Tolstoï, par Vallotton

1. R. de Gourmont, « Sur l'indépendance de l'art », Le Chemin de velours. Nouvelles dissociations d'idées, Mercure de France, Paris, 1902

2. R. de Bury [R. de Gourmont], « Les journaux », Mercure de France, février 1898, p. 589

3. R. de Bury [R. de Gourmont], « Les journaux », Mercure de France, août 1898, p. 556-557

4. « Epilogues : Les bêtises des hommes de génie », Mercure de France, mars 1898, p. 761-762

5. Remy de Gourmont, « Variétés : Phrases sur l'Art », Mercure de France, août 1899, p. 564-569

6. R. de Bury [R. de Gourmont], « Les journaux », Mercure de France, juin 1901, p. 792-794

7. « Epilogues : L'excommunication de Tolstoï », Mercure de France, juillet 1901, p. 159-160

8. R. de Bury [R. de Gourmont], « Les journaux », Mercure de France, décembre 1902, p. 780-782

9. R. de Bury [R. de Gourmont], « Les journaux », Mercure de France, mars 1903, p. 795-

10. R. de Bury [R. de Gourmont], « Les journaux », Mercure de France, 1er février 1907, p. 546-548

11. R. de Bury [R. de Gourmont], « Les journaux », Mercure de France, 1er décembre 1910, p. 537-538

12. R. de Bury [J. de Gourmont], « Les journaux », Mercure de France, 15 juin 1922, p. 780


4. « Epilogues : Les bêtises des hommes de génie », Mercure de France, mars 1898, p. 761-762

Les Bêtises des hommes de génie. — Celle-ci est du comte Tolstoï, et c'est peut-être la plus belle du siècle :

« Qu'est-ce donc que l'art, si nous faisons abstraction de cette conception de la beauté qui ne fait qu'embrouiller la question ? »


6. R. de Bury [J. de Gourmont], « Les journaux », Mercure de France, 15 juin 1922, p. 780

LES JOURNAUX

Les derniers jours de Tolstoï (Journal des Débats, 3 mai). — Tolstoï jugé par Remy de Gourmont. (Le Journal, 12 juillet 1893). — Trois énigmes pour les Stendhaliens (Journal des Débats, 24 avril).

Le Journal des Débats nous donne ces intéressantes révélations sur les derniers jours de Tolstoï.

Le 28 octobre 1910 (style russe), Tolstoï réveillait dans la nuit son médecin, Makovitski, et sa plus jeune fille, Sacha, emballait quelques hardes, allait lui-même à l'écurie donner l'ordre d'atteler, et partait pour le monastère d'Optino, un des sanctuaires les plus vénérés de la Russie. Le lendemain, dînant avec sa sœur Marie Nicolaïevna, religieuse dans un couvent voisin, il lui exprimait le désir qu'il aurait de finir sa vie à Optino, « dans l'accomplissement des plus humbles besognes, pourvu qu'on ne l'obligeât point à aller à l'église » ; puis, le surlendemain, repartait brusquement pour le Sud, et mourait en route, à la gare d'Astapavo.

Quels motifs avaient déterminé cette résolution ? Etait-ce, comme on l'a dit, la volonté de vivre ses derniers jours conformément à ses principes, et de quitter un luxe,— bien relatif,— qui lui semblait coupable ? Etait-ce, comme on l'a dit aussi, la conséquence d'une crise domestique ? Deux documents publiés par la Pensée russe, — une lettre de Tolstoï à sa fille Sacha et un fragment de son journal, — établissent sans conteste l'exactitude de la seconde version.

La lettre de Tolstoï à sa fille préférée Sacha est datée du monastère d'Optino et fut écrite le 29 octobre. Elle indique nettement les raisons qui lui firent, quitter Iasnaïa-Poliana et, sans la nommer, la personne qui lui en a rendu le séjour insupportable.

Puissent-ils (ses enfants) lui faire comprendre que, pour moi, cette manière d'être tout le temps à l'affût et aux écoutes, ces reproches incessants, cette façon de disposer de ma personne à sa guise, cette éternelle surveillance, cette haine affectée pour l'homme avec lequel je suis le plus intime et qui m'est le plus nécessaire, cette haine pour moi et cette comédie d'amour, — que tout cela, je ne dis pas : m'a rendu la vie désagréable, je dis nettement impossible... que je ne désire qu'une chose, être libéré d'elle, du mensonge, de la simulation et de la méchanceté dont toute sa personne est imprégnée.

