SOMMAIRE

Remy de Gourmont : Le Succès et l'Idée de beauté.
André Fontainas : Anniversaire, poème.
Virgile Josz : Le Centenaire de Richard-Parkes Bonnington.
Georges Polti : Le Livre des Secrets.
Léon Charpentier : Les Transmigrations de Yo-Tchéou, comédie chinoise Tao-sse (actes III à IV).
Fernand Séverin : Poèmes.
Edmond Barthèlemy : Thomas Carlyle et la Démocratie : Le Principe de Différenciation.
Albert Delacour : Le Pape Rouge, roman (3e partie, fin).

REVUE DU MOIS
Remy de Gourmont : Epilogues. [Le Délire de la Science. - Chronique de la dépopulation].
Rachilde : Les Romans.
Henri de Régnier : Littérature.
Albert Prieur : Sciences.
Charles Merki : Archéologie, Voyages.
Carl Siger : Questions coloniales.
Charles-Henri Hirsch : Les Revues.
R. de Bury : Les Journaux.

La propriété littéraire (Eclair, 9 juillet). - Le fils du marquis de Sade (Journal, 3 juillet). - La fin de Dumas fils (Echo de Paris, 9 juillet). - Une nouvelle création de M. Henry Fouquier (Le Journal, 28 juin). - Christine de Suède au Vatican (Le Temps, 8 juillet). - Michelet, sa veuve et M. Claretie (Intermédiaire, 22 juin). [...].

Pierre de Bréville : Musique.
Henry-D. Davray : Lettres anglaises.
Ephrem Vincent : Lettres espagnoles.
R. G., Raphaël Mairoi : Variétés.

Villiers de l'Isle-Adam en Finlande.- Stendhal et Guy de Maupassant.

Mercure : Publications récentes.

Echos.

La question du "Christ moderne" (lettre de Gourmont à Louis Dumur).


LES JOURNAUX

La propriété littéraire (Eclair, 9 juillet). - Le fils du marquis de Sade (Journal, 3 juillet). - La fin de Dumas fils (Echo de Paris, 9 juillet). - Une nouvelle création de M. Henry Fouquier (Le Journal, 28 juin). - Christine de Suède au Vatican (Le Temps, 8 juillet). - Michelet, sa veuve et M. Claretie (Intermédiaire, 22 juin).

On lit dans l'Eclair du 9 juillet :

"Un jugement vient d'être rendu, qui porte la plus grave atteinte aux droits de l'histoire et de la critique.

M. Félix Chambon, bibliothécaire à l'Université de Paris, a publié un livre qui n'a été tiré qu'à 42 exemplaires, et par conséquent n'a pas été mis dans le commerce. Son ouvrage portait sur des Lettres inédites de Mérimée, qu'il avait découvertes. Il contenait :

1° Une introduction de 129 pages renfermant des documents nouveaux et inédits ;

2° Des lettres de Mérimée à Cousin, Boissonnade, Barthélemy Saint-Hilaire (214 pages) ;

3° Une étude critique sur les Lettres à Panizzi, du même Mérimée, publiées - non in-extenso - en 1881. Cette étude était appuyée de pièces justificatives, c'est-à-dire de quelques-unes des pages supprimées par les éditeurs (16 pages).

Les lettres inédites provenaient de bibliothèques publiques, de dépôts de l'Etat. M. Chambon avait l'autorisation du ministère ou des conservateurs des dépôts pour cette publication.

Lorsque le livre eut paru - ce livre a 42 exemplaires - quelle ne fut pas la surprise de M. Chambon ? Il se vit poursuivi, à la requête d'une dame Hémon, qui serait à l'heure présente la gardienne de la mémoire de Mérimée, qu'elle n'a jamais vu, ni lu peut-être. Les éditeurs des Lettres à Panizzi le poursuivaient également pour contrefaçon.

C'est le 28 septembre 1870 que mourait l'auteur de Carmen. Il n'avait pas d'héritiers directs. Il avait reçu les soins d'une Anglaise, amie d'enfance, miss Lagden, fort distinguée personne, qui le suivit de près dans la tombe. Il lui avait laissé sa fortune matérielle ; on y comprit ses papiers intimes. Cette jeune femme en laissa l'héritage à mistress Ewers, sa sœur. Celle-ci mourut et, par testament, légua ses biens à une dame Hémon.

