Louis Dumur : Les Détracteurs de Jean-Jacques, 577
Laurent Tailhade : Toros de Muerte, 601
Léo Larguier : Les draps embaument, poème, 619
Frédéric Charpin : La Question religieuse. Enquête internationale (suite), 625
Jacques des Gachons : Pierre de Querlon, 657
Rachilde : Le Cheval qui rêve, conte, 668

REVUE DE LA QUINZAINE
Remy de Gourmont : Epilogues : Lettres d'un Satyre (I), 684
Pierre Quillard : Les Poèmes, 687
Rachilde : Les Romans, 692
Jean de Gourmont : Littérature, 696
Georges Polti : Littérature dramatique, 700
Edmond Barthèlemy : Histoire, 704
Henri Mazel : Science Sociale, 709
Charles Merki : Archéologie, Voyages, 704
José Théry : Questions juridiques, 719
Charles-Henri Hirsch : Les Revues, 722
R. de Bury : Les Journaux, 726
A.-Ferdinand Herold : Les Théâtres, 730
Jean Marnold : Musique, 734
Charles Morice : Art moderne.
Tristan Leclère : Art ancien, 739
Paul Souchon : Chronique du Midi, 743
Henri Albert : Lettres allemandes, 747
Philéas Lebesgue : Lettres portugaises, 751
K. Stanislawsky : Variétés : L'Oiseau bleu de Maurice Maeterlinck au Théâtre artistique de Moscou, 756
Jacques Daurelle : La Curiosité, 762
Mercure : Echos, 766

La « Chronique stendhalienne » : une lettre de M. Remy de Gourmont. — Une lettre de M. Louis Laloy. — Le Médaillon de Pierre de Querlon. — Les Mémoires de Casanova. — Le Théâtre de plein air en Angleterre. — La Rassegna Latina. — Théâtre antique de Carthage. — Publications du Mercure de France. — Le Sottisier universel.


LITTERATURE

Edmond Estève : Byron et le Romantisme français ; Hachette. — Jules Lemaître : Jean-Jacques Rousseau ; Calmann-Lévy.— Collection des plus belles Pages : Alfred de Musset ; « Mercure de France ». — Alfred de Musset : Correspondance (1827-1857), recueillie et annotée par Léon Séché.

Byron et le Romantisme Français. Cet essai de M. Edmond Estève sur la Fortune et l'influence de Byron en France, de 1812 à 1850, vient à son heure et complète les travaux de M. Jules Lemaître sur Jean-Jacques Rousseau, et ceux de M. Pierre Lasserre sur le Romantisme Français. M. Desmaisons, des Epilogues, avait déjà fait cette remarque à son ami M. Delarue : « le romantisme français sans Byron ? » et expliqué, en quelques phrases, ce que Musset, George Sand, Vigny, etc., doivent à Byron. M. Estève, en un gros volume de plus de cinq cents pages, a développé ces idées : il l'a fait avec une très grande érudition et beaucoup de jugement. Son ouvrage est un document très important, que ceux qui étudieront le romantisme ne pourront négliger.

M. Estève observe, et ceci a déjà été dit, ici-même, à propos de Nietzsche et de son influence, que si Byron a été si vite compris, admiré et imité en France, c'est que lui-même s'était inspiré de la pensée française : Voltaire, Rousseau, Chateaubriand, etc.. L'idée qu'il se fait de l'amour vient de Rousseau : il la transforme, selon sa nature héroïque, y ajoute cette nuance d'ironie et de désespoir qu'on ne trouve pas dans la Nouvelle Héloïse. Et lorsque, désillusionné de tout, même de la gloire, quel est son refuge ? La nature, déserte et sauvage. Influence, indirecte peut-être, mais certaine encore de Rousseau, Sa révolte contre la société ne vient-elle pas aussi de Jean-Jacques ? Ainsi, ce fut par l'intermédiaire de Byron que les idées de Rousseau nous revinrent, un peu transformées ; les romantiques ne puisèrent jamais directement à la source, et Musset écrit même ceci : « Je n'ai jamais pu lire les Confessions de Rousseau sans dégoût. »

