Marcel Colière : J.-K. Huysmans et mysticisme rationaliste, 385
Louis Le Cardonnel : Poèmes, 399
Remy de Gourmont : Une Loi de constance intellectuelle
(fin), 404
Frédéric Charpin : La Question religieuse. Enquête internationale (suite), 421
Jean-Marc Bernard : Le Retour de Don Quichotte, poème, 463
Jules Sageret : Paradis laïques, 453
Alexandra David : Le Pacifisme dans l'antiquité chinoise, conte, 465
J. Moog : Divine aventure, nouvelle

REVUE DE LA QUINZAINE
Remy de Gourmont : Epilogues : Convertis. Virginité. Clergé. Les Hermaphrodites politiques, 491
Rachilde : Les Romans, 494
Jean de Gourmont : Littérature, 498
Edmond Barthèlemy : Histoire, 502
Georges Bohn : Le Mouvement scientifique, 508
A. van Gennep : Ethnographie, Folklore, 510
Louis Le Cardonnel : Questions morales et religieuses.
Charles-Henri Hirsch : Les Revues, 722
R. de Bury : Les Journaux, 726
Henry Gauthier-Villars : Musique, 528
Charles Morice : Art moderne, 532
Georges Eekhoud : Chronique de Bruxelles, 539
Henri Albert : Lettres allemandes, 543
Ricciotto Canudo : Lettres italiennes, 547
Michel Mutermilch : Lettres polonaises, 553
H. Messet : Lettres néerlandaises, 557
Albert de Bersaucourt : Variétés : Un « Conte cruel » au XVIIIe siècle, 561
Jacques Daurelle : La Curiosité, 566
Mercure : Echos, 573

— Publications du Mercure de France. — Le Sottisier universel.


LITTERATURE

Edmond Lepelletier : Paul Verlaine. Sa vie. Son œuvre, « Mercure de France ». — Ernest Delahaye : Rimbaud, « Revue littéraire de Paris et de la Champagne ». — Edmond Pilon : Portraits français, Sansot.

M. Edmond Lepelletier, qui fut l'ami constant de Paul Verlaine, depuis son enfance, vient de nous donner, sur l'auteur de Sagesse, le livre que seul, sans doute, il pouvait écrire. Cet ouvrage, à la fois critique et biographique, détruit la mauvaise légende de Verlaine, que Verlaine lui-même, dans ses confessions, s'était plu a accréditer, et nous restitue le poète tel qu'il était : une âme tendre et même sentimentale, en désaccord avec son aspect de faune. Il était très laid. « Dans sa jeunesse, écrit M. Lepelletier, il était d'une laideur grotesque ; il ressemblait non pas au type mongoloïde, comme on l'a dit, mais à un singe, et son originalité babouinesque ne pouvait inspirer à une femme rencontrée qu'un sentiment d'éloignement, de répugnance, peut-être d'effroi et de dégoût. » Cette laideur le rendait timide auprès des femmes, et malheureux secrètement, parce qu'il eût aimé aimer, selon sa propre expression. M. Lepelletier, qui ne le perdit pas de vue, une seule journée, pendant les huit années qui précédèrent son mariage, nous dit qu'il ne lui connut pas de maîtresses, et qu'il ne s'adressait alors qu'à ces malheureuses qui « vendent l'amour comme une denrée ». Ces détails ont leur importance et expliquent l'impassibilité de la première manière poétique de Verlaine. Ils font comprendre aussi la métamorphose qui s'opéra en lui lorsqu'une jeune fille, une vraie jeune fille, Mlle Mauté, qui devait devenir sa femme, jeta sur lui un regard sans ironie où se mêlait même déjà un peu d’admiration et de tendre pitié. Je ne puis, en lisant le récit touchant de cette aventure, m'empêcher de songer à ce conte de fées : la Belle et la Bête. Lorsqu'il se sentit aimé, le monstre se transforma physiquement, et sans doute qu'à cet instant la physionomie de Verlaine, illuminée de toute sa joie intérieure, devait être presque très belle. Cette jeune fille, qui avait lu, en secret, les Fêtes galantes, avait deviné ce que cachait de délicatesse infinie cet être singulier et sauvage, et ce fut sans doute du poète qu'elle s'éprit. M. Lepelletier explique très bien ce qui dut se passer, parallèlement, dans l'âme de Verlaine :

