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Janvier [1901]

De l'arbitrage ou guerre à la guerre. — La France, sans que s'en doute presque aucun Français, vient de faire l'expérience de l'arbitrage. Ce fut à son détriment. Il s'agissait de savoir à qui reviendrait un territoire contesté, étendu entre l'Oyapoc et l'Amazone. L'arbitre, après de pénibles méditations, a tranché le différend en attribuant au Brésil la totalité de l'objet du litige. En négociant directement, en concédant au Brésil tout ce qu'il y avait de sérieux dans ses prétentions, en ayant l'air de faire les concessions les plus amicales, la France eût obtenu dix fois plus de son sage adversaire que de son juge. L'aventure est décourageante. Si l'arbitre a donné ses motifs et si on les a publiés, je ne les ai pas lus. Ils doivent être juridiques, — et justes, jusqu'à la nausée. La justice est juste ; c'est ce qui la rend épouvantable, surtout quand elle ne se trompe pas. Les juges qui condamnent un innocent sont beaucoup moins terribles que ceux qui condamnent un coupable. L'arbitre qui sait que ce territoire appartient au Brésil en toute justice, — cet arbitre-là me fait peur. Si, au lieu de choisir un homme juste, on avait choisi un homme intelligent, c'est-à-dire dégagé du préjugé de la justice ? Alors, un pointillé oscillait vers le milieu du territoire, contournant les montagnes, virant autour des sources, jouant avec la ligne sacrée du partage des eaux ; et tout le monde était content. L'arbitre appelé à concilier d'honnêtes gens satisfait les deux parties, s'il n'est pas un sot. La formule est connue ; vous avez tort et raison tous les deux. Un appelant est presque aussi heureux d'avoir tort que d'avoir raison ; mais il faut savoir doser les mérites et les démérites. Donner tort entièrement, c'est taxer de mauvaise foi celui que l'on condamne.

Mais ce litige ne portait point sur une question vitale. Il s'agit de plaines, de forêts, de mines qui pourront devenir l'objet de fructueuses exploitations. Ce possible est lointain, et quand il se réalisera il y a longtemps sans doute que les Amazones ne feront plus partie du Brésil ; une république indépendante se forme le long des rives du grand fleuve. Toute cette Amérique du sud est tellement provisoire ! C'est l'Europe au lendemain des invasions. Et puis, si elles sont vraiment riches, ces mines de Counani, quel cadeau pour un pays que son étendue même rend difficile à défendre ! Sans leurs mines, les Boers seraient inconnus et heureux. Puisse le Brésil n'avoir pas besoin d'arbitre quand il s'agira de réalités et non d'hypothèses ; il n'en trouverait plus.

Pas plus que n'en trouvera le Transvaal.

L'arbitrage international n'est possible que quand la question à résoudre est de médiocre importance ; ou quand c'est la partie la plus forte qui l'impose à la plus faible ; ou quand les deux parties préfèrent une perte immédiate à un gain qui devrait être acheté trop cher, ou encore, quand l'arbitre prend à la fois l'attitude du juge et l'appareil du gendarme. Si le conflit avait été entre le Transvaal et le Portugal, trois grandes puissances au moins se seraient disputé le plaisir et le profit de mettre la paix dans le ménage. Mais les Boers alors eussent-ils accepté ? Aujourd'hui le mot arbitrage dans la bouche de M. Krüger est le pseudonyme du mot intervention ; mais avec quelque chose d'humble qui ne sied pas à de si vaillants soldats.

J'aurais voulu une figure plus hautaine et un appel à d'autres idées.

On peut tromper le peuple avec quelques chaleureux mouvements d'idéologie sentimentale ; cela ne saurait incliner aux actes décisifs des hommes qui ont la responsabilité de la vie réelle des peuples. Quoi ! venir demander l'arbitrage, c'est-à-dire, en langage obscur, en appeler à la justice au nom du droit ? Ces termes de plaidoirie n'ont plus aucun sens dès qu'on les emploie hors du milieu qui leur assure une sanction. La sentence d'une cour d'assises a une valeur, qu'elle évoque en même temps que l'idée de justice, l'idée de force. L'accusé est contraint de se soumettre ; il est le prisonnier non d'une formule, mais d'une puissance. Mais que toute l'Europe, au fond de sa conscience — la conscience de l'Europe ! — condamne l'Angleterre, et même hurle dans les rues et le long des chemins le texte fougueux d'une réprobation unanime et lyrique, quelle importance cela peut-il bien avoir si l'Angleterre n'entend pas en même temps le grondement des cuirassés et du branle-bas de combat ? M. Krüger, en somme, nous pose indiscrètement cette question : Ne voudriez-vous point faire un peu la guerre à l'Angleterre ?

Peut-être. Mais c'est tout de même une affaire qui incline à quelques méditations. L'Angleterre est une île. Les îles, on ne sait par quel bout les prendre. Laissez-nous réfléchir. Nous agirons selon notre intérêt.