Ce goût de la nature et de la solitude, que, par suggestion, les contemporains de Rousseau et de Byron adoptèrent, ce goût était, pour ces deux malades, neurasthéniques de génie, un moyen de guérison ou d'apaisement : l'isolement guérit la névrose. C'est donc, chez l'un et chez l'autre, un sentiment sincère, utile. Rousseau (1) l'exprime avec piété, Byron avec exaltation : « Mes autels à moi, ce sont les montagnes, c'est l'Océan, c'est la terre, l'air, les étoiles, tout ce qui sort du grand Tout qui a produit l'âme, et auquel l'âme doit retourner. »

D'autres influences françaises avaient encore marqué Byron : Chateaubriand, et son René ; mais Chateaubriand devait lui-même beaucoup à la littérature anglaise : les influences se mêlent, et personne n'est isolé dans le siècle où il vit : la marque du génie est de se servir de tout, d'emprunter à tous, et de rendre tout original. L'admiration est une preuve d une certaine similitude d'esprit, sinon de talent ; l'imitation est un hommage. Byron admirait Voltaire, mais dans son ̹uvre, l'ironie de Voltaire se change en blasphèmes. C'est que Byron, malgré son attitude de sceptique, croyait à beaucoup de choses. Il croyait que la vie était mauvaise, parce qu'il avait gâché la sienne ; il croyait, ce qui eût certes fait sourire Voltaire, que l'amour était une rédemption ; il croyait surtout en lui, à sa divinité.

La définition du byronisme, que nous donne M. Estève, pourrait être celle du romantisme même : « individualisme absolu » en littérature ; il faudrait ajouter : révolte contre les lois morales et sociales (le rousseauisme). Mais tandis que Jean-Jacques se révolte au nom du genre humain, Byron, dans sa plainte, ne songe qu'à lui-même, et se place au-dessus des lois : c'est un dieu révolté.

Le Byronisme a aussi des causes physiques : le génie a ses racines dans la nature. II y a chez Byron une admirable désharmonie, un déséquilibre des faculté cérébrales, et il souffrait de ne pouvoir adapter ses désirs insensés à la réalité. En lui, encore, une incrédulité qui laissait subsister un besoin d'immortalité, d'adoration. Qui adorer ? quel dieu adopter ? l'amour, cet amour unique qui ne connaît ni l'inconstance ni l'oubli, conception toute cérébrale et qui ne repose sur rien de réel. Cette idée eut une grande répercussion sur la littérature romantique, et sur les Romantiques eux-mêmes : Musset, George Sand..., etc. Mais ce culte insensé de la sensibilité ne serait-il pas, un peu, comme une sorte de rajeunissement de notre vieille littérature chevaleresque, dont la Nouvelle Ecole avait la prétention de renouer la tradition ? Lyrisme, individualisme en poésie, ce genre de littérature confidentielle n'avait jamais été complètement abandonné en France, même au XVIIe siècle : le romantisme, en tant que prédominance, en littérature, de la sensibilité sur la raison, vient de plus loin que Rousseau, qui n'en fut que l'aboutissement. Jean-Jacques, selon M. Jules Lemaître, enseignait « la subordination totale du jugement à la sensibilité ». Cette méthode était neuve, observe à son tour M. Jacques Bainville, puisque de longs siècles de culture avaient plié l'homme « à l'empire de la raison ». Mais, qu'est-ce donc que la raison, si ce n'est de la sensibilité figée, cristallisée ? Le romantisme fut peut-être une refonte de la raison, dont la cristallisation, le refroidissement s'opèrent en ce moment. Il y a dans la vie des peuples, comme dans la vie des individus, des crises sentimentales et expérimentales : le romantisme est une de ces crises. M. Lasserre le définit : « un désordre qui, portant sur les sentiments et les idées, bouleverse toute l'économie de la nature humaine civilisée ». Adaptée aux individus cette définition peut s'appliquer à la passion ; la passion est éphémère.