Durant ces quelques semaines d'incubation amoureuse, dit-il, le poète fut l'objet d'une hallucination passionnelle. Il se composa un amour. Il est certain qu'il a désiré violemment, qu'il a aimé et adoré celle qui devait devenir sa femme, et qu'il l'a, par la suite, regrettée et redésirée, mais il y eut dans sa passion une grande part d'artificiel, de fictif, et l'on pourrait dire d'artistique. Il aima objectivement, et Mathilde (Mauté) ne fut que la représentation d'un concept de son esprit.

Il entre toujours une grande part de volonté dans la passion. Ce que l'on désire violemment arrive toujours. On comprend aussi que Verlaine, pour qui cette aventure fut unique, s'y attacha, et en garda le souvenir et le regret.

Dès l'instant des fiançailles, le poète réforme son genre de vie et s'abstient de boire ; mais ses bonnes résolutions ne tinrent pas longtemps ; il avait besoin de cette excitation de l'alcool pour vivre heureux et pour produire. Verlaine reprit bientôt ses anciennes habitudes, et cette « maladie de l'alcool » fut la première cause de scènes et de violences entre les époux. Verlaine ivre n'était pas un beau spectacle, il devenait alors pour ses meilleurs camarades « désagréable, agressif, violent et insupportable ». On peut imaginer sa rentrée au domicile conjugal, à des heures tardives, « à la suite d'absorptions finales et solitaires, quand il nous avait quittés », insinue M. Lepelletier.

Verlaine, qui avait été un employé presque modèle, à l'Hôtel de Ville, avait, après la Commune, abandonné ses fonctions, se croyant compromis. Il remplaça les heures de bureau par des stations chez les marchands de vin. Il fallut aussi réduire les dépenses du ménage, qui dut s'installer chez les beaux-parents, témoins peu indulgents de la vie désordonnée du poète. Dès lors, Mme Verlaine n'eut plus qu'un désir : se séparer de son mari. L'introduction de Rimbaud dans la maison fut pour elle plus qu'un prétexte.

Verlaine aimait sa femme, et pourtant il n'hésite pas à la quitter, pour vagabonder en compagnie de Rimbaud, qu'il entretient de son argent. Après cette fugue, Verlaine s'étonnera naïvement que sa femme ne veuille pas revenir à lui. Il écrit de Londres à Edmond Lepelletier : « Je désire ardemment que ma femme revienne à moi, certes, et c'est même le seul espoir qui me soutienne encore, et Dieu sait, si cela arrive, comme elle reconnaîtra toute la sincérité de mes protestations incessantes... » Cette pensée cependant ne l'absorbe pas exclusivement ; il s'initie à la vie londonienne, et adresse à son ami Lepelletier des Croquis londoniens, qui sont une des curiosités de ce volume. Ce qu'il a d'abord cherché à Londres, ce sont les cafés, jamais on n'a rien vu de si pauvre, écrit-il indigné. Sur la ville elle-même, son appréciation n'est pas enthousiaste : « En résumé, dit-il, sauf son immensité, et sa très imposante activité commerciale, presque effrayante même pour tout autre qu'un Parisien, Londres est un immense Carpentras... » Plus loin, il ajoute : « C'est très bien, celte incroyable ville, noire comme les corbeaux et bruyante comme les canards ; prude comme tous les vices se proposant ; saoule sempiternellement, en dépit de bills ridicules sur l'ivrognerie ; immense, bien qu'au fond elle ne soit qu'un ramassis de petites villes, cancanières, rivales, laides et plates... »

D'autres détails amusants, mais très réalistes. C'est curieux à quel point Verlaine est souvent vulgaire lorsqu'il écrit en prose.