Dures paroles que l'écrivain se reproche en disant lui-même à sa fille : « Tu vois, ma chérie, comme je suis mauvais », mais qui déjà éclaircissent tout le drame. Depuis la conversion retentissante de son mari, depuis l'entrée dans la maison de Tcherkof, son disciple et quelquefois son guide, la comtesse Sophie, qui avait été si longtemps la collaboratrice assidue de Tolstoï, et qui le méritait par sa haute intelligence, souffrait cruellement de se sentir dépossédée de son rôle de confidente, en même temps que s'ajoutaient à ce chagrin intime ses inquiétudes de mère et de grand-mère pour la fortune de ses nombreux enfants. On peut dire que, depuis lors, elle était malade.

Le journal rédigé par Tolstoï, du 20 au 29 octobre, permet de suivre d'heure en heure les progrès de la crise finale. « J'ai entendu des portes qu'on ouvrait et fermait... La veille, Sophie Andreievna avait exigé que je ne ferme pas les portes... Il faut que, de jour et de nuit, tous mes mouvements, toutes mes paroles lui soient connus, et que je sois sous sa surveillance... De nouveau des pas ; la porte s'ouvre avec précaution et elle passe... Je ne sais pourquoi, cela provoque en moi un irrésistible mouvement de dégoût et de révolte... j'étouffe; je compte mes pulsations : 97, je ne puis rester couché et, tout d'un coup, je prends la résolution ferme de partir. »

A ces pièces, publiées par la Pensée russe, M. Ch. Salomon en ajoute deux autres, également inédites et non moins significatives.

L'une est un émouvant, récit de la dernière visite rendue à Tolstoï, huit jours avant ces événements, par « Michel Novicov, paysan ». Ce paysan, que Tolstoï avait pris en affection et dont il appréciait hautement l'intelligence, fut son dernier disciple littéraire. Il s'était formé lui-même n'ayant appris à lire qu'au régiment ; il est devenu un écrivain de grand talent. Michel Novicov raconte, dans ce récit, comment, la nuit du 21 octobre, Tolstoï vint s'asseoir près de son lit et, s'excusant de n'être jamais allé le voir dans sa maison de paysan où Novicov l'avait souvent invité, lui dit :

Eh bien ! maintenant, je suis libre, et je puis tenir ma promesse n'importe quand... j'ai fait la part des miens ou, comme, on dit chez vous, je suis sort[i] de la famille. Je suis de trop ici, maintenant, comme vos vieux, quand ils atteignent mon âge, et, par conséquent, je suis libre.

Novicov crut qu'il badinait. Quittant alors le ton de la plaisanterie, Tolstoï reprit :

Si, si, croyez-moi, je vous parle sincèrement. Je ne mourrai pas dans cette maison. J'ai résolu de partir pour un lieu inconnu, où on ne saura qui je suis. Et j'irai peut-être tout droit à votre chaumière pour y mourir. Seulement; je le sais d'avance, vous me rudoierez ; nulle part on n'aime les vieux.

Et il fit un grand effort pour retenir ses larmes... Le 26 octobre, en effet, Novicov, rentré chez lui, reçut une lettre de Tolstoï, lui demandant. L'hospitalité ; Novicov ne répondit que le 27 ; sa réponse arriva trop tard.

Le second document apporté par M. Salomon est une lettre, à lui adressée, le 15 janvier 1911, par la sœur de Tolstoï, la religieuse de Chamordino. Cette lettre confirme et précise le différend qui sépara les deux époux.

Les fâcheux malentendus qui ont, les derniers temps, obscurci l'existence de mon frère avec sa femme ont, à la fin, éclaté en catastrophe inévitable ; plus Léon montait avec toute son âme et tout son esprit au ciel, plus elle plongeait dans son cher terre à terre.

Tout commentaire atténuerait l'émouvante confession de ce pauvre homme de génie (du génie biblique), tenu en laisse par sa femme.

Mais il sera intéressant, à ce propos, de citer ici une étude de Remy de Gourmont, parue dans le Journal du 12 juillet 1883, et qui n'a pas encore été réunie en volume : Le Tolstoïsme et la femme :

Ayons le courage de le dire et même de le crier, sans nous émouvoir d'une phalange de dévots obstinés, — et de le crier en termes aussi clairs que vulgaires : M. Tolstoï est devenu le plus sinistre raseur moralisant et le prédicant le plus insupportable que la terre ait produit depuis Jean-Jacques Rousseau (de Genève).

Entre les deux pourtant, je vois une différence énorme : le Genevois est resté jusqu'à la fin un grand écrivain au style parfois tumultueux, parfois pur, toujours original, et quand il rédigeait pour d'Alembert sa fameuse lettre sur les spectacles, il avait soin qu'elle fût un chef-d'œuvre d'art, de sorte qu'en proscrivant les plaisirs il faisait encore plaisir.