Mais revenons à Byron. M. Estève nous dit la fortune de son ̹uvre en France, il nous la montre s'infiltrant peu à peu, d'année en année ; l'influence s'étend, c'est une invasion. Le lyrisme français se fait byronien : tous nos poètes furent touchés, mais ils surent se préserver de l'imitation directe et gardèrent leur personnalité.

M. Estève conclut : Byron n'a pas créé le romantisme, mais il a « créé le type romantique » et l'a réalisé. Il ajoute, et ceci explique bien le vrai rôle de Byron sur le romantisme :

L'école naissante se réclamait de Chateaubriand. Elle inscrivait sur son drapeau, comme les noms de ses premières victoires, le Génie du Christianisme et les Martyrs. Elle semblait faire cause commune avec la réaction royaliste et catholique qui marque les débuts de la Restauration... Il paraissait entendu qu'il ne pouvait y avoir de poésie que selon la ligne politique et religieuse tracée par le maître. Childe Harold, le Corsaire, Manfred donnèrent une autre orientation aux esprits. Il fut démontré par un éclatant exemple qu'on pouvait être romantique et libéral, sceptique et poète, que le doute aussi bien que la foi, le blasphème autant que l'adoration, avaient leur pathétique et leur grandeur.

Ce fut une sorte de libération morale dont Alfred de Musset fut le Messie. Musset s'est certainement inspiré de l'œuvre de Byron, dans ses Premières poésies, c'est trop visible pour qu'on ait besoin de le démontrer : Don Paez, Portia, Namouna, Mardoche, Rolla, etc., gardent, dans leur inspiration et aussi dans leur composition, quelque chose de byronien, de superficiellement tragique et sombre. Mais Musset était de ceux qui savent emprunter sans imiter, et même ses toutes premières poésies sont, malgré tout, originales. Cette influence de Byron, d'ailleurs très efficace à l'évolution de son génie, ne devait pas se prolonger ; et avec les Poésies Nouvelles, il se montre lui-même grand poète que d'autres imiteront. Sa poésie représente bien, comme le dit l'éditeur critique des Plus belles Pages d'Alfred de Musset, « un moment de la sensibilité de notre race »... « nous pouvons encore nous y regarder et nous y reconnaître ». Ce volume contient, en réalité, toute la poésie de Musset, tout ce dont la postérité voudra se souvenir. On y trouvera encore la célèbre comédie, On ne badine pas avec l'Amour ; ce conte délicieux : la Mouche, et la scène principale de Lorenzaccio (2). Beaucoup de gens se croient obligés d'éprouver pour ce drame une admiration que l'auteur était loin de partager. Il écrivait, en effet, à George Sand, le 10 mai 1833 : « Tu me parles de gloire, d'avenir, je ne puis rien faire de bon, je vais publier ces deux volumes de prose de Lorenzaccio. Cela ne peut que me faire tort. »

§

Je cueille cette critique dans la Correspondance d'Alfred de Musset que vient de publier M. Léon Séché. Et, à propos des lettres à George Sand, je remarque chez Musset, même aux moments de sincère passion, une réelle habileté : il n'écrit pas ce qu'il pense absolument, mais plutôt cherche à se montrer tel que son amie désire qu'il soit. Il sait dissocier son intelligence et sa sensibilité. A l'instant même où il souffre pour George Sand, il se moque d'elle et de lui-même. Et, lorsqu'il verra que ses serments et ses plaintes ne le mènent à rien, il deviendra tout à fait raisonnable, et abandonnera celle qu'en réalité il ne désire plus.

Ses lettres à Mme Jaubert, sa marraine, sont parfois de petits chefs-d'œuvre d'esprit, d'une jeunesse d'esprit qui contraste avec le ton désespéré des lettres à George Sand. C'est le vrai Musset. Pourtant, comme il l'a écrit lui-même, s'il n'avait souffert, ou ne s'était fait souffrir, aurait-il acquis cette ironie, à la fois douce, indulgente et douloureuse encore ?