Brusquement, Verlaine quitte Londres et Rimbaud, comprenant que sa cohabitation avec ce dernier était un des plus sérieux griefs de sa femme contre lui. On sait que Rimbaud le rejoignit en Belgique et comment se termina leur singulière amitié. Verlaine fut emprisonné pour tentative d'assassinat. Ce fut, dans cette prison de Mons, un refuge pour lui, qu'il écrivit Sagesse. Il a exprimé lui-même « la sérénité de cette existence recluse, partagée entre ces deux bienfaits, la prière et l'étude, avec, pour délassement, un peu de travail manuel ». Il regretta plus tard la paix de cette prison où :

Deux fois le jour, ou trois, un serviteur sévère,
Apportant nos repas et repartant muet.
Nul bruit. Rien dans la tour jamais ne remuait,
Qu'une horloge, au cœur clair, qui battait à coups larges,

Il espère toujours que sa femme reviendra vers lui ; c'est cet espoir qui le soutient dans la solitude. Aussi lorsqu'on vint lui annoncer que le jugement en séparation avait été prononcé, ne trouva-t-il des consolations que dans la prière. Il se convertit. C'est de ce moment que date à peu près tout Sagesse... et aussi Parallèlement. M. Lepelletier nous raconte encore, toujours d'après ses propres souvenirs et des lettres inédites, les dernières années du poète, à la fois glorieuses et misérables, l'influence que Verlaine exerça sur la jeune littérature d'alors par son œuvre d'une sensibilité si fine et si nouvelle.

A travers les pages de ce volume, la personnalité du poète apparaît dans ses diverses transformations : son œuvre est le reflet de sa vie ; et si les Poèmes Saturniens étaient un essai de poésie objective, les derniers volumes, depuis Sagesse, sont l'expression directe d'une âme douloureuse qui se confesse.

Quelle fut l'influence de Rimbaud sur Verlaine, au point de vue de cette évolution poétique ? M. Lepelletier essaie de le dire, mais peut-être ne prend-il pas assez au sérieux l'auteur d'une Saison en Enfer.

§

M. Ernest Delahaye, qui fut le confident de Rimbaud pendant dix ans, a surtout cherché, dans son étude, à découvrir l'homme sous la poète. Son admiration manque un peu de sens critique, et sa critique de simplicité. Il exagère certainement lorsqu'il nous insinue que Rimbaud à lui seul tient « une place aussi grande que la Pléiade ». Et que vient faire ici cet éreintement bien inutile de Nietzsche, qu'il qualifie de pauvre diable au moi tuméfié (sic)?

M. Lepelletier vient de nous donner un Verlaine qui restera comme l'ouvrage le plus précieux et le plus sincère qu'on ait écrit sur le pauvre Lélian. L'étude définitive sur Rimbaud n'est pas encore faite.

§

M. Edmond Pilon continue la série de ses pastels : Portraits français. Voici : Pitton de Tournefort, qui consacra sa vie à l'étude des plantes et des fleurs, Mme de Chantal, cette mystique passionnée, et Mme de Warens, d'une piété un peu plus humaine. Voici encore Henry de Latouche, qui inspira un si grand amour et peut-être ses plus beaux vers à Mme Desbordes-Valmore :

J'étais à lui peut-être avant de l'avoir vu.

Mais le portrait que M. Pilon a peint avec le plus de prédilection, c'est celui de Sénancour ; son œuvre, dit-il, est « une source à l'ombre »... mais « l'onde est trop forte à nos cœurs sans passion ». Passion est sans doute ici synonyme de passion romantique, c'est-à-dire de délire passionnel. Sainte-Beuve disait d'Obermann que c'est un être « qui gémit sans cause, qui désire sans objet et qui ne voit rien, sinon qu'il n'est pas à sa place ; enfin, qui se traîne dans le vide et dans un infini désordre d'ennui... ». Ennui qui nous envahit, aujourd'hui, à la lecture de cet ouvrage. Cet amour excessif des paysages, des montagnes et de la solitude était-il vraiment sincère ? Par une sorte d'auto-suggestion littéraire, peut-être. Il aimait la vie, son livre sur l'Amour le prouve, et prouve aussi chez lui une belle expérience. M. Pilon écrit, et l'on croirait que c'est J.-J. Rousseau qui parle : « Ses plus hautes allégresses venaient toutes de la nature; c'est ce qui explique le caractère sacré de ses émotions. Voilà la vraie source. » La vie de Sénancour, c'est la littérature de Jean-Jacques mise en action : jamais peut-être œuvre n'eut une pareille influence sur une vie d'homme, sur ses désirs mêmes. Si Sénancour rêve d'une femme, il l'imagine dans une cabane, près d'un lac, sur une pente inclinée. « Derrière est un clos où sont rassemblés des légumes et des fruits. » Essai de retour aux joies primitives, dégoût des civilisations et des hommes, où entre une sorte de religiosité biblique. « Les cultes conventionnels, écrit M. Pilon, le fétichisme pour un dieu invisible, les châtiments religieux lui semblent autant de blasphèmes qu'il ne peut pas entendre. » Et il adore Dieu dans la nature.

