Joris-Karl Huysmans (1848-1907) |
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1. « Les Livres », Mercure de France, mars 1890 2. « Les Livres », Mercure de France, septembre 1890 3. « J.-K. Huysmans », Le Livre des masques, 1896 4. « Sur M. Huysmans et sur la religion, l'art, le symbolique, le Diable et Christine de Stommeln », La Revue blanche, 1er avril 1898 5. « Le paganisme éternel », La Culture des idées, 1904 6. « M. Huysmans, écrivain pieux », Promenades littéraires, 1904 7. « Souvenirs sur Huysmans », Promenades littéraires, 3e série, 1909 8. « Huysmans et la cuisine », Paris-Journal, 9 septembre 1910 9. Traduction partielle d'une étude d'Arthur Symons sur J.-K. Huysmans, Mercure de France, mai 1892
3. « J.-K. Huysmans », Le Livre des masques, Mercure de France, 1896, p. 193-201
« Le Romanée et le Chambertin, le Clos-Vougeot et le Corton faisaient défiler devant lui des pompes abbatiales, des fêtes princières, des opulences de vêtements brochés d'or, embrasés de lumière ! Le Clos-Vougeot surtout, l'éblouissait. Ce vin lui semblait être le sirop des grands dignitaires. L'étiquette brillait devant ses yeux, comme ces gloires munies de rayons, placées dans les églises, derrière l'occiput des Vierges. » L'écrivain qui, en 1881, au milieu du marécage naturaliste, avait, devant un nom lu sur une carte des vins, une telle vision, même ironique, de splendeurs évoquées, devait inquiéter ses amis, leur faire soupçonner une défection prochaine. A quelques années de là, en effet, surgissait l'inattendu A Rebours, qui fut, non le point de départ, mais la consécration d'une littérature neuve. Il ne s'agissait plus tant de faire entrer dans l'Art, par la représentation, l'extériorité brute, que de tirer de cette extériorité même des motifs de rêve et de surélévation intérieure. En Rade développa encore ce système dont la fécondité est illimitée tandis que la méthode naturaliste s'est montrée plus stérile encore que ses ennemis n'auraient osé l'espérer système de la plus stricte logique et d'une si merveilleuse souplesse qu'il permet, sans forfaire à la vraisemblance, d'intercaler, en des scènes exactes de vie campagnarde, des pages comme « Esther », comme le « Voyage sélénien ». L'architecture de Là-Bas est érigée sur un plan analogue, mais la liberté s'y trouve, non sans profit, restreinte par l'unité du sujet, qui est absolue sous ses faces multiples : ni le Christ de Grünewald, en son extrême violence mystique, son atterrante et consolante hideur, n'est une fugue hors des lignes, ni la démoniaque forêt de Tiffauges, ni la cruelle Messe noire, ni aucun des « morceaux » ne sont déplacés ou inharmoniques ; pourtant, avant la liberté du roman on les eût critiqués, pas en eux-mêmes, mais tels que non rigoureusement nécessaires à la marche du livre. Par bonheur le roman est enfin libre, et pour dire plus, le roman, ainsi que le conçoivent encore M. Zola ou M. Bourget, nous apparaît d'une conception aussi surannée que le poème épique ou la tragédie. Seul, l'ancien cadre peut encore servir ; il est quelquefois nécessaire, pour amorcer le public à des sujets très ardus, de simuler de vagues intrigues romanesques, que l'on dénoue selon son propre gré, quand on a dit tout ce que l'on voulait dire. Mais l'essentiel de jadis est devenu l'accessoire, et un accessoire de plus en plus méprisé : très rares sont à l'heure actuelle les écrivains assez ingénieux ou assez forts pour se soutenir en un genre aussi démoli, pour éperonner encore avec assez d'autorité la cavalerie fatiguée des sentimentalités et des adultères. D'autre part, l'esthétique tend à se spécialiser en autant de formes qu'il y a de talents : parmi beaucoup de vanités, il y a d'admissibles orgueils auxquels on ne peut refuser de se créer leurs normes personnelles. M. Huysmans est de ceux-là : il ne fait plus de romans, il fait des livres, et il les conçoit selon un agencement original ; je crois que c'est une des causes pour quoi quelques-uns contestent encore sa littérature et la trouvent immorale. Ce dernier point est facile à expliquer d'un seul mot : pour le non-artiste, l'art est toujours immoral. Dès que l'on veut, par exemple, traduire en une langue nouvelle les relations des sexes, on est immoral parce que, fatalement, l'on fait voir des actes, qui, traités par les ordinaires procédés, demeureraient inaperçus, perdus dans le brouillard des lieux communs. C'est ainsi qu'un écrivain nullement érotique peut être, par des sots ou par des malveillants, accusé devant le public de stupides attentats. Il ne semble pas, cependant, que les faits d'amour ou plutôt d'aberration génésique rapportés dans Là-Bas soient bien alléchants pour la simplicité des ignorances virginales. Ce livre donne plutôt le dégoût ou l'horreur de la sensualité qu'il n'invite à des expériences folles ou même à des jonctions permises. L'immoralité, si l'on se place à un point de vue particulier et spécialement religieux, ne serait-ce pas au contraire d'insister sur exquisités de l'amour charnel et de vanter les délices de la copulation légitime ? L'immoralité absolue, pour les mystiques, c'est la joie de vivre. Le moyen âge ne connut pas nos hypocrisies. Il n'ignora rien des éternelles turpitudes, mais, dit Ozanam, il sut les haïr. Il n'usa ni de nos ménagements, ni de nos délicatesses ; il publia les vices et les sculpta sur les porches de ses cathédrales et dans les strophes de ses poètes, il eut moins souci de ne pas effaroucher les timoraisons des âmes mômières que de fendre les robes et montrer à l'homme, pour lui faire honte, toutes les laideurs de sa basse animalité. Mais il ne roule pas la brute dans son vice ; il l'agenouille et lui fait relever la tête. M. Huysmans a compris tout cela, et c'était difficile à conquérir. Après les horreurs de la débauche satanique, avant la punition terrestre, il a, comme le noble peuple en larmes qu'il évoque, pardonné même au plus effrayant des massacreurs d'enfants, au sadique le plus turpide, à l'orgueilleux le plus monstrueusement fou qui fut jamais. Ayant absous un tel homme, il put sans pharisaïsme s'absoudre lui-même et, avec l'aide de Dieu, quelques secours plus humbles et tout fraternels, de bonnes lectures, la fréquentation des douces chapelles conventuelles, M. Huysmans un jour se trouva converti au mysticisme et écrivit En Route, ce livre pareil à une statue de pierre qui tout à coup se mettrait à pleurer. C'est du mysticisme un peu rauque et un peu dur, mais M. Huysmans est dur, comme ses phrases, comme ses épithètes, comme ses adverbes. Le mysticisme lui est entré plus avant dans l'œil que dans l'âme. Il observa les faits religieux avec la peur d'en être dupe et l'espoir qu'ils seraient absurdes ; il a été pris dans les mailles mêmes du credo-quia-absurdum victime heureuse de sa curiosité. Maintenant, fatigué d'avoir regardé les visages hypocrites des hommes, il regarde des pierres, préparant un livre suprême sur « La Cathédrale ». Là , s'il s'agit de sentir et de comprendre, il s'agit surtout de voir. Il verra comme personne n'a vu, car nul n'a jamais été doué d'un regard aussi aigu, aussi vrillant, aussi net, aussi adroit à s'insinuer jusque dans les replis des visages, des rosaces et des masques. Huysmans est un œil. 6. « M. Huysmans, écrivain pieux », Promenades littéraires, 1904, p. 24-40 M. HUYSMANS, ÉCRIVAIN PIEUX Le roman chrétien, de valeur et d'influence, est rare dans la littérature française. La race n'est pas religieuse ; les questions de morale ou de dogmatique ne l'ont jamais intéressée que lorsqu'elle a pu y associer des idées politiques, des vues sociales, des plaisirs artistiques. Sans doute, le plus ancien monument, vraiment littéraire, de notre langue, est une œuvre d'inspiration religieuse, cléricale et monacale, la Vie de saint Alexis ; mais presque en même temps surgit un poème romanesque, purement politique et patriotique, la Chanson de Roland. Comme le dernier héros des romans de M. Huysmans, Alexis est un homme qui renonce au monde, qui cherche Dieu, qui trouve toute sa joie dans la prière et dans