Si le mot intérêt semble plat et d'une moralité trop commerciale, on dira, en se servant des mots de Nietzsche, l'instinct de grandeur. La justice, le droit, c'est la part du sentiment, la part du peuple. A ces gentillesses, qui témoignent d'une bonne nature, quoique d'une physiologie un peu débilitée, nous sommes forcés d'opposer le désir de vivre, qui contient la volonté de vivre toujours davantage et mieux, — et c'est l'instinct de grandeur. Soyez bons, compatissants, justes ; mais sachez que c'est un luxe que vous ne pouvez vous permettre qu'à la condition d'être en même temps très forts. Soignez la thermique de vos sentiments ; soignez aussi votre force. Si elle diminuait d'un degré, d'un seul degré, vous deviendriez tout d'un coup féroces. Les débiles se mettent en colère puérilement; les forts dans le même temps regardent la même cause avec un sourire de compassion.

Je ne puis comprendre ce qu'espèrent les partisans de l'arbitrage, puisqu'il est de toute évidence que l'Angleterre n'en acceptera jamais l'humiliation. Le jour où elle se verrait, par l'opiniâtreté magnifique des Boers, contrainte à un accord elle saurait bien sans doute se passer d'un notaire. Ce qui s'accomplit dans l'Afrique du Sud est odieux et blessant pour la sensibilité ; mais ni des discours n'y remédieront, ni des pétitions, ni de douces sentences. Il n'y a de droit contre la force que la force elle-même. Comme disent, avec une infinie naïveté, les fous de l'internationalisme : « guerre à la guerre ! » Soit. Il ne s'agit après tout que de mobiliser, contre la flotte anglaise, tous les bateaux de l'Europe.

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M. Chamberlain et la moralité des hommes d'Etat. — On a publié la longue liste des crimes de M. Chamberlain et de sa famille. Ces gens sans scrupule sont associés à presque toutes les maisons de commerce qui fournissent à l'armée et à la marine engins, munitions, nourritures et vêtements. De sorte que M. Chamberlain gagne quand l'Angleterre fait la guerre et perd quand elle vit en paix. Il aurait intérêt à faire durer le conflit de l'Afrique du Sud ; et, ce conflit apaisé, à en susciter de nouveaux. Voilà le raisonnement simpliste des clergymen qui ont la foi. Mais d'autres supposent que ce ministre hardi ne fut jamais tenté de faire passer ses propres intérêts avant ceux de son pays. Il profite de l'état de guerre en s'associant à des marchands d'obus ; mais il profiterait tout aussi bien de l'état de paix en confiant ses fonds à des marchands de poudingues. C'est un homme pratique et intelligent. Est-il coquin en même temps ? Sans doute presque aucun Anglais n'a de bien fortes illusions sur la moralité de M. Chamberlain. On l'admire beaucoup plus qu'on ne l'estime.

Cependant ce même Anglais, qui juge que M. Chamberlain est d'une probité médiocre, ne juge pas en même temps et par cela même qu'il soit un mauvais ministre des colonies. Ici l'instinct se sépare nettement de l'intelligence acquise. La question est de savoir si M. Chamberlain sera vainqueur dans le duel qu'il mène contre les Boers, — et non s'il s'est enrichi par des moyens illicites. On peut, ministre, profiter d'une fourniture de guerre, et n'être pas un ministre incapable. L'Anglais dissocie ces deux idées. Son habitude du commerce lui a enseigné l'art de sérier les questions. Il ne confond pas la moralité et la capacité. Et ainsi il se montre, en ce point essentiel, supérieur aux Français, se souvient-on de tout ce bruit mené à propos de quelques décorations dont un de nos ministres était accusé d'avoir trafiqué ? On n'a pas insisté ; mais la belle affaire ! Puisqu'il y a des gens assez bêtes pour acheter du ruban rouge, pourquoi n'y en aurait-il pas d'assez malins pour en vendre ? De tous les commerces, je n'en vois guère de plus innocent et qui lèse moins d'intérêts. Certes, l'épicier qui vend du beurre en faux et du lait en simulacre est bien plus coupable. Mais il s'agissait du ministre des colonies. Qu'il eût négligé de faire voter le réseau de câbles qui devait nous libérer de l'espionnage anglais, cela n'intéressait personne ; et, au contraire, eût-il rendu à son pays les plus grands services, cela n'aurait arrêté personne. Il y a maintenant dans les esprits un état singulier de confusion ; on ignore tout, jusqu'au principe de la division des aptitudes. On ne demande plus de savoir leur métier à un ministre ou à un général, on leur demande d'être vertueux, d'avoir la vertu à la mode. Depuis le panamisme, le monde politique joue à l'honnêteté, peut-être par incapacité de jouer à l'intelligence.

Notre moralité croît. Cela se pourrait. Reste à savoir quelle est la valeur de la moralité. Si, par hasard, c'était une maladie comme le diabète ? Si c'était le signe d'un trouble dans la nutrition intellectuelle ? Relisez les expériences de Claude Bernard sur la production du sucre par le foie. Changez les mots : mettez cerveau et moralité. En paralysant certaines fonctions intellectuelles, on peut faire produire à l'intelligence une dose énorme de moralité.

