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Janvier [1902].

Du prix Nobel et en particulier de M. Sully-Prudhomme, poète idéaliste. — Jadis, soucieux de s'assurer une place au Paradis, les riches avant de mourir distrayaient d'une fortune, le plus souvent mal acquise, la part de Dieu. De là ces fondations pieuses qui couvrirent l'Europe d'églises, de monastères, d'hospices, d'universités. Notre-Dame, l'Hôtel-Dieu, la Sorbonne, autant de fondations pieuses. Les Etats-Unis, où les mœurs sont si anciennes qu'elles en paraissent nouvelles, en sont encore à cette période où le riche se croit tenu, pour assurer la légitimité de sa fortune, d'en sacrifier une partie au bien public. L'Européen n'a plus de tels scrupules ; des fortunes scandaleuses s'érigent respectées sans que leurs possesseurs aient songé à les protéger contre l'indignation publique. Nos milliardaires jettent aux peuples aux académies, quelques dédaigneuses bribes ; nul n'a jamais eu l'idée de rendre au moins la moitié de ses vols, afin de laisser un nom moins odieux. Cela fait qu'un jour ils devront les rendre en totalité. Presque seuls, de braves gens, médiocrement pourvus, songent à donner à leur petite fortune une utilité générale. C'est ainsi que l'Académie française dispose de tant de prix que leur modicité rend souvent inutiles. Cependant M. Nobel est venu et, du coup, le niveau des faveurs académiques est monté très haut. Ce sont des deux cent mille francs à la fois que d'innocents poètes reçoivent avec une couronne, et de timides savants. Il n'est pas ridicule d'être gratifié du prix Nobel ; dix mille louis ne pouvant jamais, sous aucun prétexte, être ridicules.

Entre toutes les œuvres qu'il pouvait fonder, Nobel n'a peut-être pas choisi la plus sûre, ni la plus utile ; mais c'est celle qui fera le plus parler de lui et rêver de lui tout haut des hommes ingénus qui ont embrassé la carrière, jusqu'alors stérile, de poète idéaliste ou de bienfaiteur de l'humanité souffrante. Ce fabricant de dynamite est enclin à une philosophie aimable ; il cultivait l'idéal de même que les explosifs et, tout en livrant aux hommes de quoi se tuer plus sûrement les uns les autres, songeait à élever leurs âmes vers les régions sereines. Comme il l'a bien établi lui-même, le prix de littérature de sa fondation doit être attribué « à celui qui aura produit l'ouvrage littéraire le plus remarquable dans le sens de l'idéalisme ».

Puis-je avouer que, appelé à dire mon avis, je n'eusse point songé à M. Sully-Prudhomme ? Non que je n'estime pas ce poète sage et tendre, cet esthéticien prudent ; mais le mot idéalisme n'a pas pour moi le sens qu'il avait pour Nobel, qu'il a pour l'Académie suédoise et pour l'auteur de Justice.

Il y a deux idéalismes. L'un est une philosophie, celle de Platon, de Descartes, de Berkeley, de Kant, de Schopenhauer, de Taine, de Nietzsche ; l'autre est une religion, celle de ceux qui professent un christianisme raisonnable, borné à la seule morale de l'Evangile. L'un vient du mot idée ; l'autre du mot idéal. Jamais peut-être syllabes n'abritèrent deux notions plus contradictoires. Mais autant l'une est précise, nette, claire, apte à être développée scientifiquement, comme le fit Taine dans l'Intelligence, autant l'autre est vague, soupirante, exténuée. La confusion est due, je crois, à Cousin, qui avait assumé la tâche de dénaturer l'Idéalisme allemand en le saturant de christianisme. Cet amalgame est demeuré jusqu'à nos jours la philosophie officielle de l'Université et le lac bleu dont rêvent toutes les belles âmes en mal de bons sentiments.

M. Sully-Prudhomme est une belle âme. A peine fut-il averti des sommes qui lui venaient de Stockholm qu'il songeait déjà à les transformer en bonnes œuvres. Il veut qu'un jeune poète de talent n'en soit pas réduit, faute d'or, à garder ses vers inédits. La Société des Gens de lettres désignera les manuscrits, et quelle société, hormis l'Académie elle-même, verrait-on de mieux qualifiée pour cette besogne délicate ? Ce choix, tant de simplicité unie à tant de désintéressement, achèvent d'éclairer la figure ingénue de cet illustre idéaliste. Quelle bonté et comme il aime la poésie ! Ce n'est pas lui qui se serait opposé avec énergie, avec violence — avec une telle violence que la commission céda — au choix de Jean Moréas pour le prix qui, aux dernières fêtes, fut attribué à un M. Mérat ! Cependant on l'accusa de ce méfait. Comment croire qu'un poète si plein d'idéalisme ait refusé ce qui lui est dû à l'un des poètes nouveaux les plus excellents : que celui qui soupira tant de romances, qui célébra si doucement les amours éternelles et les petits oiseaux, la justice et l'azur, l'immortalité de l'âme et les peines de cœur, que l'auteur, en un mot, du Vase brisé (Pauvre feuille, où vas-tu ?) ait eu un moment de haine littéraire ?