le sacrifice. Son histoire est bien plus belle que celle de Durtal ; elle est tragique, poignante et rédigée dans un style simple et noble, comme celui des cathédrales romanes. D'œuvres chrétiennes de cette beauté, il n'y en a point d'autres dans la littérature française ; et, pour retrouver cette même inspiration, il ne faut pas franchir moins de huit siècles, il faut arriver à Chateaubriand et rencontrer les Martyrs. Comme toute la chimie dépend de Lavoisier, toute la poésie moderne, et par poésie j'entends toute l'imagination, dépend de Chateaubriand ; et avec toute la poésie, tout le style, toute l'éloquence. Il a formé Victor Hugo aussi bien que Flaubert, Taine aussi bien que Michelet ; George Sand a refait René toute sa vie et l'un de nos derniers grands écrivains, Villiers de l'Isle-Adam, né de la même terre que l'auteur des Mémoires d'outre-tombe, avait profondément subi sa domination littéraire. On se souvient de l'un des derniers grands succès de librairie, de Quo Vadis ? Et qu'était-ce que ce roman, sinon une transposition moderne des Martyrs, adroitement mis à la portée du vaste public ignorant ? Et qu'est-ce que l'Oblat, enfin, et la Cathédrale, sinon l'amplification de quelques chapitres du Génie du christianisme ? Entre le XVIIIe et le XIXe siècle, il y a Chateaubriand; pour passer de l'un à l'autre, il faut traverser son jardin. La plupart des romans français d'inspiration chrétienne se proposent le même but que l'œuvre capitale de Chateaubriand ; leurs tendances sont nettement apologétiques. Il y a très peu d'écrivains, même aujourd'hui, d'esprit assez libre pour traiter sans passion des questions religieuses. Si l'on parle du clergé, c'est pour le dénigrer ou en faire l'éloge ; il est presque impossible de décrire ses mœurs froidement, comme s'il s'agissait de n'importe quelle autre catégorie sociale. C'est surtout par l'intention apologétique que M. Huysmans suit la tradition de Chateaubriand, car sa méthode littéraire est fort différente. Il arrive aussi que, voulant exalter l'Eglise, il la déprécie. Cela n'est pas naïveté, mais bien sincérité. La foi de M. Huysmans a l'air d'être si solide qu'aucune des tares de ce qu'il aime ne saurait la décourager. Il est sérieux excessivement, ce qui l'a mené tout droit à la crédulité. On ne peut imaginer une intelligence plus docile aux choses de la foi. C'est avec la candeur d'un petit enfant qu'il nous conte la vie prodigieuse de Sainte Lydwine. Voilà où mène le naturalisme. Voilà où mène cette idée singulière qu'il y a une Vérité et qu'on peut l'atteindre, la toucher, la baiser. M. Huysmans décidément tombe à genoux, baise pieusement la croix du calvaire. Non seulement il n'y a plus aucune hésitation ni aucune hérésie dans sa foi, mais il recherche au fond des parties obscures de la religion tout ce qu'il y a de plus extraordinaire, de plus extravagant, de plus fou, de plus impossible. Les mystères reconnus ne lui suffisent pas, ni les miracles admis. Il lui faut des absurdités particulières, des fantasmagories spéciales. Mais cette attitude, au moins, est brave. M. Huysmans ne distingue que deux ordres de faits religieux : les ordinaires, qu'il dédaigne et laisse au troupeau ; les extraordinaires, dont il se délecte et qu'il tient pour essentiels. Loin de suivre la tendance des chrétiens lâches qui, peu à peu, réduisent leur christianisme à une morale de pauvres hères, sourient des miracles, méprisent le décor démoniaque ou mystique, édifient à l'ombre des autorisations rationalistes, une religion simple et prudente, calquée sur un règlement d'usine, loin de se mêler à ces humbles dévots, M. Huysmans revendique une sorte de catholicisme intégral où se retrouveraient toute la foi, tout l'art, toute l'inquiétude, toutes les contradictions, toutes les couleurs dont une longue croyance fut, à travers les siècles, exaltée, embellie, troublée, déchirée, enflammée. Mais cette audace eût gagné, tout de même, à être servie par une meilleure critique. Au lieu d'un livre qui ne peut plaire qu'à demi et déplaire qu'à moitié aux croyants et aux autres, nous aurions eu l'œuvre qui fait hurler les tièdes et qui réjouit les excessifs et les audacieux. La crédulité est amusante dans le peuple, et utile ; elle a créé les légendes, les contes, les superstitions. Elle est curieuse et précieuse dans les biographies de jadis qui nous ont ainsi conservé toutes sortes de fables caractéristiques d'un état social et d'un état intellectuel. Elle peut plaire encore dans le poète ou dans le conteur qui se grise de possible et d'impossible, qui rêve ou délire et nous entraîne un instant dans son heureuse folie. La vie d'une sainte, pleine de miracles et de pieuses extravagances, pourrait nous être dite, même aujourd'hui, sur un ton naïf, sans nous faire rire ; mais il n'y faut plus le ton doctoral. Il n'y a plus de milieu entre le roman et la critique historique ; il n'est plus permis, même à un écrivain du talent de M. Huysmans, de mêler les deux genres et de nous présenter comme des faits avérés les pieuses imaginations de quelques mystagogues pour qui il n'était de mensonges que dénués de toute force d'édification. Édifier, dans le langage ecclésiastique, c'est plaire, dans le langage vulgaire ; c'est plaire aux âmes et tant qu'on les tire vers Dieu. Cela aurait pu être le but de M. Huysmans, soucieux de racheter de vieux péchés ; mais il est trop resté l'homme de l'écriture et de l'écritoire pour se borner en un vœu aussi naïf. C'est à lui-même qu'il a voulu plaire, lui-même qu'il a voulu édifier, et convaincre une bonne fois que toute la sagesse humaine s'humilie et fuit devant le divin, même absurde. Et cet absurde, il l'a mis en lumière avec crudité et avec cruauté. Sa couleur violente exalte les grimaces des faces et des âmes : sa sainte est une hystérique dont la piété n'est qu'une longue et douloureuse démence ! Je n'exposerai pas le thème théologique de Sainte Lydwine. C'est celui de la réversibilité des mérites et des démérites. Lydwine, fille de pauvres gens de Schiedam, en Hollande, après une jeunesse sans histoire, tomba malade à la suite d'une chute sur la glace, se coucha et ne se releva plus jamais. D'après la légende, elle souffrit à la fois d'un grand nombre de maladies, qui semblent toutes avoir été régies par une hystérie très prononcée. Elle avait eu le mal des ardents qui lui avait desséché un bras ; tout son corps n'était que plaies et l'intérieur, cœur, foie et poumons, était en fort mauvais état. A la suite de la peste, qui la couvrit de bubons, elles devint hydropique, elle cessa presque de manger, perdit à peu près la vue, et ne garda de sensibilité que pour souffrir, d'intelligence que pour suivre ses visions. La manière dont elle fut traitée par les médecins n'est pas moins extraordinaire que l'accumulation de ses maladies. M. Huysmans raconte très sérieusement ceci : « Gotfried, qui avait jadis pronostiqué l'origine divine de ces maux, ne pouvait que constater l'impuissance de son art à les guérir ; croyant cependant qu'il parviendrait peut-être à soulager la patiente, il lui retira du ventre les entrailles qu'il déposa dans un bassin ; il les tria et remit, après les avoir nettoyées, celles qui n'étaient pas hors d'usage, en place. » Rien ne rebute la foi de M. Huysmans. Il dépasse en simplicité les plus crédules hagiographes du moyen âge, et peut-être a-t-il raison. Il est absurde, en effet, de vouloir poser des limites au surnaturel. Dès qu'on admet l'intervention de Dieu et de sa providence dans les affaires humaines, on se prive par cela même du critère qui sépare les faits en vrais et en faux. Dieu est tout-puissant ; il peut donc, si cela lui plaît, enlever Lydwine de son lit de douleurs et l'emmener au paradis faire une céleste promenade. Les protestants, partisans d'une religion raisonnable, nous diront bien que personne ne fut enlevé vivant au ciel depuis saint Paul. Mais vraiment, qu'en savent-ils ? Quand on croit aux visions de Paul, on peut bien croire à celles de Lydwine. La religion est le royaume du tout ou rien. Et plus