucoup sont merveilleusement construits, comme la Torture par l'espérance, qui date de ses dernières années.

Je ne suivrai pas Villiers le long de sa carrière incertaine. Je renvoie pour cela au livre de M. de Rougemont, qui a dit provisoirement, car il reste bien des obscurités, le dernier mot sur cette vie qui a ses pertes comme le Rhône ou la Valserine. Il y a encore des parties de sa vie si peu connues qu'elles laissent supposer des excentricités beaucoup plus redoutables que celles que l'on sait; c'est dans la direction de l'idéalisme que se font les pires folies. Cette vie, couverte de nuages en désordre, laisse apercevoir des coins de ciel éclairés d'étoiles. De 1870 à 1880, il publie, dans des petites revues aussi problématiques que le Spectateur ou la Croix et l'Epée, à peu près un conte par an, gardant souvent le silence pendant deux et trois ans, et cela durant les plus belles et les plus fortes années de sa vie. Ses débuts, pendant les dix années précédentes, avaient pourtant été prodigues, et la dernière période le fut encore davantage. Il serait intéressant de savoir si ces silences doivent êtres imputés à son caractère insouciant, à des occupations serviles ou à la mauvaise organisation de la littérature, qui ne compta dans cette période que de rares revues, et peu durables.

Ceux qui suivaient alors le mouvement littéraire (il y en a toujours quelques-uns) purent croire qu'à la suite d'Isis, roman plus que balzacien, des Histoires moroses dont la seconde avait été l'Intersigne, une des choses les plus grandement écrites de la langue française, après ses poésies et ses drames, de la Révolte enfin, cet acte saisissant que Dumas, qui l'admirait, fit jouer, ceux-là donc pouvaient croire qu'ils allaient assister au magnifique et logique développement d'un génie nouveau, mais la guerre brisa tout. Quand Villiers reparut, après dix années de silence à peine ponctué de quelques éclats, ce fut avec un drame où il n'y a que des intentions et des phrases et qui n'est pas une œuvre. Le Nouveau monde, écrit pour un concours, édité par un imprimeur, renouvela la vieille destinée des livres ; l'édition fut achetée, tout comme au grand siècle, par un pâtissier, et l'on put lire sur un sac de petits fours les répliques de Georges Washington et de l'Homme-qui-marche-sous-terre ! Il dut encore attendre trois ans avant de pouvoir publier les Contes cruels, fruit de la période la plus douloureuse de sa vie. Ces contes, annoncés d'abord sous le titre moins saisissant d'Histoires philosophiques, mirent enfin Villiers de l'Isle-Adam à sa place. Le Figaro et bientôt tous les journaux et recueils littéraires s'ouvrirent à lui. Les dernières années de sa vie furent moins pénibles. Il était quelqu'un que l'on vient trouver. Il comptait. Une lettre de cette époque montre qu'il en tirait naïvement quelque orgueil.

Le « conte cruel », qui avait été la ressource de ses moments les plus durs, lui fut imposé désormais par les demandes de la presse, et il en devait donner, encore trois volumes, sous différents titres. On en trouve d'admirables dans chaque recueil et infiniment variés de ton, allant de la Machine à gloire à l'Amour suprême. Villiers, reste cela, le conteur, en somme notre Edgar Poe. Tribulat Bonhomet n'est qu'un conte cruel plus long, et même l'Eve future, ce monument d'ironie que la science réalisera peut-être, mais qui n'en gardera pas moins sa virulence sarcastique. Il faut avoir vu Villiers dans ses accès de fausse humilité, l'avoir vu se plier avec une sournoise papelardise devant la rédaction peu enivrante du Gil Blas d'alors, pour comprendre à quel point il était l'incarnation même de l'ironie. Jamais Guérin, l'homme de la Fange, ne reçut d'un aussi amène gentilhomme de plus onctueuses courbettes ; mais comme il se redressait — après !

L'ironie corrompt les lignes et fait grimacer l'impassible,

Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris,

c'est pourquoi Villiers écrivit Axël, qu'il croyait son grand œuvre, et qui n'a que de belles parties. Jamais drame ne fut plus noblement écrit, jamais phrases plus douloureuses n'atteignirent une telle musique ; mais la qualité même de l'œuvre lui confère une certaine monotonie. Le premier acte, pourtant, émouvant et dramatique, magnifiquement orchestré, restera comme un témoignage de la suprême maîtrise où atteignirent, vers cette époque, les écrivains français.