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Octobre [1901]

La visite de Notre Petit Père. — D'ici, sous les arbres, hêtres, ormes et chênes, avec au loin, à l'horizon, le clair de lune de la mer argentée, dans ce calme que trouent seulement le cri des coqs qui se battent, le meuglement d'une vache, et le bruit léger du vent à travers le feuillage civilisé des acacias ; d'ici, le long du chemin vert qui mène au marais tout à coup nu, gris de la tangue, vert des cristes et des paturins nains, puis de la charrière indiquée dans le sable et qui, après la rude montée de la dune, vous jette sur les galets, le vent à la figure et le soleil d'occident dans les yeux ; d'ici, dans l'eau basse à la suite des pêcheurs de congres et des faucheurs de "pailleule", ce varech pâle qui forme les prairies de la mer, pâturages des chevaux marin ; d'ici, de la vie naturelle et qui serait saine sans la puanteur des cabarets, et belle sans les hospices de la plage ; d'ici, annoncée par des journaux en retard et dont le sens s'est perdu en route, la visite de notre Petit Père le Tsar n'offre pas un très grand intérêt. On est content qu'il ne vienne pas dans le pays, car les grandes manoeuvres suffisent, à l'occasion, pour abîmer les récoltes, vider les tonneaux, salir les sources, et affoler les filles. Le patriotisme est des plus modérés en ce coin de la France et sa forme hurlante redoutée à l'égal d'un divertissement d'ivrognes. La race est taciturne à l'état sobre ; l'enthousiasme lui apparaît tel qu'une maladie honteuse, tel que ces accidents cérébraux dont les familles ne sont pas fières. A l'état ivre, elle donne un fort coup de gosier, puis tombe abrutie. On travaille, on boit, on dort. Le bien-être sur place a tué le vieil esprit d'aventure et l'eau-de-vie de cru a détruit les muscles.

La froideur du paysan est de l'apathie. II y a une autre froideur qui est de la dignité. Quand ceci sera imprimé, les chandelles seront éteintes et refroidies ; on s'apercevra peut-être alors qu'il y en eut beaucoup trop d'allumées et que la fête manqua de discrétion et de distinction. La joie excessive que marqua la République à l'honneur que daignait lui faire le jeune autocrate fut de mauvais goût. Le marchand de bois, acquéreur d'un château historique, apprend en tremblant qu'un vrai prince va fouler ses tapis. C'est une émotion de ce genre qui a étreint le cœur très humble des membres du gouvernement. Ça se voit, et trop clairement, dans ces plans de tapissiers communiqués à la presse. En avons-nous fait assez ? semblent-ils toujours demander. Le prince sera-t-il content ? Daignera-t-il sourire ? Le gouvernement perd la tête dès qu'on lui annonce un visiteur "auguste" (comme disent les démocrates). Il y a une telle distance entre M. Loubet et Nicolas Alexandrowitch ! Et cette distance, la constitution absurde qui nous régit n'a rien fait pour la pallier. Là où il faudrait, revêtu de la pourpre, un César élu, un maître des élégances et des fantaisies, un prodigue doté d'un inépuisable revenu, on nous donne un petit bourgeois économe et propret. Ce n'est pas le bas empire ; c'est la basse province. Même d'humble origine, et ancien esclave, comme tel empereur romain, un président de la République pourrait faire grande figure. Il y a des maîtres parmi les serviteurs qu'une occasion peut élever à leur vraie place. Mais pour se maintenir au premier rang, ils ont, plus encore que les autres, besoin de la richesse vaine et même fausse qui fait les rois de théâtre. Un chef d'Etat moderne n'est plus qu'un roi de théâtre.

Ou bien si l'on juge que tous les hommes sont égaux même devant le protocole, pourquoi cet effarement ? M. Loubet a trop bonnement reconnu son infériorité et s'est mis trop volontiers, et la France avec lui, dans une posture humiliée, il y a des paysans fiers qui ne se troublent pas devant leur maître et leur offrent, tout droits, une rude poignée de main. C'est une attitude. Elle peut paraître insolente ; elle n'est point basse. C'est celle qu'en pareille occurrence auraient tenue les illustres bandits de 1792. Leurs successeurs ont de plus douces mœurs. Ils trouvent qu'on leur fait bien de l'honneur, et ils le disent, et ils se pressent au baise-main, cependant que leurs épouses, ayant pris des leçons, exécutent en rougissant le pas de la "révérence de cour".

Si c'était vrai que le tzar honore la France en daignant la visiter, cela justifierait les lamentations de ceux qui pleurent sur notre décadence. Si nous en sommes là, nous avons raison de montrer beaucoup d'humilité. Agenouillons-nous au passage de notre Petit Père ; peut-être voudra-t-il nous donner sa bénédiction et le pardon de nos péchés politiques.

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Octobre [1901].