une religion est compliquée, plus elle est riche en dogmes, en usages, en superstitions, plus elle est belle et digne de l'attention des historiens et des psychologues. Visions du ciel, visions de l'enfer, nous connaissons cela. Homère et Virgile nous y ont conduits à leur suite. Ce n'est pas du christianisme, c'est du paganisme ; c'est conforme aux plus anciennes traditions de notre race et de sa poésie. D'Homère aux visionnaires du moyen âge, tels que résumés et magnifiés par Dante, les tableaux de l'enfer ont fort peu changé. Dans les rêveries de Lydwine, le paradis, spiritualisé par l'Alighieri, reprend son antique aspect homérique. C'est, dit Huysmans, « une salle de festin aux voûtes magnifiques ; les viandes y étaient servies sur des nappes de soie verte dans des bassins d'orfèvrerie, et le vin versé dans des coupes de cristal et d'or. Jésus et sa mère assistaient à ces agapes. » Seulement, comme nous sommes en Hollande, de solides rôts remplacent, à la table des dieux, l'ambroisie. Avec son corps infirme et son âme puérile, Lydwine est une amoureuse. Elle aime passionnément Jésus et elle est aimée de lui. Il vient la voir, la console, lui parle, se donne à elle en communion. Et c'est toujours l'antique union des dieux avec les filles des hommes ; c'est la religion éternelle, immuable sous les formes changeantes qu'elle prend, laisse et reprend au cours des siècles. A la simple et tout animale union des sexes, le mysticisme, qu'il soit païen ou chrétien, substitue l'union de l'homme avec son propre idéal, avec Dieu, avec l'infini. En se convertissant religieusement, l'auteur d'En ménage ne s'est pas converti littérairement, ce qui est assez rare, les conversions ordinaires coïncidant le plus souvent avec une diminution sensible de l'énergie vitale. On retourne à la foi, parce qu'on désespère de la vie et on accepte sans restriction tout ce qu'elle commande : or la foi, c'est M. Huysmans qui le dit, commande généralement d'écrire dans un style sans éclat et sans personnalité. Sur ce point M. Huysmans a été intraitable ; il est resté écrivain, et, ce qui est bien plus grave, écrivain naturaliste. Le naturalisme, c'est l'amour des détails, non pour eux-mêmes, mais pour ce qu'ils donnent à une œuvre littéraire de vie et d'exactitude. De tous les romanciers qui ont voulu être appelés naturalistes, celui qui mérita le mieux cette qualification est assurément M. Huysmans. Peut-être même est-il le seul, car M. Zola se laissait volontiers entraîner par son imagination ; or, pour être un véritable naturaliste, un véritable « descripteur » de ce qui se voit, se touche et se sent, il faut n'avoir aucune imagination. Deux contemporains de M. Huysmans, M. Hennique et M. Céard, ont écrit, eux aussi, des romans où on n'aperçoit pas la plus petite lueur imaginative ; mais il semble qu'ils ont dépassé la mesure. Une belle journée, de M. Céard, livre très curieux et peu connu, représente à merveille l'idéal littéraire qui fut celui de toute une génération, il y a vingt-cinq ans. Idéal, en effet, car nul écrivain n'a peut-être jamais atteint ce degré de nullité systématique ; M. Huysmans en est resté très loin. Il se passe toujours quelque chose dans ses livres : il se passe lui-même. Ce ne sont pas des romans ; ce sont des mémoires. Les rares événements qu'on y trouve ne sont pas inventés : c'est sa propre vie que l'auteur nous raconte avec une simplicité où il y a un peu de candeur et beaucoup d'orgueil. N'ayant aucune imagination, il en est réduit à lui-même ; mais comme la vie d'un homme sans imagination est généralement fort monotone, en racontant ce qui lui est advenu, il se trouve qu'il ne raconte presque rien. Pour combler les vides, M. Huysmans a recours tantôt à des études de mœurs, tantôt à des dissertations historiques ou archéologiques. Rien n'est moins romanesque que ses romans ; rien ne serait plus ennuyeux si l'auteur n'avait une personnalité très nette et une manière de voir vraiment très particulière. Mais l'absence même d'éléments Imaginatifs inspire une confiance que ne donnent pas les romans ordinaires. On se sent bien réellement devant un homme qui ne ment pas, ou très peu, et cela, non par moralité, mais par impuissance d'imaginer. S'il décrit un vieux quartier de Paris ou une vieille abbaye de province, on peut tenir son tableau pour véridique et s'en servir comme d'un guide, comme d'un plan. Et c'est pour cela que ceux-là mêmes qui sont incapables de lire, sans ennui, un roman trop bien imaginé, peuvent prendre plaisir à ces récits dont la froideur rassure, dont la sincérité est évidente. Qu'il s'agisse de l'histoire de deux ouvrières parisiennes, d'un homme de lettres paresseux et faible, d'un bureaucrate en quête d'un restaurant convenable, d'un neurasthénique travaillé par le besoin de ne pas vivre comme tout le monde, on sent que rien n'est inventé, que tout a été observé directement et que tout enfin s'est passé autour du même homme, l'auteur. Le point de départ n'est jamais une idée, mais un fait réel. On a dit qu'A vau-l'eau était le roman type de M. Huysmans, celui qui résume tous les autres, au moins par la méthode. C'est exact. En chacun des romans de M. Huysmans, il s'agit d'un monsieur qui s'ennuie, cherche à améliorer sa vie et n'y parvient pas. Tous sont pessimistes, même ceux que la foi inspire, et tous finissent par une déception, même l'Oblat. Que le but soit de s'arranger une petite vie médiocre, mais supportable, ou, au contraire, de s'établir définitivement dans la vie religieuse, la conclusion est la même : il faut toujours, au dernier moment, renoncer à ses espérances et, comme le lamentable M. Folantin, « rentrer à la vieille gargote, retourner à l'affreux bercail ». Et que le roman soit de mœurs parisiennes ou de mœurs monacales, le milieu sera toujours décrit selon les mêmes procédés minutieux, avec la même sympathie hargneuse, la même joie visible dès qu'il s'agit de noter une tache, d'indiquer un défaut. M. Huysmans n'est pas un homme facile à contenter. Il dit plus de mal des Bénédictins, qu'il aime, que ne voudrait en dire un homme qui les détesterait. Mais n'osant sans doute, ayant été leur hôte, les juger trop sévèrement lui-même, il a introduit dans son roman un dévot singulier, qui passe la moitié de son temps à prier et l'autre moitié à critiquer les moines. Si l'exil n'était intervenu, Durtal (c'est le nom de M. Huysmans dans cette histoire) serait-il resté près d'eux ? On ne le croit pas. Trop de choses le choquent dans cette vie religieuse, qu'il a vue de trop près, et malgré le charme qu'il y trouve quand même, son caractère irritable le chasserait bientôt de cet asile où il avait cru un moment trouver la paix définitive. A défaut de cette conclusion logique, la dispersion des Bénédictins est venue fort à propos clore un livre qui, étant encore moins composé que les autres livres de M. Huysmans, était difficile à finir. L'oblat n'est pas un religieux. Il ne participe pas à la vie claustrale. Il n'est tenu à rien qu'à suivre les offices deux fois par jour, le matin et le soir, et à recevoir, en ce qui touche la vie spirituelle, la direction de l'abbé du monastère. Il demeure en dehors de la clôture et ne mange avec les moines qu'aux jours de fête, quand on veut bien l'inviter. Cette clause n'est pas de celles qui durent déplaire à Durtal, qui juge fort sévèrement la cuisine monacale. On retrouve, en cet homme devenu pieux, le dégoût de M. Folantin et de des Esseintes devant les nourritures vulgaires. Il est d'ailleurs beaucoup question de cuisine dans l'Oblat, comme dans tous les romans de M. Huysmans. Sa conversion n'a pas plus éteint son sensualisme culinaire que son style. Il a même introduit dans le petit monde qui gravite autour du monastère une jolie silhouette de dévote gourmande, vieille fille aimable qui, renonçant à tout le reste, n'a pu renoncer aux plaisirs de la table. C'est le personnage le mieux dessiné d'un livre confus et sans beaucoup de relief. Un seul des moines est assez vivant, le père pharmacien du monastère, brave homme sale et