Voici, parmi des vers qu'il adressait à George Sand, un sonnet qui me semble une belle chose, et qui ne figure pas dans ses Œuvres Complètes :

Il faudra bien t'y faire à cette solitude,
Pauvre c̹ur insensé, tout prêt à se rouvrir,
Qui sait si mal aimer et sait si bien souffrir.
Il faudra bien t'y faire, et sois sûr que l'étude,

La veille et le travail ne pourront te guérir ;
Tu vas pendant longtemps faire un métier bien rude,
Toi, pauvre enfant gâté qui n'as pas l'habitude
D'attendre vainement, et sans rien voir venir.

Et pourtant, ô mon c̹ur, quand tu l'auras perdue,
Si tu vas quelque part attendre sa venue,
Sur la plage déserte en vain tu l'attendras.

Car c'est toi qu'elle fuit de contrée en contrée,
Cherchant sur cette terre une tombe ignorée,
Dans quelque triste lieu qu'on ne te dira pas.

JEAN DE GOURM0NT.

(1) Rousseau, comme Balzac et Stendhal, a encore de fervents et pieux admirateurs. Il existe, à Génève, une Société Jean-Jacques Rousseau qui publie des Annales. Dans le tome deuxième (1906), on peut lire: un article sur J.-J. Rousseau et Mme d'Houdetot, qui détruit quelques erreurs consacrées, des pages inédites : des vers, des fragments de lettres et des fragments d'une Comédie : Arlequin amoureux malgré lui, que Rousseau écrivit sans doute, en 1746 ou 1747, au château de Chenonceaux. Que contenait le premier tome des Annales ?

(2) Lire aussi, dans l'appendice, les plus curieuses lettres de l'auteur des Nuits à Georges Sand, et quelques pièces de vers secrets, du Parnasse satyrique : Ce qu'il me faut à moi c'est un amour qui broie.

Le portrait de Musset, par Clésinger, qui orne ce volume, est inédit. C'est, dit l'auteur de la notice : « un Musset presque inattendu, un Musset qui ne songe pas à être romantique, un Musset de tous les jours, M. de Musset, enfin... »


LES JOURNAUX

J.-K. Huysmans expliqué par Octave Uzanne (La Dépêche, 16 mai). — Willette moraliste (L'Action humaine, 15 mai).

M. Octave Uzanne a publié sur Huysmans, dans la Dépêche, un article des plus curieux, sous ce titre : Un grand dégoûté. Avec son autorisation, nous le reproduisons en entier :

Celui qui repose aujourd'hui dans l'éternelle paix et qui détient peut-être la clé de ce mystère de l'au-delà dont, malgré sa foi, s'intrigua sa vie, l'écrivain naturaliste-mystique, Des Esseintes, Folantin, Durtal, fut, en tous ses avatars, un constant pituiteux. On peut dire qu'il traversa ce monde, comme d'autres passagers sensibles traversent l'Océan, le dégoût persistant au cœur et la nausée sans cesse aux lèvres, prête à fuser.

Fils de petits bourgeois et consciencieux fonctionnaire dans un ministère où le Rond-de-cuirisme lui avait révélé jusqu'à quelle bassesse de plafonnement intellectuel peut s'abaisser dans l'entresol des vulgaires l'habitat de la pensée humaine, J.-K. Huysmans s'était, de bonne heure, familiarisé aux spectacles d'existences médiocratiques et vides d'idéal. Il n'en avait point autrement souffert et avait, au contraire, apporté à l'étude de tous ces petits mondes d'indigence cérébrale une ardente curiosité d'écrivain naturaliste novateur décidé à rompre avec toutes les niaiseries des écoles romantico-sentimentales. Mais déjà, il s'écœurait de la sottise ambiante, analysait les œuvres et les actes des écrivains en renom avec des hoquets de dégoût, jugeait la société lamentable et fétide, et, avec sa douceur de blond déraciné de Hollande, ses gestes las et mous, il triomphait dans les jeunes cénacles, en noyant délibérément dans ses déjections de sincère dyspeptique moral tous les faux dieux des temples littéraires à la mode.