JEAN DE GOURMONT.


LES REVUES

Revue Bleue : M. Gabriel Séailles explique l'œuvre d'Eugène Carrière. — Grande Revue : M. Ch. Humbert traite de « l'Etat d'âme de l'armée ». — Les Annales Romantiques : M. Alain Dubois découvre un romancier d'autrefois : Edouard Cassagneaux, qui écrivait dans le goût des feuilletonistes populaires actuels. — Mémento.


LES JOURNAUX

J.-K. Huysmans (Le Gaulois, 14 mai et le Temps, 14 mai), — Villiers de l'Isle-Adam et Alfred de Musset (le Temps, 7 mai).

M. Coppée nous donne dans le Gaulois quelques souvenirs discrets sur Huysmans. Après avoir conté le mal douloureux et la fin chrétienne de son ami, il rappelle comment il l'a connu :

J'ai connu Huysmans, il y a bien longtemps déjà, quand ni lui ni moi n'étions préoccupés par aucune pensée religieuse.

Quelques-uns de mes vers où j'ai tâché de dégager la poésie intime de la vie des petites gens et la mélancolie particulière des paysages suburbains ne déplaisaient pas au groupe des écrivains naturalistes, auquel s'était joint tout naturellement l'auteur des Sœurs Vatard. Il s'est assis avec moi, si j'ai bonne mémoire, au « Dîner du Bœuf-Nature », dont le nom indique suffisamment quel était le programme littéraire de la plupart des convives.

La table était présidée par Emile Zola. Cela se passait au moment où la publication de l'Assommoir dans le feuilleton du Bien public, interrompue par la colère des abonnés, finissait dans une revue, la République des Lettres, où Catulle Mendès lui donna l'hospitalité.

Je persiste à croire que les lecteurs du Bien Public eurent grand tort dans cette circonstance, car l'Assommoir est, dans son genre, une œuvre magistrale, et ce n'est pas, hélas ! pour avoir dit, dans ce fameux roman, de trop dures vérités sur le bas peuple de Paris qu'on ax voté [sic], aux cendres de Zola, les honneurs du Panthéon.

Au dîner du « Bœuf-Nature », qui avait lieu à l'entresol du café Procope, Zola venait avec deux ou trois compagnons de sa jeunesse, notamment le peintre Cézanne, alors inconnu et dont les tableaux atteignent aujourd'hui des prix fous, et avec ses disciples de la première heure. Mais les autres convives — Paul Bourget, Maurice Bouchor et moi-même, par exemple, — n'étaient pas destinés à s'enrôler dans le bataillon naturaliste.

Huysmans lui-même n'y fit qu'un court congé ; son originalité répugnait à toute discipline.

Indépendant comme on ne l'est pas, il a fui toutes les coteries et il a mené une existence discrète avec un petit nombre d'amis, beaucoup de livres et le constant souci de son art. L'origine hollandaise de cet homme d'intérieur et de foyer se révélait dans ses habitudes ; elles n'ont jamais changé depuis sa jeunesse, quand je le trouvais dans son haut logis de la rue de Sèvres, fumant sa cigarette au coin du feu et caressant Barre-de-Rouille, son chat au poil fauve, logé entre les cuisses de son maître.