De haine, ses amis en sont pleins. Enorgueillis par le monceau d'or déposé aux pieds de leur idole, ils se livrent aux provocations les plus faibles. L'un deux, sage anonyme, écrivait ceci dans le Temps du 19 décembre : « Il n'est évidemment pas un collaborateur du Mercure de France ou de la Revue naturiste qui, pour avoir fait quelques vers de dix-sept ou de trente-trois pieds sans majuscule au commencement, sans rime à la fin et sans signification nulle part, ne se considère in petto comme ayant beaucoup mieux mérité le prix Nobel que l'auteur de Justice et des Vaines tendresses. Mais ces jugements ne sortent pas du silence qui leur sied si bien. » Tel est le langage que l'on tient sur la poésie française d'aujourd'hui dans le cercle intime de M. Sully-Prudhomme. Il n'est pas très honorable pour le vieux maître. Mais pas de représailles ; elles seraient trop cruelles. N'y touchez pas, il est brisé.

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La Science et les sciences, à propos du jubilé de M. Berthelot. — Il en est sans doute dans le monde savant comme dans le monde littéraire ; la plupart des réputations y sont usurpées et les noms les plus connus sont ceux des hommes les plus intrigants et les moins scrupuleux. Mais, là aussi, des accords logiques se font entre le génie et la gloire, entre le talent et la réputation : M. Berthelot est illustre et nul ne conteste que cela soit légitime. Chimiste, il est l'un des représentants les plus qualifiés d'une science, intéressante surtout par ses résultats pratiques, par ses applications industrielles. La cornue de Van Helmont vaut désormais des millions ; celle de M. Berthelot eût fait de lui un des puissants de ce monde, s'il avait eu le goût du lucre. Il a préféré les couronnes, les médailles, les apothéoses ; on les lui a décernées : il a sa récompense. Aller plus loin et dire que M. Berthelot représente la Science, ce serait peut-être aller trop loin. La chimie, même synthétique, n'est pas la Science ; elle est une des sciences où se disputent les hommes. Et d'ailleurs, il n'y a pas de Science absolue, il n'y a que des sciences particulières. Il ne faudrait pas avoir l'air de n'avoir détruit les vieilles religions que pour leur substituer une religion nouvelle, plus tyrannique et pas beaucoup plus sûre.

Invoquer, si l'on est prudent, l'autorité de la Science, c'est entendre, et rien de plus, la méthode de la science spéciale, limitée, dont il s'agit. Un philologue, un chimiste, un historien, un électricien peuvent dire également : la science. Cela signifie : ma science, mes principes, ce qui est valable en ce moment pour moi dans le cercle d'études où j'évolue. Au sens surélevé, la Science, cela pourrait signifier l'ensemble des connaissances humaines. Il y a toujours eu un ensemble des connaissances humaines, mais il n'a jamais été plus inaccessible aux forces d'un seul homme ; et, par l'activité même du mouvement scientifique, cet ensemble, ce bloc n'a jamais été plus précaire, plus instable. Tandis que le cerveau humain demeure toujours identique à lui-même, toujours la même machine sans perfection possible ni même imaginable, le trésor de la connaissance, grâce à l'écriture, l'imprimerie surtout, va toujours croissant. Jadis les notions se succédaient les unes aux autres ; maintenant elles s'accumulent. Elles ont formé une colline, une montagne, d'abord, et d'embrassement toujours de plus en plus difficile. S'il n'en croulait sans cesse dans le néant, si le nouveau ne venait pas, heure par heure, écraser le vieux, l'étouffer et enfoncer aux abîmes, la Science ne serait qu'une masse effroyable et invincible. Darwin a montré comment la terre, qui semble inerte, est en perpétuel mouvement grâce au travail de ses hôtes, et particulièrement du ver. Les parties les plus profondes d'un champ que l'homme ne remue jamais montent lentement vers la surface ; une pierre posée dans l'herbe s'enfonce en quelques années, puis disparaît. Des cités abandonnées sont descendues ainsi dans la nuit compacte. Ce mouvement représente assez bien les lentes oscillations de la Science : ce qui est aujourd'hui la vérité et la lumière tombe graduellement dans les ténèbres. Dans cent ans, la Science d'aujourd'hui ne sera plus qu'un amas de superstitions où l'on distinguera à peine quelques notions exactes. La chimie de M. Berthelot est l'alchimie de l'avenir, comme l'alchimie du moine Bacon est la chimie du passé.