L'Anarchie et les gouvernements. — L'affolement des journalistes et des politiciens après un attentat anarchiste est un spectacle assez divertissant. Il semble que l'homme invisible ait passé par là. On a vu un revolver se dresser, on a entendu le coup, on a vu tomber la victime : et pour le reste, mystère. Afin de calmer les nerfs de la multitude, la police déclare que ses limiers ont relevé les voies ; la bête est traquée, on va sonner l'hallali. Et c'est une harde tout entière qui tombera successivement mordue par les chiens. Il y a des mâles et des femelles ; voici d'abord la Goldman. Tout assassinat politique suggère l'idée de complot politique. On n'admet pas qu'un tel acte soit purement individuel ; ce serait alors une fantaisie absolument inexplicable. Mais pourquoi ne pas accepter, au moins provisoirement, l'inexplicable ? Des hommes professent cette croyance que l'autorité est mauvaise et qu'il faut la détruire par tous les moyens possibles. La première partie de cet article de foi est défendable. Des religions, devenues plus tard autoritaires, ont d'abord été des groupements de révoltés. Les premiers chrétiens comptèrent beaucoup de véritables anarchistes. A la vérité, ils ne méconnaissaient que l'autorité des hommes fort attentifs à obéir à l'autorité de Dieu, c'est-à-dire à des lois qu'ils avaient choisies volontairement. La maxime chrétienne "il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes" est tout à fait anarchiste. Elle affirme le droit pour un individu de ne céder, en somme, qu'à ses propres tendances, puisque ce que l'on appelle Dieu n'est le plus souvent que l'agrandissement et la projection d'une manière personnelle de sentir. Il y a des variétés nombreuses d'anarchie. Presque tout homme s'est trouvé en conflit avec une loi positive ; s'il a violé la loi, il a fait acte d'anarchiste ; il a nié, c'est-à-dire détruit, dans la mesure de ses forces, le principe d'autorité. Un anarchiste absolu est celui qui, chaque fois qu'il le peut faire sans dommage, se dérobe sans scrupule aux lois et à toutes les obligations sociales. Il nie et détruit l'autorité en ce qui le concerne personnellement ; il se rend libre autant qu'un homme peut être libre dans nos sociétés compliquées. Au delà de ce type, il y a l'anarchiste, qui veut imposer aux autres hommes sa propre haine de toute obéissance. Il le fait par la parole ou par l'acte, il pérore ou il tue. Il oscille de la démence verbale (car il n'a aucun talent, étant fanatique) à la démence active. C'est là l'entrée de l'inexplicable. L'inexplicable commence où finit l'égoïsme. Quoique le propagandisme soit toujours religieux, il faut cependant distinguer celui qui s'inspire d'une religion à prolongement vers l'au delà, de celui qui obéit aux suggestions d'une religion purement terrestre comme l'anarchie, le socialisme, le maçonnisme. Le propagandiste chrétien obéit à un intérêt égoïste ; en gagnant des âmes, il allège la sienne, il assure son bonheur éternel. Dieu, pour qui il travaille, accorde à ses ouvriers d'inestimables salaires. Quoique capricieux et plein d'insondables mystères (c'est la formule) il est bon maître et généreux. L'absurde missionnaire qui va se faire manger par les Niam-Niams ou dépiauter par les Chinois est, au fond, un homme d'une sagesse admirable et d'une prévoyance exemplaire. L'assassin de M. Mac-Kinley, s'il n'est pas un fou tout net, est un pur imbécile. Même regardé avec des yeux mystiques, ce sacrifice de deux victimes apparaît ridicule autant que criminel. Le désintéressement et le courage ne rachètent ni ne justifient une sottise. Car, — et après ? Car, — et quand même tous les chefs d'Etat du monde entier tomberaient frappés le même jour ? Le lendemain le même pouvoir serait restauré en d'autres mains, encore les mêmes. Il y a cependant un résultat, c'est que les sceptres deviennent plus lourds, accablants, et que les écharpes et les grands cordons vont prendre la rigueur des cilices. Cela n'est pas absolument mauvais. Il était honteux pour un guerrier, jadis, de mourir dans son lit. Voici revenir les temps où un chef d'État devra, pour faire figure dans l'histoire, tomber victime d'un anarchiste. Cela a fort bien réussi à M. Carnot, homme naturellement obscur. Pour devenir célèbre, il n'est rien de tel que de tuer ou d'être tué. On peut aussi avoir du génie et faire de grandes choses ; mais c'est plus difficile.

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Novembre [1901].

Le culte des Morts. — Voici sans doute une des plus curieuses, des plus anciennes, et des plus nouvelles manifestations du sentiment religieux. Le culte des morts repose sur cette idée, que les morts ne sont pas morts ; il contrarie avec insistance le sens évident d'un des mots les plus clairs qui soient dans une langue. Ardisson, le "Vampire de Muy" (célèbre désormais à l'égal et au delà des plus grands génies), a déclaré, nous disent les journaux, "qu'il était fort étonné de ce que ses victimes ne lui répondissent pas, lorsqu'il leur parlait". "Je croyais que les morts pouvaient parler." Mais s'il a appris que les morts ne parlent pas, nul doute qu'il reste persuadé que les morts entendent, sentent, pensent, en un mot vivent. Ils sont muets, voilà tout. Le commun des hommes est-il plus avancé que ce triste épileptique ? Nullement. Et ce culte des morts en est la preuve.