Je le connus, il y a longtemps, bien longtemps, en compagnie de son inséparable de ses débuts, Henry Céard, vers 1879, alors qu'il ne songeait qu'à faire mordre à l'eau-forte de son style ses premiers Croquis parisiens ou à pimenter son Drageoir à épices, recueil de pages colorées et d'éloquentes natures mortes. Il avait stylisé le hareng-saur en ces termes, qui sont encore dans ma mémoire et où sa manière littéraire est assez bien synthétisée : « O miroitant et terne enfumé, quand je contemple ta cotte de maille, je pense aux tableaux de Rembrandt, je revois ses têtes superbes, ses chairs ensoleillées, ses scintillements de bijoux sur le velours noir, je revois ses jets de lumière dans la nuit, ses traînées de poudre d'or dans l'ombre, ses éclosions de soleil sous les noirs arceaux ! »

Huysmans était, ce qu'il demeura toujours, un causeur placide, au débit plutôt lent, à l'accentuation vaguement parigote et grasse. Aucune impétuosité, aucune ardeur de diction, nulle véhémence. Son langage s'imageait d'argot, se complaisait aux vocables contempteurs d'origine sexuelle, ceux que jette au passage Colignon à ses confrères ou que grasseye naïvement le Marseillais en belle humeur. Ces mots de la rue, il les sortait avec douceur, il les faisait encore plus émollients, — en les enduisant du crachat de ses mépris et il les distribuait avec une inlassable, générosité à ses plus notoires contemporains. Il n'y avait en ces procédés aucune pensée mauvaise, nourrie d'envie, et pas le moindre désir de prendre place dans l'assiette au beurre des grosses légumes des lettres. Il n'était ni méchant, ni ambitieux, ni arriviste. Le monde, les salons, les plaisirs bêtes, publics ou privés, pour lesquels les hommes dressent leur vanité en éventail et s'efforcent aux travaux lucratifs, tout cela lui semblait ridicule, stupide et indigne de s'écarter d'un chemin de droiture et de vérité. Il raillait ses camarades qui s'étaient laissé prendre à la glu de la mondanité et il les jugeait perdus dans ces machines pneumatiques que constituent les dîners, soirées, garden-parties ou invitations de châtelains.

Mais Joris-Karl Huysmans, dès ses débuts, n'admettait que l'art pour l'art, la religion du beau, la vie conventuelle fleurie de rêves, avec le culte de la perfection. Sa vision était aiguë, ses délicatesses super-sensibles ; il scrutait tout le mauvais goût des oripeaux de la mascarade parisienne ; il voyait nettement les tares, les lâchetés, les servitudes, les fades complaisances vis-à-vis du public de tous les décrocheurs des timbales du succès et sa conscience, plutôt que sa poche à fiel, éprouvait le besoin de se dégorger, d'expectorer, de vomir, pour tout dire, les dégoûts accumulés.

Il apportait, dans ces lâchers de sputations et ces expectorations, un esprit, une drôlerie pittoresque et incomparable, et son verbe, qui rejetait choses et gens au dépotoir, s'accentuait du glossaire de Rabelais, de Vadé et autres maîtres scatologues. Avec lui, c'était le tout à l'égout ruisselant d'adjectifs colorés. Il y avait plaisir à l'entendre jeter ses rancœurs à la voirie par-dessus les bastingages des convenances sociales. Le jour où il signa son petit ouvrage, A Vau-l'Eau, où il apparaissait méticuleusement exprimé sous les traits du héros, M. Folantin, petit employé, célibataire inappétent, flatulent, difficile à nourrir, ayant parcouru tout le cycle des falsifications culinaires des restaurateurs de quartier, et trouvé à toutes choses la même saveur de frelaté et la même senteur de pourri, il découvrit l'angle le plus exact, le plus aigu de sa personnalité. Cette sorte de Physiologie du Dégoût est, à mon sens, son livre synthétique. L'auteur de Marthe (histoire d'une fille) ou des Foules de Lourdes, ces deux œuvres de début et de fin de sa carrière d'écrivain, fut toujours, toujours et encore M. Folantin, désabusé, inquiet de tout, anxieux d'autres choses, écrasé par l'ennui des perpétuels recommencements dont se compose le morne tissu de l'existence aux yeux de certains.