Dans ces lignes que je trace hâtivement, je n'ai aucune prétention à la critique littéraire. Mais, dès les plus anciens écrits de Huysmans, on discerne aisément ce qui le sépare des naturalistes. Ceux-ci peignent de préférence les laideurs, les bassesses, les trivialités de la vie avec une sorte de désintéressement, d'indifférence ; leur pessimisme a quelque chose d'impassible. Huysmans subit comme eux l'attrait morbide des choses répugnantes et grotesques, sans doute, mais on sent qu'elles l'irritent et le dégoûtent.

Il montre ensuite comment, depuis A Rebours, on peut suivre les lents progrès de la conversion jusqu'à l'éclat d'En Route. Puis il constate que tant de livres, pourtant peu équivoques d'intention, n'ont pas convaincu les dévots de la sincérité de cette conversion :

Dans ses derniers livres, qui lui ont demandé douze ans de travail assidu, dans l'Oblat, dans la Cathédrale, dans les Foules de Lourdes, il a exalté, à sa manière assurément, et en évitant les banales formules, la gloire de Dieu et de l'Eglise.

Que faut-il de plus à certains dévots dont j'ai surpris la moue dédaigneuse et pourquoi, sans oser le dire, semblent-ils faire des réserves sur ce converti ? Peut-être parce que, si l'homme intérieur était changé en lui, l'artiste était resté le même et qu'il n'a pas adopté les fades clichés et le style sirupeux de tant d'homélies. Quelle pitié !

Ce sont les dévots, peut-être, qui ont raison. Le vrai renoncement pour M. Huysmans eût été l'abandon de son talent. Ah ! s'il s'était mis soudain à écrire comme M. René Bazin, tous les doutes étaient levés ! Le talent restera toujours, à très juste titre, suspect aux dévots. C'est le talent de Verlaine qui leur fit rejeter avec dégoût Sagesse que Palmé, sous peine de perdre sa clientèle, dut revendre immédiatement à Vanier. Les gens pieux qui se délectent aux Cantiques de Saint-Sulpice,

O prodige d'amour ! spectacle ravissant :
Sous un pain qui n'est plus, Dieu cache sa présence,

frémirent d'indignation en lisant les sonnets eucharistiques de Verlaine. Ils ont, quoi que l'on dise, du flair, et il n'y a pas d'exemple qu'ils n'aient persécuté un écrivain se permettant d'exposer les idées chrétiennes avec une certaine originalité littéraire. Hello, lui aussi, en a su quelque chose. M. Coppée a dit le mot. Pour les dévots, tous les genres sont mauvais, hors le genre sirupeux.

§

Huysmans écrivit, il y a deux ou trois ans, pour A Rebours, une préface tirée à petit nombre. Le Temps en donne un passage intéressant :

Je n'ai pas été élevé dans les écoles congrégaristes, mais bien dans un lycée ; je n'ai jamais été pieux dans ma jeunesse, et le côté de souvenir d'enfance, de première communion, d'éducation qui tient si souvent une grande place dans la conversion, n'en a tenu aucune dans la mienne. Et ce qui complique encore la difficulté et déroute toute analyse, c'est que lorsque j'écrivis A Rebours, je ne connaissais aucun catholique pratiquant, aucun prêtre ; je n'éprouvais aucune touche divine m'incitant à me diriger vers l'Eglise ; je vivais dans mon auge, tranquille ; il me semblait tout naturel de satisfaire les foucades de mes sens, et la pensée ne me venait même pas que ce genre de tournoi fût défendu.

A Rebours a paru en 1884 et je suis parti pour me convertir dans une Trappe en 1892 : près de huit années se sont écoulées avant que les semailles de ce livre aient levé ; mettons deux années, trois même, d'un travail de la Grâce, sourd, têtu, parfois sensible ; il n'en resterait pas moins cinq ans pendant lesquels je ne me souviens d'avoir éprouvé aucune velléité catholique, aucun regret de la vie que je menais, aucun désir de la renverser. Pourquoi, comment ai-je été aiguillé sur une voie perdue alors pour moi dans la nuit ? Je suis absolument incapable de le dire ; rien, sinon des ascendances de béguinages et de cloîtres, des prières de famille hollandaise très fervente et que j'ai d'ailleurs à peine connue, n'expliquera la parfaite inconscience du dernier cri, l'appel religieux de la dernière page de A Rebours.