ignorant, « d'aspect vénérable et burlesque ». Les autres sont peints sans originalité, probablement parce que les modèles manquaient de relief. Que font-ils, d'après M. Huysmans, dans leur abbaye, ces moines ? Rien qui vaille la peine d'être raconté. Ce sont d'honnêtes personnages qui se lèvent à quatre heures du matin, récitent des prières, chantent les offices et lisent parfois « des morceaux de vies de Saints écrites dans ce style oléagineux cher aux catholiques ». A quoi s'intéressent-ils. A la liturgie, aux cérémonies du culte. C'est à peu près leur seule occupation. Toute la vie de l'abbaye se concentre dans cet unique souci : reconstituer tels qu'ils étaient, aux siècles brillants de l'Église, le cérémonial et le plain-chant grégorien. L'après-midi, surtout les veilles de fête, se passe en répétitions. C'est un théâtre pieux où l'on joue devant Dieu le drame liturgique. Rien de plus innocent qu'une telle existence. Durtal, devenu oblat, y participe avec une joie discrète. Il goûte les chants, la prière, l'encens, la liturgie ; il goûte aussi le plaisir de relever ce qu'il trouve d'imparfait en des cérémonies qui témoignent trop souvent de plus de bonne volonté que de sentiment vrai de l'art religieux. Sa petite maison, non loin du cloître, est entourée d'un joli jardin vieillot, où l'on ne voit que des fleurs simples et provinciales, véronique, glaïeul, soleil, sauge, bourrache, et toutes sortes de plantes médicinales recommandées par les vieux auteurs : jardin de solitaire, encore plus que jardin de cure. On vivrait volontiers là, dans la paix et les parfums de la campagne. M. Huysmans, qui déteste la campagne, est venu y chercher autre chose que le repos : la prière. Il se lève à l'aurore et même dans la nuit, pour aller entendre la messe, bravant le brouillard ou la neige. Entre les offices, il rêve parfois dans son jardin, puis il monte à sa chambre, et il écrit l'Oblat, travaillant ainsi, en même temps, à son salut et à sa réputation littéraire. Rien ne fait mieux comprendre, peut-être, que les romans de M. Huysmans et, en particulier, cet Oblat, qu'en art, ce qui importe, ce n'est pas le fond, mais la forme. Ce roman est vide à un degré inexprimable, dénué même de cette vague poésie religieuse que l'on sentait dans En route, et cependant il est possible, avec un peu de courage, de le lire intégralement. C'est que toute sa valeur est dans la personnalité de l'auteur qui s'est représenté exactement lui-même, avec toutes ses bizarreries, tous ses préjugés. L'Oblat, ce sont des choses mortes, un instant ressuscitées par la thaumaturgie d'un style très vivant. Je ne sais si les intentions apologétiques de M. Huysmans se sont réalisées, si l'Oblat a fait davantage aimer les moines et la vie religieuse; j'en doute, mais ce roman pieux, triste comme une vieille église, affirme qu'un homme de talent peut tout se permettre : et c'est un résultat. Ici et là, c'est bien toujours le même écrivain, le même œil, le même odorat, la même perversité en quête du laid, du mauvais, du baroque, jouissant d'elle-même et de sa capacité à percevoir un monde anormal et fâcheux. La verve stylistique, l'imprévu des images et des comparaisons, l'ingéniosité des trouvailles et des détails, et ce sourire des yeux contents d'avoir vu et mieux vu que les autres yeux, un tour involontairement paradoxal, l'originalité de l'homme sous les procédés de l'écrivain, et jusqu'à la piété qui paraît celle d'un curieux autant que celle d'un convaincu, tout cela forme un amalgame où l'on retrouve le goût de ces vieilles liqueurs composites dont les recettes tiennent trois pages et dont la saveur est à la fois poussée et voilée, vague et pointue, insolente et sournoise. La critique dévote goûte peu M. Huysmans, regrette parfois de l'avoir pour client et pour allié. Elle a peut-être raison : il est demeuré plus de lettres qu'il n'est devenu d'église. 1903.
7. « Souvenirs sur Huysmans », Promenades littéraires, troisième série, 1909 SOUVENIRS SUR HUYSMANS Je connus Huysmans vers la fin de l'année 1889. Ayant écrit Stratagèmes, un conte qui semblait idoine à charmer l'auteur d'A Rebours, et que je désirais lui dédier, je m'acheminai bravement, sans nulle recommandation, vers le ministère de l'Intérieur. Après beaucoup de cours, d'escaliers et de couloirs, on m'indiqua une porte. De cette première entrevue je ne me rappelle qu'une chose, c'est que l'accueil fut cordial. Sans faire grande attention au manuscrit que je lui présentais, Huysmans acquiesçait à ma demande, puis roulant une cigarette, me considérait de son œil de chat, en développant d'amères considérations sur la veulerie de la littérature présente. Je crois que c'est Villiers de l'Isle-Adam qui m'avait envoyé. Ce nom que je murmurai, ne fut pas étranger sans doute à l'affabilité de Huysmans. Cela jetait entre nous un pont, cela nous donnait un sujet de conversation, cela déterminait la qualité de l'atmosphère littéraire. Huysmans avait pour Villiers une admiration profonde et beaucoup d'affection. Je restai longtemps. Il me retenait debout près de la porte. Quand il était las d'écrire, l'ennui, disait-il, l'accablait dans ce bureau morne. Il m'engagea à revenir. Ce fut le début d'une liaison qui devait durer deux ou trois ans. Je sortais de la Bibliothèque Nationale à quatre heures. Huysmans ne quittait son bureau qu'à cinq heures. C'est donc moi qui venais le prendre, et presque tous les jours, pour le ramener vers le faubourg Saint-Germain, où nous demeurions tous les deux. Par les Champs-Elysées et les quais de la rive gauche, nous nous dirigions vers le café Caron, situé au coin de la rue de l'Université et de la rue des Saints-Pères. C'était fort régulier. Huysmans, qui était sous-chef de bureau à la direction de la Sûreté générale, ne faisait pas de zèle. Chargé en particulier du service des jeux, cercles et casinos, dès que son travail officiel était bouclé, il prenait son chapeau, en manifestant la joie d'un chien qu'on délivre de sa chaîne. C'est dans ce bureau détesté, pourtant, qu'il écrivit presque tous ses livres. Le manuscrit de Là-Bas, entre autres, y resta en permanence. Ayant déjeuné de fort bonne heure rue de Grenelle, au restaurant de la Petite-Chaise, où il était gâté, il arrivait au ministère vers onze heures, expédiait les affaires courantes, puis se mettait à rédiger, sur le magnifique papier de l'État, l'histoire du maréchal de Retz et celle de Durtal. Il raturait fort peu. L'image singulière, la métaphore brutale venaient spontanément sous sa plume. Son style parlé, du reste, ressemblait tout à fait à son style écrit, preuve que sa manière tourmentée était le reflet naturel de son caractère inquiet, curieux du rare, de l'inédit et de l'impossible. Il reprenait sans peine la phrase interrompue par l'entrée du garçon de bureau muni d'un dossier. Il écrivait lentement, peu à la fois, mais avec régularité. La documentation de ses livres, qui semble merveilleuse au premier abord, était, en réalité, fort rudimentaire. Son art en ce genre de travaux était celui d'un cuisinier supérieur, alchimiste habile et qui tire de vulgaires herbes, d'ordinaires viandes, les coulis les plus raffinés, les sauces les plus pointues. Toute la partie d'A Rebours sur la poésie latine de la décadence est condensée du vaste travail d'Ebert, qui ne cite presque jamais aucun texte. C'est sur les analyses de ce lourd et docte professeur que des Esseintes piqua ses ingénieuses épithètes. D'un mot pittoresque, Huysmans résume souvent toute une page, tout un chapitre du consciencieux Allemand, et en somme, si la vérité classique est dans L'Histoire générale de la littérature en Occident, la vérité impressionniste est dans A Rebours. Huysmans fut fort étonné de mon travail sur les poètes latins du moyen âge, dont l'idée venait pourtant de chez des Esseintes. Cela lui donna le goût de cette langue faisandée qu'il ne connaissait guère que de seconde main : la singulière préface du Latin mystique montre que ses connaissances philologiques étaient des plus restreintes. Il s'en passa très bien. Cet