Il ne s'agit pas du souvenir que l'on garde d'une personne aimée, de son image, de ses reliques ; il s'agit de la personne même. Morte, on la traite comme si elle vivait. On va la voir. Ceci est prodigieux. Une fatalité, un accident, la colère divine ont contraint cet homme à s'en aller demeurer sous terre. On appelle cela mourir. Soit, mais mourir signifie vivre d'une vie cachée ; cela ne signifie pas ne pas vivre. Les morts ne parlent pas, encore que les prêtres, les spirites et les charlatans excellent à tirer de leurs mânes de fructueux discours ; mais ils entendent, ils sentent, ils participent à la vie commune. Et on va les voir, on leur parle. Entends mes sanglots. Sois rassuré. Je t'aime toujours. Voici des fleurs. Les morts aiment qu'on leur donne des fleurs. Les gerbes leur sont agréables, mais surtout les couronnes. La couronne offerte aux morts est symbolique de l'élection paradisiaque. Ce n'est pas autre chose que la couronne des élus, accessoire des jeux païens que le christianisme conserva pour en faire l'insigne de la victoire suprême. Il y a ici une contradiction. Le mort est vivant, mais où se passe sa vie, où réside sa conscience, son âme ? Il faudrait, semble-t-il, opter entre le ciel et la terre. Si, au fond de leur tombe, les morts entendent les cris de qui se penche sur leur abîme, c'est donc que leur âme fut ensevelie avec eux et qu'elle réside sous le sépulcre ? Triste au-delà vraiment et dont ni les pleurs ni les fleurs ne peuvent diminuer l'horreur. Mais non. L'âme s'est séparée et elle a monté vers les espaces. Ce qui demeure là, c'est le corps inconscient. Les hommes sont-ils donc déments, d'apporter à la pierre et à la terre leur amour et leurs dons ? Les hommes sont raisonnables, par définition. Toute coutume est d'autant plus sage qu'elle est plus ancienne. Celle-ci, qui a résisté aux vagues des siècles, doit pouvoir s'expliquer logiquement.

Le culte des morts repose sur cette croyance obscure que les âmes reviennent, après la séparation, hanter le corps dont elles furent arrachées. Elles reviennent à l'appel des vivants et aussi au commandement de Dieu ; elles reviennent par nostalgie, selon leur caprice et aussi une fois par an, nécessairement, le jour où l'Eglise célèbre la Commémoration des Trépassés. Alors les morts sont reconstitués en vivants. Ils sont, au fond de leur tombe, comme sur un lit d'où ils écoutent les bruits du monde. Aux paroles qu'on leur adresse, ils répondent en suggérant des pensées.

Cette croyance était vive autrefois et universellement répandue. Elle n'est plus qu'une superstition vague et inavouée. Cependant le culte des morts, tel que nous le pratiquons, n'a pas d'autre origine et n'admet pas d'autre explication. En témoignage de sa véracité, les siècles passés nous ont légué une quantité de légendes. C'est dans la nuit du premier au deux novembre que les morts reconstitués soulevaient leurs pierres et dansaient. Holbein et tant d'autres ont dessiné ce ballet que le moyen âge, qui n'était pas sentimental, voulait comique autant que funèbre. Mais, chose assez curieuse, aux temps où ceci se passait, où le peuple croyait sans réserve à ces résurrections passagères, le culte des morts ne revêtait aucune forme matérielle. Les cimetières avec leurs tombes alignées proprement sous les arbres, parmi les fleurs, n'existaient pas. On inhumait les grands dans les églises. Le peuple des morts s'entassait en des fosses, d'où on retirait les os, à mesure qu'ils se nettoyaient, pour les ranger en murailles et en pyramides. Le cimetière des Innocents, à Paris, était un amas d'ossements et un lieu public. On s'y promenait le jour, et la nuit on y faisait l'amour. Nul respect et nulle crainte. D'ailleurs l'amour n'a pas peur de la mort et encore aujourd'hui, en beaucoup de pays, les cimetières sont le rendez-vous nocturne des prostituées : elles se couchent sur les tombes.

Tel qu'il se pratique maintenant, le culte des morts est une des dernières manifestations populaires du sentiment religieux. Il semble qu'il ait crû en même temps que diminuait le crédit des religions organisées. Ancien et même primitif en son essence, il est nouveau en sa forme actuelle, qui ne se rattache ni aux traditions catholiques orthodoxes, ni aux traditions purement païennes. Une facile enquête historique nous dirait à quel moment des foules ont commencé de se répandre dans les cimetières le deux novembre. Il ne doit pas y avoir beaucoup de siècles, — ni même peut-être beaucoup d'années (1). Mais ce qui est vieux, autant que le monde, c'est l'idée qu'il symbolise, l'idée, indéracinable du cœur de l'homme, que les morts ne sont pas morts.

(1) Un trait pourrait servir à fixer cette date. Le viol de sépulture n'est passible, d'après le Code, que de quelques mois de prison. Rédigée maintenant, la loi pénale serait bien plus sévère, les morts étant bien plus sacrés.