Cette dame Hémon, quoique peu versée dans la critique littéraire, eut connaissance d'un livre que quarante-deux personnes avaient lu. Elle fit savoir à M. Chambon, par exploit d'huissier, qu'il publiait des lettres de Mérimée et que seule elle était en droit d'autoriser cette publication ; que l'Etat, même pour les lettres de cet auteur qu'il a en ses dépôts, n'a aucun droit et que, pour avoir omis de lui demander son concours, M. Chambon s'entendrait condamner en justice."

M. Chambon a été condamné. On voit la généalogie de cette propriété littéraire. Un écrivain laisse sa succession à une amie. Celle-ci meurt et sa sœur prend possession des œuvres de l'écrivain. La sœur les lègue par testament, avec ses robes et ses serviettes, à une femme à son service, - car telles furent, paraît-il, les relations de la dame Hémon avec mistress Ewers. Finalement ladite dame Hémon possède en toute propriété Mérimée ; et au point qu'elle a le droit de défendre que nul ne publie même une lettre de Mérimée, même si cette lettre se trouve en une bibliothèque publique. C'est le droit de vie et de mort. Le propriétaire d'une maison n'a pas le droit d'incendier sa maison ; la dame Hémon a le droit de jeter au feu Colomba, si elle trouve Colomba dans ses tiroirs. Elle peut tout, hors de comprendre la valeur, autre que marchande, de ce qu'elle détient.

Il est question, paraît-il, de porter à cent ans le délai de la propriété littéraire. Pourquoi cent ans ? Un produit de littérature ou d'art est ou n'est pas la propriété de son producteur. Pourquoi une loi spéciale ? C'est qu'il s'agit d'un privilège.

Les anciennes formules disaient le mot juste. Le mot privilège effraie les simples, mais que serait une société qui ne serait point basée sur le privilège, c'est-à-dire la faculté pour chaque catégorie sociale d'exercer des droits particuliers ? La voiture qui force un piéton à se détourner exerce un privilège. Les producteurs de littérature exercent un privilège. Il s'agit de s'entendre. On portera ce privilège à cent ans ; c'est peut-être beaucoup. Si ce n'est pas trop, il faudrait du moins essayer d'obtenir que, tombé en des mains hostiles, il devînt inoffensif. Il y a loin du droit de l'auteur sur son œuvre aux droits de la dame Hémon sur des œuvres qui lui sont venues comme on gagne un gros lot. Le public a peut-être bien aussi un droit d'usage sur des produits dont il est la matière première. "Je rends au public ce qu'il m'a prêté," disait La Bruyère. Mais le scandale n'est pas assez grand, de quelques lettres mises sous clef. Jadis, on eut celui du journal de Byron, brûlé par Moore. Il nous faudrait une pareille histoire. Alors, on réfléchirait.

§

M. Ginisty a essayé de reconstituer l'histoire du fils du marquis de Sade :

"J'ai, naguère, conté la touchante histoire de Mme de Sade, dont rien ne lassa l'admirable constance dans la pitié et le dévouement. Ces jours derniers, aux archives de la guerre, j'ai trouvé, malheureusement assez éparpillées, quelques notes qui évoquent une figure noblement inquiète : celle de Louis-Marie de Sade, fils aîné de l'abominable marquis, né le 27 avril 1767, et tué en Italie le 7 juin 1809.

Ces quelques pièces sont des documents administratifs indiquant les étapes décisives de la carrière de Louis-Marie de Sade. Elles laissent bien des lacunes irritantes pour la curiosité du chercheur ; elles ne font en leur sécheresse qu'effleurer certains points sur lesquels on souhaiterait plus de lumière. Elles sont suffisantes, cependant, pour reconstituer l'histoire morale de ce soldat qui, à ce qu'il semble bien, ne demeura soldat que pour chercher à laver, avec son sang, la tache jetée par les aberrations paternelles sur un nom qui avait été jadis glorieusement porté. Il avait, en effet, le goût de l'étude et des arts ; il s'était plu à de sérieux travaux sur l'origine de la nation française, et, pendant le Directoire et les débuts du Consulat, années difficiles à passer, après les ruines qui s'étaient accumulées autour de lui, il avait laborieusement vécu de son talent de graveur.

Le roman est souvent la vérité. Est-il impossible d'admettre qu'un hasard, en un temps où se multipliaient les éditions, scandaleusement illustrées, de Justine, apporta à Louis-Marie de Sade, graveur, la tâche d'interpréter quelques-uns des dessins abjects composés pour l'œu exécrable de son père ; qu'il eut le dégoût et l'horreur d'une telle besogne, qu'il conçut une humiliation et une douleur profondes de l'indignité de l'homme de qui il tenait la vie, et qu'il se jura, dès lors, d'effacer, par un pur éclat, la honte qui rejaillissait sur lui ?