Oui, je sais bien, il y a des gens très forts qui tracent des plans, organisent d'avance des itinéraires d'existence et les suivent ; il est même entendu, si je ne me trompe, qu'avec de la volonté on arrive à tout ; je veux bien le croire, mais, moi, je le confesse, je n'ai jamais été ni un homme tenace, ni un auteur madré. Ma vie et ma littérature ont une part de passivité, d'insu, de direction hors de moi très certaine.

La Providence me fut miséricordieuse et la Vierge me fut bonne. Je me suis borné à ne pas les contre-carrer lorsqu'elles attestaient leurs intentions, j'ai simplement obéi ; j'ai été mené par ce qu'on appelle « les voies extraordinaires » : si quelqu'un peut avoir la certitude du néant qu'il serait, sans l'aide de Dieu, c'est moi.

§

Nous trouvons, dans le Temps, ce curieux récit de la mort de Musset. M. Raoul Aubry, après avoir rappelé en quel abandon sa famille laissait le poète, continue :

On peut rappeler d'abord en quel abandon des siens mourut Alfred de Musset. Le poète vivait seul à Paris avec sa gouvernante Adèle Colin placée par sa famille près de lui. Mais Adèle Colin — s'il en faut croire les récits qu'elle-même nous a faits souvent — avait ordre de ne pas écrire à Mme de Musset mère, retirée à Angers avec sa fille et son fils Paul, les nouvelles graves qui l'eussent alarmée. Mme de Musset ignorait, en avril 1857, que son fils Alfred était terrassé par une recrudescence de fièvre et délirait presque constamment. Peu de jours avant sa mort, le poète aperçut une lettre adressée par sa mère à la gouvernante.

— Cette lettre, dit-il, est de ma mère ? Ah ! elle m'aimait beaucoup, autrefois, mais ils l'ont éloignée de moi. Ils l'ont accaparée, à Angers...

— Votre mère, répliqua la gouvernante, vous aime encore mieux que tous les autres !

— Non... Autrefois, c'était le bon temps ! Elle mettait des fleurs dans ma chambre, et je les trouvais en rentrant.

Adèle Colin, n'osant avertir Mme Edmée de Musset mère, écrivit au frère Paul qui accourut d'Angers à la fin d'avril. Le 1er mai au soir, Paul se retira, disant à la gouvernante : « Il est calme... Je crois que vous aurez une bonne nuit... » Mais vers trois heures du matin, comme Adèle Colin se penchait sur son lit, elle remarqua qu'il respirait à peine, employa l'éther, l'ammoniaque ; et sans souffrance, il passa entre ses bras, un petit souffle léger au bord des lèvres.

Adèle Colin, lorsqu'elle fait le récit de la journée et du soir qui suivirent, conte cette simple anecdote :

« Vers une heure du matin, on sonna à la porte. J'allai ouvrir, pensant que c'était quelqu'un de la famille. C'était un tout jeune homme qui sanglotait et qui demanda à voir Alfred de Musset.

« — Vous savez sans doute qu'il est mort ?

« — Oui, je sais ; je voudrais le voir.

« Ne sachant pas à qui j'avais affaire, et pour que le jeune homme n!insistât point, je lui répondis :

« — Non, en ce moment ce n'est pas possible ; la famille en pleurs est réunie dans le salon qui précède la chambre mortuaire ; je n'oserais vous annoncer. Mais revenez demain, à l'heure que vous voudrez ; vous le verrez je vous l'assure.

Ce jeune homme me remercia de la promesse que je lui faisais, et au moment où il allait se retirer, il me vint la pensée de lui demander son nom. Il me répondit :

« — Je me nomme Villiers de l'Isle-Adam. »

Villiers avait dix-huit ans. Il venait d'arriver à Paris. Ses premiers vers, comme l'a noté M. A. von Kraemer (1), sont fortement influencés par Musset.

R. DE BURY.

(1) Villiers de l'Isle-Adam, en literaturhistorisk studie ; Helsingfors, 1900.