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Le Dénonciateur. — C'était une des vilaines choses de l'admirable civilisation romaine impériale, que la dénonciation y fût admise florissante et fructueuse. L'empereur, c'est-à-dire l'Etat, bénéficiait de la fortune du malheureux convaincu du crime vague de lèse-majesté, mais le dénonciateur en recevait une partie. Ni son acte ni ses profits ne disqualifiaient le delator, car il était hypocritement convenu qu'il n'avait parlé que pour le bien public. Je ne sais pas ce que peut rapporter de nos jours une dénonciation ; cela dépend sans doute de l'importance du service rendu à la police. Rien de plus naturel. Il est naturel aussi, car nous avons acquis certaines délicatesses, que le délateur moderne encoure le mépris public. C'est l'inconvénient d'un métier qui offre à ceux qui l'exercent avec froideur certaines compensations. Le délateur se confère en effet une sorte de magistrature soudaine et puissante. Il est celui qui met en marche le mécanisme cruel des lois pénales, il devient en quelques minutes, par son acte même, accusateur, juge et bourreau. Comme il serait intéressant de pouvoir observer le délateur au moment où, épelant avec frémissement tel prospectus suspect, il découvre le trait qui permet la plainte au parquet ! On verrait dans ses gestes, on lirait sur son visage quelque chose de la joie d'un gueux chercheur de poux. Et c'est bien sous cette apparence que je me peins le dénonciateur : c'est un chercheur de poux. Il paraît que des gens s'assemblent pour pouiller en commun la littérature et l'art, et cela complète la ressemblance avec les mœurs de ce qu'il y a de plus dégradé, de ce qu'il y a de simiesque dans l'humanité. Cependant le délateur parfois prétend n'obéir qu'à des mobiles élevés ; il protège la morale. Mais on ne voit pas bien ce qu'il peut y avoir de particulièrement élevé dans une religion ou dans une morale qui encouragent à la délation. Rien de plus relatif que l'élévation ; les âmes hautes et les âmes basses n'en jugent pas de même.

Retenons cependant ces mobiles, religion, morale ; ils permettent de séparer les délateurs en deux classes, de distinguer entre la sordide "casserole" et le dénonciateur piétiste. L'un obéit à des besoins, l'autre à sa conscience. Voilà la différence. On la trouvera énorme ou minime, selon le degré de pudeur dont on est capable. Ni le désintéressement ne suffit à légitimer un acte, ni l'intérêt ne suffit à le flétrir. La beauté ne devient pas laide pour avoir été vendue, et la laideur n'en est pas plus belle pour s'étaler sans but commercial. Quel que soit son mobile, la délation est un acte laid. Le magistrat, proprio motu, poursuit l'auteur d'un de ces papiers si bêtement appelés pornographiques (quand il y a dix mots français pour dire la même chose) ; c'est un malheur dont la victime n'a que tout juste le droit de se plaindre. La victime a couru volontairement un risque et le magistrat a fait son métier. Ce sont les relations du chasseur et du gibier, relations normales et qui ne comportent que deux dénouements, également rigoureux. Je n'aurai aucun mépris ni pour le chasseur ni pour les chiens qu'il nourrit et qu'il dresse. Mais que dire du chien volontaire, de l'auxiliaire bénévole de la police ? Rien de plus que ce que dirait un Monsieur Monod lui-même des familiers du Saint-Office, des auxiliaires de l'Inquisition.

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Décembre [1901]

Sur la liberté et la morale à propos de quelques petits faits récents. — « Nous demandons la liberté du théâtre », telle est la formule que nous avons signée, il y a quinze jours : et ce ne fut pas seulement, de ma part, pour faire plaisir à M. Antoine. Je demande la liberté du théâtre, et celle du livre, et la liberté des mœurs, et la liberté des religions et des philosophies et enfin toutes les libertés hormis celle de nuire à mon prochain par voies de fait ou d'injure, par le poing ou par le verbe. C'est peu de chose d'avoir la liberté d'écrire si l'écrit est soumis à la bêtise aveugle d'une loi à la bêtise baveuse d'un délateur (je me représente toujours le délateur bavant comme une limace). La parole, qui n'est que la forme extérieure de la pensée, devrait jouir des immunités de la pensée elle-même. Il y eut des tyrans qui firent tuer un favori pour un sourire équivoque, pour une lueur surprise dans les yeux, pour le soupçon qu'à l'intérieur de cette tête la pensée se révoltait ou méprisait. C'était logique ; car ce qu'il faut atteindre et supprimer c'est l'organe et non son produit, c'est l'arbre et non ses fruits. Mais si vous laissez vivre l'organe et fleurir l'arbre, souffrez qu'il vous offre des fruits conformes à son génie, à sa nature.