Est-ce une hypothèse aventureuse ? Les dates sont là, cependant, qui la rendent vraisemblable.

C'est en 1801 que le marquis de Sade, devenu "le citoyen Sade", est arrêté par ordre du Premier Consul, qui ne pardonne point le pamphlet de Zoloé, où Joséphine est cruellement raillée, sous des traits facilement reconnaissables. C'est la même année que Louis-Marie de Sade commence ses démarches pour reprendre du service dans l'armée."

Le vertueux jeune homme s'engage dans une demi-brigade polonaise mise au service de l'Italie, devient officier de l'état-major du général de Beaumont, prend part à la bataille de Friedland comme aide-de-camp du général Marcognet, se conduit avec vaillance, mais sans que Napoléon veuille le récompenser. Il est ensuite envoyé en garnison à Otrante et trouve la mort en combattant des paysans révoltés, le 9 juin 1809.

L'article est intéressant, mais M. Ginisty ne prouve aucunement ce qu'il affirme. L'idée mystique d'expiation était peu répandue en 1801. On songeait à la fortune, au plaisir, à la gloire. Les mœurs de Justine se retrouvaient, d'ailleurs, à peine atténuées, parmi cette soldatesque internationale lancée sur l'Europe.

§

Tout le monde lâche Dumas fils. M. Lepelletier lui donne le coup de grâce :

"Un critique ingénieux écrivait, au moment de la mort d'Alexandre Dumas fils, cette épitaphe sévère, mais justifiée aux yeux de certains : Que reste-t-il de la plupart de ses drames ? Ce qui reste de la Case de l'Oncle Tom.

Le hasard des représentations dramatiques accouple en ce moment, sur les colonnes-affiches, ces deux pièces sexagénaires, l'Ami des Femmes et la Case de l'Oncle Tom, et corrobore ainsi l'opinion du critique, tout en la démentant en apparence. C'est un retour offensif du théâtre à thèse, la formule la plus éphémère de l'art dramatique. Ces pièces à thèse intéressent-elles les jeunes générations ? C'est possible : des touristes se succédant visitent encore avec curiosité les champs mémorables où se livrèrent des batailles."

II rappelle ensuite le fameux, stupide et cruel "Tue-la !", cri de nègre ivre d'avoir lu la Bible, et cette manie contradictoire, ayant égorgé, pour une faiblesse, la femme honnête, de vouloir réhabiliter les catins. Idée vraiment incompréhensible pour un homme d'aujourd'hui, quelques têtes émergeant un peu au-dessus du christianisme ayant pensé des choses qui ont troublé les intelligences.

"Alexandre Dumas, dit M. Lepelletier, s'était donné comme une mission : il combattait un esclavage moral existant de son temps. Il voulait affranchir courtisanes, bâtards et filles séduites. Il y avait de l'atavisme dans ce généreux apostolat. N'était-il pas le petit-fils d'un blanc et d'une esclave ? Il s'apitoyait, de par l'hérédité, sur les victimes du Code, sur les esclaves de l'ordre social, des mœurs, des préjugés. Il obéissait à la voix du sang noir mélangé dans ses veines. C'était sa grand'mère, la négresse Tiennette, et c'était sa mère, l'ouvrière délaissée, qui lui inspiraient ses appels émancipateurs. Ils ont été entendus, et c'est pourquoi ils ne touchent plus guère aujourd'hui.

La reprise au théâtre de la thèse de Mme Beecher-Stowe apparaît donc comme aussi dépourvue d'actualité, et aussi dénuée d'intérêt que celle des thèses de Dumas."

§

M. Fouquier commence ainsi une de ses chroniques : "Parlons un peu de poésie." Et il en parle, hélas! - et il accumule les bévues. D'abord, il est en retard de douze ou quinze ans. Exemple : "Ils prétendent que la poésie est faite non pour exprimer des idées précises, mais pour évoquer des impressions de rêve, et les traduire à la façon de la musique. La nuit, disent-ils, quand vous songez, et même à l'état de veille quand vous regardez un paysage à la clarté obscure des étoiles, vous voyez passer devant vos yeux clos ou ouverts des formes indécises, et l'impression de terreur ou de plaisir que vous ressentez tient justement à leur indécision. C'est cette impression que doit traduire la poésie comme le fait la musique." Comme cela s'applique bien à la poésie de Samain, aux derniers vers de Régnier, aux Stances de Moréas, aux poèmes lyriques de Vielé-Griffin, aux Elégies de Jammes, aux Ballades de Fort, aux "méditations" de Charles Guérin ! On n'aurait même pas mentionné cet article fugitif s'il ne contenait ceci :

"J'ouvre au hasard - j'en donne ma parole - un livre de M. Kahn, qui est certainement un homme de talent. Dans ses Châteaux nomades, je copie trois strophes..." M. Fouquier n'a pas perdu sa journée du 28 juin. Il a donné un pendant au célèbre : "Lafargue que j'ignore."