C'est par Villiers surtout que le symbolisme se rattache au romantisme, dont il découle d'ailleurs directement, ainsi que toute littérature digne de ce nom. La renaissance classique est une amère supercherie sous laquelle se cache l'impuissance de style, lequel est bien près d'être tout, car les idées, dépourvues du vêtement qui les pare, les redresse et les embellit, ne seront jamais que des pauvresses. On les ramasse à la pelle le long des rues et elles encombrent les asiles de nuit de la littérature. Ce qui marque un écrivain, c'est qu'il sait écrire, vérité trop élémentaire ! Retournez-vous en arrière cependant, et regardez la perspective littéraire : ceux-là seuls ont laissé une trace qui surent écrire. Je ne crois pas que cela soit pour autre chose que le style qu'on lise les Sermons de Bossuet et qu'on impose encore aux enfants sa chimérique Histoire universelle. Et n'est-ce pas le style encore qui nous permet d'admirer la Tentation de saint Antoine et de nous y plaire ? C'est pourquoi il faut se plaire à Villiers, malgré le discord de certaines de ses idées avec les nôtres.

J'ai raconté autre part qu'un jour Rosita Mauri, la danseuse alors dans tout son éclat, pénétra furieuse dans l'entresol du Gil Blas, brandissant un numéro du journal et criant :

— Comment, vous osez imprimer toutes ces turpitudes, pendant que vous avez là Villiers de l'Isle-Adam, pendant que vous avez là un grand écrivain - et qui attend ?

Tâchons d'élever notre goût littéraire à la hauteur de celui d'une danseuse de l'Opéra.

(1) Ceci écrit, et comme si le hasard voulait vérifier mes souvenirs et mes dires, je trouve, de T. de Wyzewa, un ancien numéro de la Revue indépendante (décembre 1887), citant le Temps du 7 novembre :

« Que l'éminent M. Caro avait encouragé ses élèves à combattre, lorsque à leur tour ils seraient professeurs, le pessimisme, et surtout les funestes doctrines qui nient la réalité du monde extérieur. »


9. « Villiers de l'Isle-Adam », La France, 30 mai, 1914

VILLIERS DE L’ISLE-ADAM

30 mai 1914.

On vient d'inaugurer le buste de Villiers de l'Isle-Adam à Saint-Brieuc. C'est, dit-on, M. Clémentel qui, lors d'une autre inauguration dans la petite cité maritime, fit remarquer à la municipalité qu'elle avait oublié le plus illustre de ses enfants. Mais M. Clémentel est un ami des poètes, le seul député, peut-être, qui récite volontiers des vers de Mallarmé. Il était plus caractéristique encore de voir un démocrate extrême, un socialiste comme M. Viviani, faire un très bel éloge de l'extrême aristocrate, de nom et d'esprit, que fut Villiers. Il l'était au point de pencher vers les idées et les folies anarchistes, du moins quand je l'ai connu, sur la fin de sa vie. La médiocrité de sa fortune commençait à lui peser et quoique trop fier pour s'en plaindre jamais, il en ressentait l'amertume et la dérision. On a dit, et moi-même, et lui-même aussi, qu’avec une imagination idéaliste comme la sienne, il pouvait se créer un monde plus beau que toutes les contingences. Sans doute, mais de rêver ou de discourir à la terrasse des cafés, cela ne fait pas qu'on n’ait un médiocre appartement, que le terme ne vous soit pénible, que le travail ne vous serre, même malade comme une chaîne de forçat. Il était, à ce moment, presque célèbre, et tout à fait près d'un petit nombre, mais la vie ne lui en était pas moins dure et surtout elle lui avait été si dure qu'il n'aimait pas à en parler et qu'il se réfugiait dans cette ironie cruelle où les sots ne voyaient que paradoxe exaspéré. Je retins un jour une rapide allusion à son métier des jours de misère. L'auteur de L'Ève future avait été moniteur de boxe et il faisait allusion, en toussant, au retentissement des coups de poing sur sa poitrine ! Il l’a payée cher, sa gloire douloureuse !


La Révolte et Sixtine