Je sais la puissance de la parole et avec quelle facilité elle se transforme en tendance à l'acte, arrivée dans une intelligence impulsive. L'éducation est basée là-dessus, et la contre-éducation aussi. Mais si un enfant normal doit être obéissant, il n'en est plus de même de l'homme normal. Tant pis pour le débile qui essaie de transformer en un coup de couteau une métaphore. Le malheureux n'a pas compris le jeu ; il est de toute justice qu'il soit puni. Ils sont plaisants ceux qui ont reproché à M. Tailhade de ne pas s'être fait lui-même régicide. Que n'engagent-ils les juges à tirer de leurs propres mains la ficelle de la guillotine. Si un procureur n'est pas disqualifié, à l'égal du bourreau, pour avoir demandé une mise à mort, on ne voit pas bien comment le serait un écrivain dans les mêmes conditions, — mais moins sûres, car le magistrat se fera obéir et l'écrivain crie dans le désert. Même s'il est Victor Hugo, son « Tu peux tuer cet homme avec tranquillité » s'en va, porté par le vent mourir au-dessus des Atlantiques. La parole est puissante, mais elle n'est qu'un des éléments de la force possible. Seule, elle est inoffensive : c'est la cartouche jetée avec la main contre une poitrine.

Cependant, l'art de gouverner, qui ne voit que des utilités et se rit des principes, peut prétendre à garantir les débiles et leurs victimes hypothétiques contre les vertus de la parole. C'est un système. Comme il est inconciliable avec la liberté d'écrire, il ne peut être logiquement employé dans un pays que l'on veut libre. Il y a des arguments pour les deux méthodes. Il faut choisir entre elles et ne pas les enchevêtrer.

L'exemple que j'ai pris d'abord est politique. S'il s'agit de morale, et c'est au nom de cette vieille dame que la liberté est le plus souvent offensée, la question ne change qu'en devenant plus complexe. On pourrait commencer à dévider ainsi l'écheveau : Qu'est-ce que la morale ? et : y a-t-il une morale ? La morale, qui n'existe pas en soi, existe tout de même relativement : on appelle communément préceptes moraux un ensemble d'usages, de préjugés, d'habitudes, de modes qu'il est de bon goût de ne pas enfreindre publiquement. La morale ne peut se comprendre, en dehors de l'enseignement des religions, que comparée à la mode : un acte se fait ou ne se fait pas, comme un chapeau se porte ou ne se porte pas. Mais le complexe est qu'il y a un très grand nombre de groupes sociaux dans une même société et que chacun, à part trois ou quatre points communs d'ailleurs visés par le Code et punis socialement, suit et une mode particulière et une morale particulière. Il y a aussi des changements dans ces petites morales selon les périodes, les saisons, les moments. Le pantalon de velours bleu se porte beaucoup parmi les charpentiers, mais un vitrier en serait déshonoré. Les gants blancs sont à la mode, mais non pas les bas blancs : on verra l'inverse, quand les blanchisseurs l'auront emporté sur les dégraisseurs et les bonnetiers sur les gantiers. Une mode, comme un précepte de morale, est toujours l'œuvre d'un clan, soit qu'il s'agisse d'intérêts matériels, soit qu'un exemple, venant de haut, ait entraîné beaucoup d'imitateurs. Il y eut de longues périodes, au moyen âge, au dix-huitième siècle, où l'amour et la fidélité conjugales eussent paru extrêmement ridicules et la jalousie d'un mari, immorale. Au dernier siècle un auteur dramatique, maintenant bien vieilli, proposa d'assassiner les femmes adultères ; son conseil eut du crédit et ensanglanta bien des canapés. Cette barbarie semble s'atténuer ; on reverra sans doute des mœurs analogues à celles dont Vigny a donné dans Quitte pour la peur une esquisse d'une si charmante immoralité. La morale de l'amour, qui est presque toute la morale, est particulièrement instable. Il n'est pas un caprice ou une aberration qu'elle n'ait acceptés et même favorisés depuis l'inversion pure et simple jusqu'à l'abstinence totale. Quelque professeur de philosophie prétendra que ces tolérances ne prouvent rien contre la perpétuité de la morale ; qu'il y a une morale in abstracto, antérieure et supérieure aux passions humaines. J'aime la théologie, qui est une science bien curieuse par ce qu'elle a d'irréel, dans l'air, — mais pas comme argument, dans une discussion sérieuse. Or, la croyance en une morale soustraite à l'évolution, au changement, à la mode est d'essence religieuse. C'est l'affirmation d'un article de catéchisme, et rien de plus. Un fervent moraliste, un homme d'une exemplaire piété humanitaire, ne proférait-il pas l'autre jour en une université à côté ceci : « Les fins de l'homme n'ont aucun rapport avec les fins de la nature » ? Le christianisme ne dit pas autre chose ; seulement il donnait ses raisons, lesquelles se résument dans le dogme du péché originel. Il faut, surtout dans l'absurde, une ferme logique. Cette force des théologiens manque aux philosophâtres d'aujourd'hui, et c'est en vain qu'ils essaient pour camper mieux en vue l'idole surannée de lui maçonner un nouveau piédestal. Ils ne manipulent que du sable, quand ce n'est pas du vent.