A Rebours, que j'admirais alors peut-être à l'excès, est resté pour moi un des livres les plus curieux de notre temps et qui vient dans son genre à la suite de Bouvard et Pécuchet. Là-Bas est déjà d'un moindre intérêt ; En route ne contient plus que de belles pages et, à partir de la Cathédrale, la source est bien troublée. Que nous étions loin, au moment dont je parle, de prévoir une semblable fin ! Je dois l'avouer, dût ma perspicacité en paraître bien diminuée, je n'eus, jusqu'au dernier moment, aucune idée de la conversion possible de Huysmans. Je croyais que, pour lui comme pour moi, le décor catholique n'était qu'un décor. N'y voyant qu'une méthode d'art, qu'un moyen romantique, qu'une arme de guerre contre la laideur naturaliste, j'étais très loin de supposer que, sous le rideau de pourpre et d'or, Huysmans cherchât des réalités dogmatiques : nos conversations étaient si peu édifiantes, si loin de toute religiosité! Nous arrivions donc, chevauchant les plus capricieuses médisances, au café Caron. C'était un établissement singulier, tout à fait à l'ancienne mode, un salon plutôt qu'un café. On y défendait les jeux bruyants, tels que dominos ou jaquet. La pipe en était prohibée sous peine d'exclusion et les conversations à trop haute voix, mal tolérées. Renommé encore pour sa cuisine, ce café, qui avait eu des jours de gloire, ne voyait plus que de rares clients s'asseoir sur ses divans de velours rouge : un vieux rédacteur de l'Univers, nommé Coquille, qui grimaçait dans son coin ; un juif polonais, Rabbinovicz, qui composait là une grammaire hébraïque, étalant sur sa table quantité de graisseux papiers ; un comte italien, correspondant de journaux, qui, entré au café à midi, en sortait à minuit, sans avoir cessé de remuer et de grommeler ; le rédacteur à tout faire de la maison Didot, Louisy, un petit vieux alerte et malin, jaune et grêlé, qui buvait de l'absinthe en dévorant le Temps, sans jamais lever les yeux ; des ecclésiastiques, des carabins échappés de l'hôpital de la Charité, de rares militaires, quelques employés et commerçants du quartier ; Paul Arène, un conteur qui rivalisa un temps avec Alphonse Daudet, le poète Georges Lafenestre, muni d'un énorme cigare, Eugène Veuillot au regard aigu. Ce petit monde bien sage était servi par un unique garçon, à moitié impotent, à la fois obséquieux et quinteux, solennel et familier. Dans cette maison, on buvait d'authentiques liqueurs et notamment du véritable bitter hollandais, que Huysmans aimait, et qui me ravageait l'estomac. Nous y passions une heure agréable. Tous ceux qui ont fréquenté le café Caron en ont gardé le souvenir. Huysmans en a tracé, dans ses Habitués de café, un croquis inoubliable, de la plus pittoresque, de la plus amusante exactitude. Un jour, nous le trouvâmes fermé : la faillite avait passé par là. Alors, en revenant de l'Intérieur, nous nous arrêtâmes à moitié chemin, au café des Ministères. Parfois, quand nous devions dîner ensemble, généralement place Saint-Sulpice, chez un marchand de vin des plus soigneux, nous poussions jusqu'au café de Flore, lequel avait hérité d'une bonne partie de l'ancienne clientèle du Caron. Il était bien amusant, en ce temps-là, avec, au milieu de la salle blanche, sa colonnette surmontée d'une corbeille de fleurs, toujours fraîches, les fleurs de la déesse ! C'est dans ces trois endroits que, légèrement animé par son verre de bitter hollandais, Huysmans me dévoila quelques-uns de ses goûts, quelques-unes de ses idées. Quoiqu'il s'ennuyât beaucoup dans la vie, je le vis toujours, à ces moments-là, de la meilleure humeur. Pour un compagnon attentif, sa parole, d'une verdeur incroyable mais jamais exaltée, jamais violente, également précise et colorée, se dévidait avec confiance. Sûr de son auditeur, il laissait tomber goutte à goutte ses mépris, ses rancœurs, ses haines, ses dégoûts, déchirant à la fois l'Église et la littérature, la jeunesse et ses contemporains, la peinture, la critique et les journaux. Un recueil de ces conversations serait le plus curieux tableau satirique du Paris de vers 1890. Je les ai rarement notées, malheureusement, et il m'en est resté des impressions plutôt que des précisions. Les quelques pages de journal que je possède de cette époque ne peuvent d'ailleurs être transcrites. Le verbe de Huysmans était extrêmement cru. Il inventait, pour traduire ses préoccupations et ses expériences sexuelles, les métaphores les plus outrées et aussi les plus sales. Ses livres sont très chastes, comparés à sa conversation. Quant à ses jugements littéraires, ils étaient d'une méchanceté vraiment excessive, et peut-être pas tout à fait exempts d'une certaine rancune. Il est certain qu'en ce temps-là il ne pardonnait pas leur succès à Bourget ni à Maupassant, qui avaient été ses camarades. Il traçait de leur rôle littéraire le dessin le plus fou, les montrant tels que deux compères lancés dans le monde à la conquête des femmes : « Bourget, me disait-il, les allume avec sa psychologie faisandée et recuite ; Maupassant survient, qui n'a plus qu'à se mettre à table. » Il employait d'autres termes, beaucoup plus pittoresques. Comme il s'amusait en disant : « Bourget, ce n'est que du retapage, du rétamage ! Bourget, le Rrétameur ! » Il était inépuisable sur le romancier belge, Camille Lemonnier, qu'il appelait le déménageur, qu'il coiffait du petit bonnet à pendentif que portent les déménageurs parisiens : « Le voyez-vous entré chez Zola avec ses paniers pleins de paille et vidant la maison pour en meubler sa bicoque belge ! » Hélas ! j'ai su qu'à ces mêmes écrivains bafoués en paroles, il envoyait volontiers, à l'occasion, d'aimables lettres. J'en eus la preuve, un jour qu'une de nos meilleures romancières me montrait avec émotion un billet de Huysmans des plus chaleureux : la veille, il m'avait entretenu de cette dame en termes horrifiques, l'appelant, on ne sait pourquoi, car elle était fort honnête, la fille de brasserie, la belle Juive ! Une autre femme de lettres, c'était la cardeuse de matelas ; une autre encore, la poseuse de sangsues. Tout cela pour le plaisir de faire des mots, de dérouiller sa verve, muette depuis vingt-quatre heures ! Tout cela sans méchanceté foncière, tout cela par jeu, aiguisant ses griffes sur les réputations comme son chat les exerçait sur ses fauteuils et sur ses rideaux ! Je rapporte ces traits par amour de la psychologie et pour montrer la duplicité inconsciente de certaines natures. Mais ce que je sais en ce genre n'est rien auprès de ce qu'a retenu la mémoire de M. Octave Uzanne, qui fut très longtemps son ami. Si celui-là voulait parler, il nous donnerait un Huysmans qui étonnerait même ceux qui croient l'avoir très bien connu. Quel étrange caractère ! Au même moment qu'il couvrait d'injures intimes un de ses familiers, M. G. G..., il lui rendait les services les plus délicats ! On a tout dit sur la ressemblance de Huysmans avec un de ses personnages les plus curieux, M. Folantin. Au moment où je l'ai connu, Huysmans commençait à devenir le Folantin de l'Église. Il aimait à dénombrer les fraudes des matières sacramentelles, à énumérer les tares qui entachaient la beauté et la sincérité des cérémonies religieuses. Cela l'excitait à quelques blasphèmes ; il exposait gravement que, le pain et le vin du sacrifice étant adultérés, Dieu se refusait absolument à descendre désormais sur les autels, dégoûté du vin de raisins secs et des hosties en fécule de pommes de terre. Était-il déjà croyant ? je ne le pense pas ; non plus qu'il ait jamais été libre penseur. Élevé chrétiennement, il avait toujours gardé un goût secret pour la religion. Quand ses forces décrurent, quand les plaisirs de la vie lui furent mesurés, il se tourna tout naturellement vers des croyances qui lui promettaient des joies compensatrices de celles qui se retiraient de lui. J'ai collaboré sans le savoir à la conversion définitive de Huysmans, en lui faisant connaître Mme de C..., qui avait à ce moment des familiarités avec l'Église. Elle lui donna occasion d'assister à des cérémonies