Il fut Folantin dans le naturalisme, quand il écrivit cette tranche de vie des Sœurs Vatard, où on le retrouve en pleine jeunesse, alors qu'il gérait, rue de Sèvres, au rez-de-chaussée de la maison qu'il habitait, un petit atelier de brochure que lui avait légué son père. Dans En Ménage et En Rade, il folantinise, c'est à-dire il s'agite dans ses lassitudes, ses détresses morales, les piperies des relations féminines ; dans A Rebours même, c'est encore l'être à Vau-l'eau, cherchant à s'évader du vulgaire, du connu, du ressassé des choses et aboutissant à ce néant qui faisait dire à d'Aurevilly : Après cela, l'écrivain n'a plus qu'à choisir entre une balle de revolver et le pied de la croix.

Huysmans s'affala aux genoux du Rédempteur, mais Durtal, son nouveau héros, curieux de mysticité et néo-converti, c'est une manière de Folantin changeant par dégoût de restaurateur moral et qui ouvre la porte de l'Eglise avec quelque perversité d'abord, avec sincérité peu après. Dans Là bas, dans En Route, dans l'Oblat, le tœdium vitœ se fait jour ; la sérénité béatifique, l'extase heureuse n'ont pas eu raison des répugnances de M. Folantin : — le chercheur n'entre pas en religion comme dans du beurre, comme écrirait Durtal, il s'attarde aux aigreurs du petit lait.

Tous les naïfs qui demandent aux amis du regretté écrivain les raisons réelles de sa conversion ne l'ont pas lu, l'ont mal lu, ou ne l'ont point compris. Le grand dégoûté alla du Diable à Dieu, de l'auge à l'autel, d'un mouvement nerveux et logique comme font les malades inquiets qui, aux heures insomnieuses, virent de gauche à droite, et cherchent la position la plus confortable pour fixer le sommeil. Désemparé, n'ayant plus ni estomac équilibré, ni organes favorables au plaisir, las des curiosités satisfaites dans les bouges et les bas-fonds sociaux qui longtemps l'intriguèrent, noyé dans l'insipidité et la maussaderie des relations courantes, découragé de tout, saoul de médiocrité ambiante, il se mit à fuir les lumières crues à la façon des Lycanthropes ; la pénombre des églises l'accueillit. Il crut y trouver un apaisement, mais Folantin-Oblat ne put se passer de Paris ; il le quitta en l'exécrant, dans un bondissement nauséabond du cœur, mais avec quel plaisir y revint-il, sans même insister sur le plaisir qu'il avait d'y réinstaller ses pénates !

Je fus, jusqu'à ces deux dernières années, où il se terra davantage dans la souffrance et la résignation, un fidèle ami de J.-K. Huysmans. Il m'ouvrit volontiers sa vie et sa belle intelligence, et je crois y avoir lu largement et sans hypocrisie. Je ne pense pas mal servir sa mémoire en le montrant, en cet article hâtif, au lendemain de sa mort, tel que je le compris et sentis, tout en m'extériorisant hors de ses croyances, qu'il n'essaya jamais, d'ailleurs, de faire partager à ses amis. Nul ne porta et n'exprima l'ennui de vivre avec un plus démonstratif pessimisme et ne chercha avec autant d'âpreté les avatars intellectuels qui peuvent ici-bas s'offrir aux grands désabusés. Mais le cœur de l'hagiographe de sainte Lidwine de Schiedam fut à la hauteur de l'esprit et du talent de ce rare lettré. Sa vie, dont il exprima mais ne rechercha point l'originalité, fut toute dévouée à l'art, et, si sa conclusion s'ennoblit par le martyre physique, saintement supporté, on peut dire qu'à aucune époque de son calvaire de dégoûté il ne montra jamais la moindre défaillance morale et ne sacrifia rien au public, à la réclame, au désir du gain ou à la popularité. Sa probité littéraire reste souverainement pure.