... De façon générale, cette doctrine (le tolstoïsme) ou plutôt celte religion est une sorte de christianisme humanitaire mâtiné de socialisme et de fouriérisme, tel qu'il fleurissait en France vers 1848. On se figure que les livres de Tolstoï qui nous parviennent ont été écrits récemment ; beaucoup, au contraire, sont assez vieux et les premiers, les plus curieux, les autobiographies, remontent à 1852. L'Europe, à ce moment, sortait à peine de la crise sentimentale; elle venait, pendant plusieurs années, de rêver de bonheur et de fraternité ; on prêchait l'union des classes et l'union des peuples. Partout régnait une considérable, mais attendrissante niaiserie. Nul doute que cet universel état d'esprit n'ait influé sur l'âme de Tolstoï, et que nos pseudo-réformateurs français n'aient été les inspirateurs de sa foi nouvelle. N'est-ce pas à Fourier qu'il a emprunté sa théorie du travail agréable ! Mais les idées de Tolstoï qui ont fait connaître son nom sont plus récentes ; elles sont exposées dans celte mémorable Sonate à Kreutzer, et dans divers commentaires à cette œuvre publiée en des revues anglaises. Où un article portant ce titre : Marchez pendant que vous avez la lumière aurait-il été accueilli, si ce n'est dans une revue anglaise ?

C'est la théorie de l'amour universel, aboutissant à l'ascétisme, même dans le mariage où les rapports conjugaux sont considérés comme des péchés :

C'est, continue Remy de Gourmont, faire un bien grand détour pour revenir à la doctrine de saint Paul et des premiers moralistes chrétiens, et c'est aussi une grande naïveté que de s'imaginer que l'on va captiver les hommes, et surtout les femmes, avec de pareilles formulettes.

Quel dommage, conclut le critique, qu'au lieu de toutes ces divagations, l'auteur d’Anna Karénine n'ait pas continué la série de ses premiers romans, de ceux où il y a des pages d'une si haute humanité ! Sans doute, le tolstoïsme n'existerait pas, mais Tolstoï, lui, existerait encore, tandis qu'il est mort, accablé de ridicule, et après nous avoir, nous autres, pauvres innocents, accablés d'ennui.

Hélas, le tolstoïsme n'est pas mort, et on sait avec quelle autorité les disciples de Tolstoï qui ont pris le pouvoir veulent imposer au monde l'amour universel, et les délices des travaux forcés.

§

J'épingle ici pour les stendhaliens ce petit écho du Journal des Débats intitulé : Trois énigmes pour les stendhaliens.

M. Paul Arbelet, dont on connaît les savants travaux sur Stendhal, pose une question, dans le Bulletin du Bibliophile, aux érudits de France et de l'étranger.

Il rappelle d'abord qu'un beyliste italien, Alessandro d'Ancona, ayant remarqué que la première édition de Racine et Shakespeare annonce, parmi les ouvrages du même auteur, celui-ci : « Del Romanticismo nelle Arti, un vol. in-8 ; Firenze, 1819, 6 fr. », demanda si quelqu'un connaissait cet ouvrage, et ne reçut jamais de réponse. Un autre beyliste d'Italie, M. Pietro Paolo Trompeo, vient d'observer, dans un article de la Cultura que la bibliographie stendhalienne présente d'autres énigmes : on voit apparaître et disparaître, sur la liste des ouvrages de Beyle déjà publiés, une Vie de Canova et une Vie du Tasse, qui auraient été éditées à Livourne en 1822, et vendues 5 francs.

M. Arbelet, comme M. Trompeo, estime, d'après certains passages des manuscrits de Grenoble et de la correspondance de Stendhal, que le livre sur le romantisme dans les arts a pu être écrit, ou tout aumoins ébauché, et que, si l'auteur ne le publia pas, ce fut, soit par caprice, soit à cause de l'indifférence de l'éditeur italien à qui il l'aurait présenté. Mais, pour les biographies de Tasse et de Canova, les raisons de croire sont moins sérieuses, et personne au monde, depuis cent ans, n'a vu ces ouvrages. Auraient-ils été publiés sans signature, ou avec un pseudonyme ? Nous trouvons-nous en présence d'une simple mystification de Stendhal ? — M. Arbelet souhaite que son scepticisme ait tort et qu'un contradicteur lui annonce triomphalement la découverte de ces deux livres mystérieux.

R. DE BURY.


A consulter :

Yvanhoé Rambosson, « Publications d'art », Mercure de France, octobre 1898, p. 259-263

Robert de Souza, « Littérature », Mercure de France, juin 1899, p. 774-775

Gourmont vu par Tolstoï

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