religieuses rares et émouvantes, telle une prise d'habit aux Carmélites de l'avenue de Saxe. Nous y entendîmes un bien fâcheux sermon du cardinal Richard, mais tout en mouchetant de ses sarcasmes cette pourpre médiocre, Huysmans était touché. Mme de C... nous conduisit un soir au salut chez ces mêmes Carmélites ; leurs psalmodies lugubres répandaient dans l'âme une sorte de peur sacrée qui troublait Huysmans. J'ai utilisé dans le Fantôme ces mêmes impressions d'une poésie trop romantique et très malsaine. Huysmans en jugea de même, peut-être, puisqu'il accorda ses prédilections au plain-chant joyeux des Bénédictines de la rue Monsieur. C'est Mme de C..., comme on l'a déjà révélé à demi, qui le mit entre les mains de M. l'abbé Mugnier. Avant d'en arriver là, Huysmans, pendant qu'il écrivait Là-bas, n'avait pas été sans faire quelques tentatives pour l'incliner au satanisme. Il manquait d'une Chantelouve et il aurait bien voulu, n'ayant guère d'imagination, travailler sur le réel. La collaboration de Mme de C... à Là-bas fut faite surtout de démarches près de certains occultistes et, document important, de confidences touchant un très curieux mauvais prêtre qu'elle avait connu. Le chanoine Docre de Là-bas est le chanoine ***, de Bruges, mais la messe noire est purement imaginaire. C'est moi qui cherchai des détails sur cette cérémonie fantastique. Je n'en trouvai pas, car il n'y en a pas. Finalement, Huysmans arrangea en messe noire la célèbre scène de conjuration contre La Vallière pour laquelle Montespan avait prêté son corps aux obscènes simagrées d'un sorcier infâme. L'abbé Boulant, l'abbé Roca ont encore fourni des traits à divers personnages modernes de Là-bas, mais l'ensemble est romanesque. On doit l'affirmer, puisque des âmes simples s'y sont laissé prendre et ont frémi devant des scènes sacrilèges purement imaginaires. Je voyais Huysmans tous les jours, pendant qu'il écrivait Là-bas et il m'en a lu ou récité bien des pages, bien des épisodes. Quand ce livre parut, sa conversion était déjà en train, mais s'il la désirait, il l'espérait à peine, et peut-être la redoutait. Le pot-au-feu merveilleux auquel participe Durtal dans le logis d'un sacristain, niché en une des tours de Saint-Sulpice, fut servi à Huysmans chez Mme de C... C'est un mince détail, mais la cérémonie du potage ne fit que précéder une cérémonie autrement importante, puisqu'elle influa fortement sur les idées de Huysmans. Après le dîner auquel j'assistais, Edouard Dubus arriva, comme il était convenu, et on s'occupa de faire tourner un guéridon, qui s'y prêta fort bien. Dubus, poète agréable, esprit distingué, était un occultiste à demi ironique. Je n'ai jamais su s'il croyait ou non à ses pratiques. En tout cas, il s'en acquittait fort bien. Interrogée, la table répondit des choses presque sensées. A un moment, comme on lui demandait : « Qui êtes-vous? » elle répondit : « Je suis Camille de Sainte-Croix. » Ce n'était plus l'évocation des morts, car Sainte-Croix, qui écrivait alors de piquantes critiques et de curieux romans, est toujours bien vivant. Il se prêta aux questions les plus variées et comme on le pressait sur ses goûts littéraires, il avoua que Huysmans était sa grande admiration. A partir de ce moment, Huysmans devint plus attentif. On appela d'illustres défunts. Il y eut d'édifiantes réponses sur la position des êtres désincarnés, errant dans les espaces. Tout le monde était sérieux ; je m'amusais ; Huysmans réfléchissait, puis, insatiable, évoquait toujours. A la fin, la table nous échappa et se mit à tourner, quasi toute seule, autour de la pièce, sur un rythme de gigue. Dubus, d'un doigt, la guidait légèrement à travers les chaises. S'il y avait supercherie à ce moment, je n'ai pas vu comment elle s'exerçait. Dubus était capable de tout. Le lendemain, je trouvai Huysmans encore troublé. Il me démontra avec une gravité inaccoutumée que, la table étant mue par les esprits, l'existence des esprits prouvait à la fois l'immortalité de l'âme et l'existence de Dieu. J'étais trop étonné pour essayer d'aucune objection. A n'en pas douter, cette séance de table tournante a joué un rôle dans la conversion de Huysmans. Il m'en parla longtemps. Il avait vu Dieu dans le guéridon dansant, comme Moïse l'avait vu dans le buisson ardent. Quand on demande des preuves du surnaturel, l'on en reçoit toujours. Peu de temps après cette soirée, Huysmans disparut, et je ne l'ai jamais revu. J'ai su depuis qu'il était allé faire une retraite à la Trappe. Je ne connais le reste de sa vie que par ce que l'on m'en a conté. Cela ne me regarde plus. Ici s'arrêtent mes souvenirs. J'ajouterai cependant que si Huysmans cessa de me voir à son retour de la Trappe, ce fut sur les conseils de certains, qui craignaient pour lui l'influence de mon visible scepticisme. Comme les prêtres avaient négligé de modifier son caractère, ce qui eût été difficile, il continua, converti, à dire beaucoup de mal de ses contemporains, et j'en eus ma part. Il ne m'a pas épargné, mais qui a-t-il épargné ? Pas même son tendre et fidèle ami, L y, pas même, oblat, les moines de Ligugé qu'il traitait un jour, devant M. Uzanne, de « cochons », tout simplement ! Il resta jusqu'au bout méchant en paroles et bon en actions. C'est un contraste que l'on trouve chez les hommes qui ont trop d'esprit, et surtout trop d'esprit critique. Mais il fut porté chez Huysmans à un degré qui rendait souvent ses conversations fort pénibles. Cependant, il n'y mettait nulle amertume. Aussi sa victime du jour devenait-elle son confident du lendemain, et réciproquement. Quand on le quittait, il aurait fallu oublier ce qu'on avait entendu. Je ne l'ai pas toujours fait, je ne m'en repens pas. [entoilage : Nausicaa Buat, 29.01.2001] 8. « Huysmans et la cuisine », Paris-Journal, 9 septembre 1910 ; Mercure de France, 1er octobre 1910, p. 551-553 & Promenades littéraires, 4e série, 1912, p. 136-148
HUYSMANS ET LA CUISINE On annonce un livre sur les dernières années et les dernières œuvres de Huysmans. Il sera sans doute moins amusant que celui qu'on pourrait écrire sur le Huysmans naturaliste et pessimiste, celui à qui la vie, en compensation de ses ennuis quotidiens, n'apportait que de rares joies, à peine senties. Son tempérament était ainsi conditionné que les impressions désagréables y avaient un retentissement inusité, et que, cependant, il n'aurait pu s'en passer, semble-t-il. Il courait après, il les collectionnait, s'en vantait comme de privilèges, avec une naïve conviction. Un de ses amis, M. Th... (1), qui aurait fait bonne figure dans le naturalisme, s'il avait daigné écrire, fut un peu responsable de cette tournure d'esprit, qu'il encourageait en la partageant. On connaît peu ce personnage, et pourtant c'est peut-être celui qui a le mieux représenté l'idée qu'on peut se faire d'un pessimiste pratique et invincible. Th..., employé, je crois, dans un ministère, et doué de quelque aisance, avait décidé une fois pour toutes que la vie était un cloaque, et il s'arrangeait pour n'en pas recevoir de contradictions trop apparentes. Il logeait évidemment dans un assez confortable appartement, car c'était un raffiné ironique comme Huysmans lui-même, mais il avait soin de prendre ses repas dans une des gargotes fréquentées par M. Folantin. Huysmans a décrit d'un ton rêche et amusant ce restaurant du quartier, plus célèbre par ses crédits à long terme que par sa tenue. C'est là que je connus Th..., dans un estaminet annexé à l'établissement. Il vidait une tasse de café dont le goût frelaté agréait à sa philosophie. En mâchonnant un médiocre cigare, il en tira un long poil humain, parut enchanté, et nous expliqua que les cigarières s'humectaient les doigts avec moins de pudeur que de dextérité. Cette ignominie lui semblait toute naturelle. Son voisin n'ayant plus de tabac, Th... lui passa obligeamment une blague en forme... mettons en forme d'ordure, disant : « C'est ce qu'on trouve à acheter dans les bazars. Tel est le goût du jour. » Il ne ratait aucune de ces acquisitions saugrenues ; il s'en était