Il n'appartiendrait donc pas, même à un savant universel, d'affirmer, et au nom de la Science, des principes. La Science dont il serait le prêtre n'existerait plus, à peine ses principes auraient-ils été proférés. Une découverte insoupçonnable peut, demain, réduire à l'état de manuel de sorcellerie nos traités les mieux pondérés. La chimie, qui n'est qu'une des sciences, suffit encore moins à conférer à un savant, même de la valeur de M. Berthelot, le sacerdoce social.

M. Berthelot, le jour de son apothéose, déclara : « La Science réclame aujourd'hui, à la fois la direction matérielle, la direction intellectuelle et la direction morale des sociétés. » Quelle science ? Je sais bien que M. Berthelot a réalisé en 1862, la synthèse de l'acétylène, mais cela a-t-il un rapport quelconque avec la morale, et cela donne-t-il le droit de régir les recherches philosophiques ou de diriger la construction des sous-marins ? De tels mots sont malheureux, et pires. Ils poussent au sarcasme. Ils jetteraient pour un moment, dans l'opposition anti-scientifique, des esprits droits qui aiment les sciences et cultivent celle qui concorde avec la forme de leur intelligence. Il ne faut pas qu'un savant parle de ce qui n'est pas son métier : ou bien que cela soit avec la prudence de celui qui s'aventure hors du domaine où il est le maître. Ni Lavoisier, ni Pasteur n'ont prétendu à gouverner les intelligences ni à résoudre l'énigme du monde. Ils ne prophétisèrent pas non plus. Le premier venu peut dire l'avenir. Des discoureurs transformèrent assez mal à propos en « université populaire » l'assemblée qui fêtait M. Berthelot. On attendait quelque noble propos sur la tristesse que doit éprouver à ne rien savoir, en somme, un homme qui sait tant de choses ; et ce furent les fades congratulations d'un optimisme naïf. Qu'est-ce que la vie ? M. Berthelot, sait ce qu'est le camphre. C'est quelque chose. Mais, qu'est-ce que la vie ?

Il y a dix ans, et plus peut-être, je lus cette phrase de M. Berthelot : « La nature n'a plus de secrets pour nous. » Et j'avoue que, depuis dix ans, elle me hante. Je ne puis lire son nom, sans que ce verset d'un monstrueux psaume ne me chante dans la tête. Et je songe aussi que ni un grand poète comme Victor Hugo, ni un grand chimiste comme M. Berthelot ne sont nécessairement de grands penseurs. Se dire cela, semble facile. Cependant, il y faut peut-être plus de perspicacité et plus de courage, qu'on ne le croit.

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La Question du symbolisme. — A la fin de son étude, ou plutôt, de son « mémoire » sur les Origines du symbolisme, M. Kahn se demande s'il y a encore des symbolistes ou si, comme on le lui a dit, sans reproche je suppose, le poète des Palais Nomades ne serait pas le dernier survivant de cette époque lointaine. Non. Qu'ils le veuillent bien ou qu'ils se dérobent, tous les symbolistes de la première comme de la dernière heure sont restés tels. On n'est pas ce qu'on veut, dans la vie. On subit le milieu où l'on a d'abord évolué et l'on en garde la marque. La marque symboliste est noble et je tiens beaucoup, pour ma part, à la porter visible et même impertinente. Il y a une manière d'être symboliste, comme il y eut une manière d'être romantique, qui ne comporte pas, et bien au contraire, l'abandon de la personnalité esthétique. Cette manière d'être, si elle implique une limite, c'est par en bas, non par en haut. Elle oblige ceux qui s'y soumirent à continuer le dédain qu'ils montrèrent d'abord pour toute la littérature sans idées et sans goût, dénuée de l'intellectualité ou du sentiment profond de la vie et de son mystère. Rester symboliste, après dix ou quinze ans, c'est se refuser à participer à l'indulgence universelle, c'est obéir toujours au vœu ancien de maintenir, contre les vulgarisateurs, la noblesse de l'art et son orgueil.

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Février [1902].