L'Action humaine a organisé une enquête sur les rapports de l'art et de la morale. Aucune réponse n'a été aussi amusante ni peut-être aussi sage que celle de [W]illette. En voici un passage :

Taine, dans sa Philosophie de l'Art, a traité cette question d'une façon lumineuse ; j'ai eu le plaisir de le lire et de le comprendre : j'invite M. Bérenger, pour se reposer de ces Calvinades, à faire comme moi.

À propos de cet homme de bien, qu'il me soit permis d'exprimer ici mon étonnement de voir l'Etat laisser attaquer par des dévots convulsionnaires l'enseignement qu'il donne encore à l'Ecole nationale des beaux arts. Le programme des études, dans cette Ecole comme dans toutes celles de la province, est l'étude du nu.

Or, il est illogique d'interdire aux peintres, graveurs et dessinateurs, à leur sortie de l'Ecole, le libre exercice de leur Art.

Par quel phénomène, dites-moi, je vous prie, ô vertueux professionnels, une femme nue, assise sur une chaise curule, devient-elle obscène sur une chaise modern style ?

Et pourquoi cette horrible tradition qui exige de terminer par un sac incolore la femme si belle avec sa tache (expression du professeur Gérôme) qui finit si bien et fait ressortir la splendeur du ventre vénérable ? Et puis cette faute d'anatomie voulue dont les effets désastreux, comme les suites de toute faute, amènent le dessin des aines compliquées et celui des cuisses... c'est laid comme l'hypocrisie.

Mon Dieu ! qu'ils sont vilains ces malheureux qui entrent dans un musée comme dans un mauvais lieu ! Et ce peuple qui rigole devant un chef-d'œuvre, qui insulte une belle femme, la vie, salue le corbillard du premier venu ! Le beau résultat qu'a obtenu la Religion lorsque je vois les Anglais mâles et femelles courir d'une œuvre à l'autre en lisant la description sur le Bœdecker ! « Et c'est en marbre plein ! » leur dit le guide qui entraîne mystérieusement les hommes pour les pencher sur l'Hermaphrodite...

Il est, pour tout le monde, indiscutable que la Marseillaise dont Rude a orné l'Arc de triomphe est un véritable chef-d'œuvre. Pourtant, j'ai entendu un pasteur émettre cette critique que le centre de cette composition était impudique parce qu'il se trouvait être, précisément, le centre viril du jeune homme, seule nudité de ce groupe immortel. Et c'est précisément cette jeune et attendrissante virilité qui n'est pas encore « l'énormité du Désir », qui fait, principalement, la beauté de cette sculpture pensée. Enlevez cette virilité qui vous offusque, ô sombre réformé, et l'œuvre deviendra aussi froide que la pierre. Le lourd guerrier quadragénaire, l'archer robuste et le vieillard conseilleur, en mourant, ne feront pas à la Patrie un sacrifice aussi grand que celui que ce pubère lui fera de ces parties honteuses. Et vous, Bartholomé, votre œuvre sublime aurait-elle sur ceux qui la contemplent, muets d'effroi, un effet aussi poignant si vous aviez habillé vos mortels comme le Jules Simon de la Madeleine ?

J'ajouterai, pour mon propre compte, que l'art, dès qu'il dévoile un bout d'épaule de femme, un aperçu des seins, le moulage d'un genou, est, au point de vue chrétien, immoral. Toujours au même point de vue, une belle femme, même pudiquement drapée, est immorale, parce qu'elle éveille le désir. Un beau visage féminin, lui-même, est bien suspect. Aussi les vrais chrétiens calvinistes et sectes voisines ont-ils banni de leurs temples toute figuration humaine. C'est plus simple. A la nudité des corps, ils opposent victorieusement la nudité des murs.

R. DE BURY.