formé un petit musée, dans le goût de la galerie de peinture de M. Courteline, qui semble avoir subi, en sa jeunesse, l'influence de ce naturalisme négatif. M. Céard a écrit un roman où il ne se passe rien. Si je me souviens bien. Une belle journée est l'histoire d'un couple qui s'embarque pour la campagne, est surpris par la pluie, entre dans un café, puis rentre à la maison. Huysmans en médita longtemps un qui eût été ainsi ordonné : un monsieur sort de chez lui pour aller à son bureau, s'aperçoit que ses souliers n'ont pas été cirés, les livre à un décrotteur, pendant l'opération songe à ses petites affaires, puis continue son chemin. Le problème était de tirer de cela trois cents pages. C'est sans doute la même difficulté qui arrêta M. Th... dans la rédaction d'une comédie qu'il avait pourtant méditée plus de dix ans. Il paraît que c'était très drôle. Je n'ai pas eu le bonheur de l'ouïr, mais j'en connais la substance, qui est brève. Un boutiquier s'en va un dimanche, à sa maison de campagne, mettre du vin en bouteilles. Incidents de l'opération. Rentrée à Paris. Voilà tout. Cela eût-il ravi à M. Céard la palme du néant ? Peut-être. C'était du moins la prétention de Th... qui reprochait à son rival d'avoir conçu une œuvre trop romanesque. Je ne serais pas éloigné de croire que l'ironie énorme de ce personnage falot ait pesé quelque peu, durant quelques années du moins, sur l'esprit de Huysmans, et qu'il lui ait emprunté cette manie avec laquelle il a fait une bien curieuse littérature, de savourer les désagréments de l'existence, et particulièrement l'infamie des petits restaurants des environs de Saint-Sulpice et de la Croix-Rouge. Cela nous a donne un merveilleux livret : A vau-l'eau, ce poème du dégoût et de la résignation morne. Il y a de meilleures, et surtout de plus belles pages, dans l'œuvre de Huysmans ; il n'en est pas qui représentent mieux, en même temps que l'esthétique naturaliste (le romantisme de Zola en est très loin), ce pessimisme pratique qui s'ingénie à ne trouver dans la vie que des gaupes, des jocrisses et des coquins, de la bidoche et de la vinasse. Déjà, dans ses premiers livres, dans Marthe, par exemple, il y a quelques essais d'invective contre « les viandes insipides et roses, les malheureuses topettes de vin, les assiettes en pâte à pipe », mais le style n'y est pas, et cela ne surexcite nulle compassion envers les gens sans famille qui, « à l'heure du dîner, remettent leurs bottines pour aller chercher pâture dans un bouillon ». La cuisine n'a aucun rôle dans les Sœurs Vatard. Les Croquis parisiens contiennent « le poème en prose des viandes cuites au four », bien fait pour couper l'appétit le plus vivace ; c'est « le potage que le garçon apporte en y lavant, tous les soirs, un pouce » ; ce sont « les tronçons filandreux d'un aloyau sans suc », noyés dans la « quotidienne sauce rousse », mais la vraie virulence du verbe manque encore. La même « sauce rousse » revient dans En ménage, avec, cette fois, « le gigot au suif, les haricots à l'eau tiède, le plâtreux fromage blanc » ; c'est un souvenir de collège ; on notera plus volontiers le plaisir qu'il éprouve à constater, au cours d'une partie fine, « en s'enfournant une bouchée de poisson qui sentait le linge », qu'on ne peut se satisfaire « sans un peu d'illusion », et qu'il en est totalement dépourvu. Pour suivre fidèlement l'épopée burlesque des expériences culinaires de Huysmans, il faudrait citer A vau-l'eau presque tout entier, et. quoique la langue y soit moins riche que l'on ne pense, les mêmes expressions revenant souvent de page à page, on y cueillerait bien de l'inattendu, bien du pittoresque; mais l'impression vient surtout de l'ensemble, de la suite logique et triste des déboires prévus de M. Folantin. Après Bouvard et Pécuchet, et dans un genre moins haut, c'est un des romans comiques de ce temps les plus assurés de vivre ; l'œuvre de Flaubert dépassant Molière même, A vau-l'eau est une sorte de M. de Pourceaugnac, de la bouffonnerie éternelle. Ce livre, qui a l'air inoffensif, est à la fois âpre et rêveur, ironique et résigné. Le plus amer désenchantement y semble une chose si naturelle que la phrase qui ouvre le dernier chapitre, ignoble partout ailleurs, prend là comme une valeur lyrique : « Un soir qu'il chipotait des œufs qui sentaient la vesse... » L'esthétique pessimiste ne pouvait guère aller plus loin ou plus bas sans verser dans la caricature. On croyait qu'à partir de Là-bas, en pleine expérience religieuse, Huysmans eût enfin abandonné ses préoccupations culinaires, mais la physiologie est plus forte que tous les spiritualismes, et c'est dans ce dernier roman que les nourritures lui ont inspiré ses plus véhémentes et corrosives apostrophes. « Je découvrais, en m'étudiant à manger, les effroyables ingrédients qui masquaient le goût des poissons désinfectés, de même que des cadavres, par des mélanges pulvérulents de charbon et de tan ; des viandes fardées par les marinades, peintes avec des sauces couleur d'égout, des vins colorés par les fuchsines, parfumés par les furforols, alourdis par les mélasses et les plâtres ! » Et, plus loin : « Il se rappela un restaurant voisin où il avait autrefois mangé sans trop de crainte. Il y chipota un poisson de la dernière heure, une viande molle et froide, pécha dans leur sauce des lentilles mortes, sans doute tuées par de l'insecticide ; il savoura enfin d'anciens pruneaux dont le jus sentait le moisi, était à la fois aquatique et tombal. » Jusqu'à quel point tout cela est-il sincère et senti ? Cela ne vient-il pas directement des théories de M. Th... sur l'universelle fraude et l'universelle turpitude ? Je ne sais trop, mais je me souviens d'avoir mangé avec Huysmans dans ces mêmes restaurants, si cruellement vilipendés, et sans qu'il y manifestât aucun dégoût. Et même il n'était pas, en cuisine, extrêmement difficile. D'ailleurs, n'a-t-il pas avoué lui-même que le pot-au-feu était son régal, et ne s'est-il pas complu aussi à cette effroyable soupe de Hambourg « d'un goût indécis et aigrelet, fabriquée avec un bouillon aux herbes dans lequel surnagent des morceaux d'anguilles et de lard fumé, des petits pois et des pruneaux, des carottes et des poires... » ? Il vaut encore mieux hanter les marchands de vin de la rive gauche. (1) Gabriel Thyébaut. Le Gaétan Solange de Sixtine ? [note des Amateurs] 9. Traduction partielle d'une étude d'Arthur Symons sur J.-K. Huysmans, « Journaux et revues », Mercure de France, n° 29-tomeV, mai 1892, p. 82-85 JOURNAUX ET REVUES La Fortnightly Review (mars 1892) contient une étude d'Athur Symons sur J -K. Huysmans ; en voici la traduction partielle, le début et la fin : « Les romans de M. Huysmans, si on peut les appeler romans, sont, en tout cas, la sincère et complète expression d'une très remarquable personnalité. De Marthe à Là-bas, de chaque histoire, de chaque volume, se dégage la même atmosphère, une atmosphère de novembre à Londres, où l'existence seule suffit à vous écraser les épaules, où les petites misères de la vie se transmuent dans le brouillard en un vague et formidable grotesque. Il s'agit là, cas rare, d'un pessimisme dont la philosophie ne s'élève pas au-dessus de la sensation. (Après tout la sensation est une certitude en un monde bien ou mal ordonné, en vue de causes dernières, mais qui est sûrement, pour chacun de nous, tel que chacun de nous le sent). A M. Huysmans le monde apparaît profondément inconfortable, déplaisant, ridicule, tel que peuvent cependant l'améliorer quelques formes de l'art, et d'où l'on peut même s'échapper temporairement. Une partie de son œuvre nous présente une peinture de la vie ordinaire comme il la conçoit, en son uniforme et triviale misère ; en une autre partie, il narre ses tentatives de fuite vers des directions qui ont semblé lui promettre quelque adoucissement ; en d'autres encore, il s'est laissé aller à la joie de son personnel enthousiasme, l'enthousiasme pour l'art. Il serait lui-même le premier à le reconnaître et, en fait, il l'a reconnu cette manière originale de voir