L'Idée de responsabilité, à propos du « Tueur de femmes ». — Il ne faut en chercher les traces ni dans la philosophie ni dans la religion grecques. La vertu, pour toute l'antiquité, était un état ; on est bon ou mauvais comme une plante est utile ou nuisible. C'est un fait. De la nature de l'état dérivent naturellement des actes déterminés par leur origine. La volonté personnelle ne peut pas intervenir et faire naître le bon du mauvais, ni le mauvais du bon. La logique s'y oppose. Les Grecs croyaient aux miracles, mais non aux miracles permanents. Or, le libre arbitre serait un miracle permanent. Ce serait, cent fois par jour et par homme arrivé à l'état de raison, la création d'un nouveau monde, d'une nouvelle série d'actes, entièrement indépendante des séries précédentes. Un philosophe moderne a cru pallier cette absurdité en imaginant un mot composé, « idée-force » ; mais il la précise, plutôt, et il l'aggraverait, si une absurdité pareille le pouvait être si à rien on pouvait retrancher une quantité. L'idée d'un commencement du monde est déjà inadmissible. Le monde n'a pas eu de commencement et il n'aura pas de fin. Il est. La chaîne des causes n'a ni premier, ni dernier chaînon. Tout au plus, et c'est ce que Nietzsche ne put jamais prouver, peut-on supposer que la droite est un cercle à rayon infini et le plan, une sphère, à rayon également infini. Mais il y a conflit entre l'idée même de cercle ou de sphère et l'idée d'infini. Aussi Gauss refusait d'admettre de telles propositions; elles ne lui semblaient pas sérieuses, parce qu'alors on traite l'infini « comme une quantité déterminée », ce qui est absurde. L'inverse est plus raisonnable, qu'à l'infini le cercle est une droite et le sphère un plan. Cela enlève toute idée de commencement ou de recommencement. D'ailleurs, comme dit encore Gauss, l'infini n'est qu'une manière de parler.

L'homme est la somme des éléments qui le composent et comme tel, soumis aux lois qui régissent ces éléments. Les lois, façon de dire, métaphore purement subjective — se résument en une seule, la causalité. Rien ne se produit qu'en vertu d'une cause. Tous les efforts des moralistes pour soustraire les actes humains à cette nécessité ont naturellement été vains. Il faut faire intervenir la foi. Mais la foi chrétienne même ne suffirait pas ; elle est trop positiviste et encore trop scientifique. Seule la foi rationaliste est assez forte pour faire admettre à ses fidèles dépravés une sottise aussi grossière. Le grand théologien du christianisme, saint Augustin, n'a aucune idée du libre arbitre. Elevé dans le paganisme, nourri des sages philosophies, il ne peut admettre que la nécessité ; il croit baptiser cette idée en l'appelant prédestination, mais le mot nouveau n'en diminue pas la valeur essentielle. C'est par l'idée de prédestination que le christianisme se rattache à la philosophie éternelle, à la science. Tout ce qui tend à affaiblir cette notion de la dépendance absolue de l'homme, atome entraîné dans le tourbillon des effets et des causes, n'est que la protestation puérile de cerveaux affaiblis. On songe à l'enfant monté sur le cheval de bois d'un manège et qui croit diriger sa monture.

Tournez, tournez, bons chevaux de bois...
Tournez, tournez, sans espoir de foin.

On trouvera peut-être que c'est remonter un peu loin et que ces notes sur l'histoire de l'idée de responsabilité viennent mal à propos appelées par un assassin. Mais tout se tient ; le monde de la vie et le monde des idées s'évoquent nécessairement l'un l'autre dans un cerveau un peu actif et il est des moments où, en voyant une mouche changer de place sur une vitre, on songe à l'énigme du monde. Je crois d'ailleurs que la plupart des écrivains qui restent à la surface des choses le font par impuissance à creuser le sol fécond qui s'ouvrirait à leur effort. Il y a certainement un public que ces « divagations » intéressent, et d'ailleurs j'écris pour clarifier mes propres idées. Je suppose donc que l'on a confondu la responsabilité avec le sentiment de la responsabilité, la conscience active avec la conscience passive. L'homme, qui n'est pas responsable, se croit responsable. Il en est de même pour la conscience. Avoir conscience d'un acte, c'est voir cet acte. On ne voit que ce qui est. Avoir conscience d'un acte, c'est avoir conscience d'un acte accompli. Autant dire que la conscience n'a pas plus pour effet de déterminer l'acte que l'image d'une figure dans une glace ne crée cette figure. Se regarder agir, c'est se regarder ayant agi ; c'est regarder le rond que fait la pierre jetée dans l'eau. La plupart des hommes ont cette faculté : ils sont conscients.