On ne peut plus songer sérieusement aujourd'hui, ni à placer l'homme au-dessus du déterminisme universel, ni à figurer la morale telle qu'un surnaturel phonographe dont la trompe répéterait sans repos de catégoriques aphorismes. II faut serrer cela aux musées ou aux magasins d'accessoires de la comédie sociale, avec la Bible, le catéchisme de Kœnigsberg et les œuvres complètes (qui ne tiendront pas beaucoup de place) du silencieux et perfide Lachelier. Il n'y a pas de morale éternelle.

Mais il y a une morale du moment. Elle serait valable, si elle était avouée presque unanimement. Nous vivons en un temps où les opinions sont diverses sur presque tous les sujets, opinions individuelles, opinions de groupes ou de caste ; il n'y a donc pas de morale complète unanime. Ce qu'on appelle ainsi, c'est l'ensemble des préjugés sur lesquels tous les groupes feignent d'être d'accord. Il se passe là le même phénomène qui unit toutes les volontés d'une foule, les pousse à un acte collectif dont, prise à part, presque aucune unité de la foule ne serait capable. Cette feinte est absolument nécessaire ; sans elle les relations sociales seraient impossibles. Elle constitue une sorte de langage et, comme la vraie langue, plutôt limitatif que direct. Dire « un chien », ce n'est pas signifier un animal précis, reconnaissable, c'est exclure de la proposition tout ce qui ne rentre pas dans le genre « chien ». Précise d'un côté, la limite est, de l'autre, indéterminée. Les préjugés moraux jouent un rôle analogue ; les idées qui les supportent sont limitatives extérieurement et intérieurement, vagues et flottantes. On voit assez bien ce que n'est pas un « honnête homme » ; mal, ce qu'il est. Mais c'est ce flottement qui donne, telle une bielle, de la facilité aux relations sociales, comme le vague du langage permet aux hommes de se comprendre c'est-à-dire de retrouver leur propre pensée affirmée ou contredite, dans les paroles d'autrui. Pour s'assimiler les langages précis, ceux de l'arithmétique ou de l'algèbre, il faut des années, et une vocation particulière. Les casuistes, qui traitèrent la morale selon la méthode analytique et expérimentale, employèrent des centaines d'in-folios à poser des principes contre lesquels s'est ruée une armée non moins lourde de tomes furieux. Ceux qui affirment doucement que la morale tient en cinq ou six préceptes, c'est comme s'ils disaient que toute la géométrie tient en cinq ou six définitions. On s'entend fort bien sur la morale quand on n'emploie que des termes limitatifs ; dès que l'on précise, c'est la controverse sans solution possible.

La morale courante, celle dont l'hypocrisie sociale parle couramment le langage flexible n'est donc qu'un ensemble de préjugés négatifs. Elle ordonne ce qu'il ne faut pas faire publiquement et ce qu'il ne faut pas dire tout haut. Ce dernier chapitre nous ramène, avec une précision mécanique, à l'aventure des Avariés, cette pièce dont le titre même est un aveu. Un médecin traitant ce sujet appelle son mémoire : les Syphilitiques ; le littérateur soumis à une morale verbale différente est forcé d'user d'un adoucissement. Les Avariés, cela voulait dire pour moi, avant toute explication, les fatigués, les malingres, les « vannés ». L'auteur avait si bien conscience de « l'immoralité » de son sujet qu'il l'avait tenu caché jusqu'au dernier moment, reconnaissant ainsi les droits de cette hypocrisie sociale dont il devait être la victime. Il y a une mode morale pour les actes ; il y en a une pour les mots. On peut s'excuser d'un manquement à la politesse sur son foie, son cœur, ses reins, ses pieds, sa gorge, sa rate, son estomac, son pancréas, mais non sur... ni sur... On attrape une bronchite, une entérite, mais non une... ou la..., à moins que l'on ne soit Candide en personne. C'est de quoi M. Brieux s'indigne, ainsi que plusieurs journalistes irréfléchis. Indignatio facit versum. M. Brieux et ses commentateurs n'ont fait que de la prose, et bien mauvaise, cependant que leurs idées demeuraient fort obscures. Ce qu'ils entreprennent de démolir, en effet, n'est rien autre chose que la pudeur sexuelle, ce chef-d'œuvre de l'hypocrisie sociale. Ils ne sont pas, et nul ne sera jamais de force. La pudeur, qui a ses ridicules, a son intérêt. C'est une puissante force conservatrice des races. Ce serait peut-être détruire le monde que de la détruire.

Mais elle est indestructible. En y touchant, on l'irrite et on l'exaspère. Les décolletés extrêmes nous ramèneront quelque jour au collet monté ; les pièces où l'on accouche et celles où l'on s'abreuve d'iodure entraîneront un tel dégoût que l'amour même sera décrié au théâtre. Si donc on admet la Censure, elle a eu raison. Le tout est de l'admettre. Je préfère la liberté. Quant à l'hypocrisie sociale, elle saura bien se défendre elle-même. Elle a deux armes terrible qui s'appellent Abstention et Silence.

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Brefs conseils à un journaliste touchant Victor Hugo.