la vie provient d'un tempérament particulier, d'une constitution spéciale : c'est une question de nerfs. Les Goncourt ne se sont jamais lassés d'insister sur leur névrose, d'en montrer l'importance en ce qui se rapporte à la forme et à la structure de leur œuvre, leur touche de style même. Eux, la maladie décadente les a délicatement atteints, comme de fines et languissantes femmes du Faubourg Saint-Germain ; elle a aiguisé leurs sens jusqu'à la plus morbide sensibilité ; elle a donné à leurs romans une certaine beauté fiévreuse : à M. Huysmans cette maladie n'a donné que l'horreur exagérée de tout ce qui est laid et malplaisant, avec un fatal don de découvrir, un fatal besoin de contempler chaque fêlure que ce monde imparfait offre à ses minutieuses inspections. C'est la transposition de l'idéal. Là, les valeurs relatives disparaissent ; c'est le désagréable seul qui est mis en lumière, et le monde, selon l'étrange désordre de cette vision, assume un aspect qui ne peut être comparé qu'à celui d'une goutte d'eau sale examinée au microscope. « La Nature vue à travers un tempérament », - définition de tout art par M. Zola : rien certainement ne peut être plus exact ou plus expressif s'il faut définir l'art de M. Huysmans. Pour se faire une idée bien adéquate de M. Huysmans, il est nécessaire de connaître l'homme. « Il m'a donné l'impression d'un chat », a écrit une interviewer ; « il est courtois, très poli, presque aimable, mais tout nerfs, prêt à sortir ses griffes contre le monde entier. » Et, de fait, il y a en lui quelque chose de son animal favori. La figure est terne, à la fois vive et fatiguée, avec un regard de malice plutôt bienveillante. A première vue, elle est commune, les traits sont ordinaires, on croit l'avoir rencontrée à la Bourse ou au Stock Exchange. Mais graduellement cette étrange et invariable expression, ce regard de bienveillante malice vous capte à mesure que s'étend sur vous l'influence de l'homme lui-même. J'ai vu Huysmans dans son bureau (il est employé au ministère de l'Intérieur et employé modèle) ; je l'ai vu au café, en diverses maisons ; mais je le revois toujours tel qu'il m'apparut chez la bizarre Mme B. C.***. Il est à demi étendu sur un sofa, roulant une cigarette entre ses doigts fins et expressifs, ne regardant personne, ni rien, pendant que Madame B. C.*** va et vient avec une vivacité sûre de soi au milieu de son extraordinaire ménagerie de bibelots. Les dépouilles du monde entier sont là, en cet incroyablement petit salon ; elles sont sous les pieds ; elles grimpent aux murs ; elles s'accrochent aux écrans, aux piédouches et aux tables ; un de vos coudes menace un joujou japonais et l'autre une bergère de Saxe ; toutes les couleurs de l'arc-en-ciel éclatent en un barbare discord de notes. Et, dans le coin de cette chambre fantastique, Huysmans se carre indifférent sur le sofa, avec l'air de quelqu'un parfaitement résigné aux embêtements de la vie. Quelque chose est dit par M. R. G.***, l'un de mes amis qui doit écrire dans une revue en formation, le MERCURE DE FRANCE, ou peut-être par M. A. V.***, le jeune directeur de cette revue, ou peut-être encore (si cela n'était pas impossible) par le taciturne Anglais qui m'accompagne, et Huysmans, sans lever les yeux, sans prendre la peine de bien parler distinctement, relève la phrase, la transforme, ou plutôt la transperce, la retourne, en fait une phrase, parfaite d'impromptu soigneusement élaboré. Peut-être ne s'agit-il que d'un livre stupide que quelqu'un a mentionné, ou d'une femme stupide ; et à mesure qu'il parle le livre surgit dans sa monstrueuse sottise, devient un miraculeux chef-d'œuvre d'imbécillité ; l'importante petite femme devient devant vos yeux une grandissante horreur. C'est toujours le déplaisant aspect des choses qu'il saisit, mais l'intensité de sa révolte contre cette déplaisance met comme une touche de sublime à l'intensité de son dégoût. Chaque phrase est une épigramme et chaque épigramme occide une réputation ou une idée. Il parle avec un accent de pénible surprise, un regard amusé plein de mépris, d'un mépris si profond que cela en devient presque de la pitié pour l'imbécillité humaine. Oui, c'est bien là le vrai Huysmans d'A Rebours, et dans le milieu qui fait le mieux ressortir sa personnalité. Avec ce mépris de l'humanité, cette haine de la médiocrité, cette passion pour une modernité un peu exotique, un artiste si exclusivement artiste était sûr, un jour ou l'autre, de produire une œuvre qui, produite pour le plaisir même de l'auteur et étant absolument représentative de l'auteur, fût, en un certain sens, la quintessence de la Décadence contemporaine. Et c'est précisément un tel livre qu'a écrit Huysmans, dans son extravagant et étonnant A Rebours. Tous ses autres livres sont une sorte d'inconsciente préparation à ce livre-là ou une sorte d'inévitable suite, à peine nécessaire. L'ensemble de son œuvre apparaît selon un développement un peu erratique, procéder de Baudelaire pour, à travers Goncourt et au moyen de Zola, aboutir à une surprenante originalité, à une déconcertante déviation de l'ordre logique des choses... » Après avoir analysé les livres de Huysmans, l'auteur conclut : « La place de Huysmans dans la littérature contemporaine n'est pas aisée à déterminer. Il y a le danger d'être ou trop attiré ou trop repoussé par ces qualités de singularité délibérée qui font de son œuvre une sincère expression de sa propre personnalité, elle-même si artificielle et si recherchée. Avec des caractéristiques aussi prononcées, aussi exceptionnelles, il lui aurait été impossible d'écrire un roman objectif, ni de se ranger pour longtemps en aucune école ou sous aucun maître... Mais, comme nous l'avons vu, il a subi diverses influences ; il a eu ses périodes. Dès le commencement, il possède un style singulièrement piquant, nouveau et coloré... Travaillant sur les fondations de Flaubert et de Goncourt, les deux grands stylistes modernes, il s'est créé un verbe à lui, intensément personnel, dans lequel le sens du rythme est entièrement dominé par le sens de la couleur. Il manipule le français avec une liberté quelquefois barbare, « traînant les images par les talons ou par les cheveux (cette admirable phrase est de M. Léon Bloy) le long de l'escalier vermoulu de la syntaxe terrifiée », mais atteignant certainement les effets qu'il cherche. Il possède au plus haut degré ce « style tacheté et faisandé » qu'il attribue à Goncourt et à Verlaine. Et avec son audacieuse et barbare profusion de mots, choisis toujours pour leur couleur et leur qualité de vie, il est capable de décrire les aspects essentiellement modernes des choses comme personne ne l'a fait avant lui. Personne avant lui n'a jamais ainsi réalisé le charme pervers du sordide, le charme pervers de l'artificiel. Toujours exceptionnel, c'est plutôt de cette exceptionnalité que des ordinaires qualités du romancier qu'est faite sa valeur. Ses récits sont dénués d'incidents ; ils sont construits pour aller jusqu'au moment où il faut les arrêter ; ils ne contiennent presque aucune analyse de caractères. Sa psychologie ne va pas plus loin que les sensations et principalement les sensations visuelles. Il ignore le monde moral ; ses émotions se résolvent d'elles-mêmes, pour la plupart, en sordide ennui, parfois en une certaine rage de vie. Le protagoniste de chacun de ses livres est moins un caractère qu'un faisceau d'impressions et de sensations, le vague dessin d'une conscience unique, la sienne. Mais c'est cette conscience unique que nous aimons dans ce morbide écrivain, car les romans de Huysmans, avec toute leur étrangeté, leur charme, leur répulsivité, ont une assez large valeur représentative et sont certainement l'expression d'une personnalité aussi remarquable que celle d'aucun autre écrivain contemporain. » R. G. [entoilage : Nausicaa Buat, 10.02.2001] A consulter : Thierry Gillybœuf, « Stratagèmes d'une rupture : Huysmans et Gourmont », Gourmont, Editions de l'Herne, 2003, p. 303-322 Abbé Mugnier, J.-K. Huysmans à la Trappe, Le Divan, 1927 |