§

Christine de Suède est la seule femme qui ait jamais mangé officiellement à la table du pape. Cet honneur lui fut accordé par Alexandre VII, puis, une autre fois, par Clément IX Sans doute ces papes voulurent-ils témoigner ainsi à la reine leur satisfaction de ce qu'elle avait abjuré le luthérianisme et aussi de ce qu'elle avait choisi Rome comme séjour. On savait sans doute déjà à la cour pontificale la vérité sur la mort de Monaldeschi, vérité qui n'a pas fait encore beaucoup de chemin, - quoiqu' elle marche depuis deux cent cinquante ans. Loin d'être l'amant de Christine, Monaldeschi intriguait bassement pour s'approcher d'elle. C'était un coquin très vulgaire, habile à la lettre anonyme, au mensonge, à la trahison. Christine ne le fit pas assassiner. Elle le condamna à mort et le fit exécuter. Les exécuteurs ne valaient pas mieux que le patient, ils n'étaient point pires. L'acte de Christine, qu'un historien trouverait tout naturel dans l'Italie du quinzième, nous choque dans la France du dix-septième siècle. Ce ne fut pas un crime, mais un anachronisme, et l'amour n'y joua aucun rôle. Et après tout, une femme telle que Christine, l'une des plus extraordinaires qui furent jamais, on peut chercher à la comprendre, mais non se permettre de la juger ; peut-être aussi que l'admiration suffit. Les luthériens, qui ne lui ont jamais pardonné son abjuration, ont propagé avec délices la légende de Fontainebleau. Le Temps, à qui on emprunte la citation qui va suivre, appelle Christine "la criminelle fille du vainqueur de Lutzen". Propos de religionnaire.

Voici l'anecdote du repas au Vatican :

"Pour l'exécution de son projet, le pape se heurta à une première difficulté. L'usage des fauteuils, en présence du pontife, étant exclusivement réservé aux souverains régnants, les autres personnages devaient se contenter d'une chaise à dossier bas et sans appui pour les bras. Christine ne régnait plus, mais elle prétendait à tous les privilèges. En voulant lui rendre hommage il ne fallait pas risquer de la blesser. Alexandre VII appela le Bernin à son aide. Le créateur du barocco se mit à l'oeuvre et imagina un siège hybride, ni chaise ni fauteuil, beaucoup plus bas que celui du pape, mais ayant toutefois une apparence assez majestueuse pour ne pas éveiller les susceptibilités de la reine de Suède.

Le repas eut lieu le 26 décembre 1655, dans la grande salle du Vatican, et voici la description qu'en donne Gualdo, historien de Christine :

Les deux tables étaient distantes l'une de l'autre d'environ deux mains. Celle où était le pontife était de deux doigts plus haute que celle de la reine ; le pape était assis au milieu, sur un fauteuil en velours rouge et une grande estrade, haute d'une demi-main ; la reine s'assit sur le siège royal fabriqué expressément pour elle, du côté droit, sous le baldaquin, mais au ras du pavé sur un tapis. Don Antonio della Cuena donna à Sa Majesté la serviette, le marquis Ippolito Bentivoglio lui servit la coupe, et le comte Francesco Maria Santinelli fit le buffetier, c'est-à-dire l'assaggio (goûter aux mets avant de les passer). Le dîner fut proportionné à la grandeur d'un grand prince vis-à-vis d'une grande princesse." Ce cérémonial fut, à peu de choses près, celui qui fut suivi pour le repas que lui offrit Clément IX, le 9 décembre 1668, mais il manqua, et ce fut dommage, le "ni-chaise-ni-fauteuil" du Bernin.

§

L'Intermédiaire du 22 juin a publié cette note : "Michelet, sa veuve et M. Jules Claretie (XLIII, 668). - M. R. de Bury a raison en se demandant si Mme Michelet n'a pas délayé les manuscrits de son mari. Elle les a délayés. Le texte donné par M. Jules Claretie a été recopié par lui sur les autographes de Carnavalet que M. Georges Caïn lui avait confiés. Ce texte est scrupuleusement respecté. Voilà qui clôt toute polémique. Y."

R. DE BURY.

[entoilage : Nausicaa Buat, 10.02.2001]