Quelques-uns ne l'ont pas : ils sont inconscients. On ne voit pas le rond formé par la pierre, parce qu'il fait nuit, ou parce que l'on est myope. La pierre n'en a pas moins été lancée, mise en mouvement, dans tous les cas, par une puissance aussi absolue que la loi de gravitation universelle. Le sentiment de la responsabilité est lié à l'existence de la conscience, à la faculté de considérer l'acte au moment où il achève de s'accomplir. L'homme responsable est celui qui a le sentiment d'être responsable de ses actes ce sentiment peut. être presque contemporain de l'acte; il peut aussi lui être postérieur. Il ne peut jamais être antérieur, quoique nous ayons parfois l'illusion de l'antériorité. Mais cette illusion naît dans le moment qui sépare l'acte virtuel de l'acte réel. La croyance à la volonté a également celle origine.

Pour les crimes, et pour tous les manquements aux usages sociaux ou personnels, le signe de la responsabilité est le remords, le regret, sentiments qui signalent un homme normal et bien équilibré, du moins au point de vue social. L'absence de remords chez un criminel indique évidemment soit un grand trouble dans les fonctions mentales, soit un égoïsme très anti-social. Ce sera le signe visible, psychologique, de l'irresponsabilité, ou plutôt l'absence du sentiment de responsabilité, ce qui est assez différent. On sera sûr, au moins, en châtiant cet homme, qu'il ne comprendra pas le châtiment. C'est en ce sens tout relatif qu'il est possible de séparer les hommes en responsables et en irresponsables, — pourvu qu'il reste bien entendu que cette distinction porte non sur la nature des actes, qui sont tous invincibles, mais sur la faculté de considérer ces actes une fois accomplis et de les juger, alors qu'ils sont devenus irrévocables.

Les codes furent peut-être un bienfait au moment même de leur promulgation. Aujourd'hui, et depuis bien longtemps déjà, ce sont des boulets que l'Europe, galérienne de la raison, traîne à ses pieds malades. Une justice basée sur l'idée de châtiment, corollaire de l'idée de péché, voilà ce qu'on offre à notre logique. Jadis, on jugeait et on condamnait les animaux criminels. Une coche, ayant mangé un enfant, fut pendue. Il y a des significations d'huissiers faisant connaître à une armée de chenilles ou de hannetons l'arrêt de bannissement porté contre elles. Des gens raisonnables trouvent cela très comique. On trouvera peut-être aussi comique, un jour ou l'autre, les jugements contre les hommes criminels que les jugements contre les animaux criminels. Non que je veuille insinuer que mon goût réclame la clémence ou même la pitié pour les coquins ; mais je voudrais, et je ne suis pas le seul, que l'on jugeât des faits et non des personnes, des faits et non des intentions, des faits et non des volontés ; qu'on laissât de côté, une fois pour toutes, les questions scolastiques de conscience morale, de liberté morale, de responsabilité morale.

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La Question de l'apprentissage. — Elle a été évoquée, le mois passé, par des médecins, par des artistes, par des fabricants, par des administrateurs. Jusqu'à ces derniers temps, l'apprentissage était le seul moyen de conquérir un métier. Au dix-septième siècle les chirurgiens et les médecins eux-mêmes s'attachaient à un maître dont ils suivaient la méthode, dont ils recueillaient les leçons et, plus tard, la clientèle. Les écoles de médecine ont supprimé cet usage sans le remplacer tout à fait. Le jeune docteur, même qui a fréquenté l'hôpital, se trouve tout éberlué devant ses premiers clients et c'est à leurs dépens qu'il apprend la pratique de son métier. L'artiste gagnerait beaucoup à étudier non dans une école, mais sous un maître. Les écoles officielles, que M. Rodin appelle des « écoles d'imposture », sont surtout néfastes. Le grand sculpteur regrette les maîtrises et les corporations de jadis. Voici ses paroles : « L'apprenti, le compagnon, le maître, réunis dans une même pensée, consacrant à leur tâche toute une vie de labeur et d'efforts, voilà les artisans de l'art vrai ; le maître travaillant devant ses élèves, leur démontrant, comme jadis, les secrets du métier, exemple constant à suivre, à imiter, à surpasser... » La phrase que j'ai soulignée est à retenir. Elle résume tous les bienfaits de l'apprentissage, de même que le mot école semble contenir en ses cinq lettres, surtout quand il s'agit d'un métier manuel, je ne sais quel aveu d'impuissance. On vient d'apercevoir l'inutilité particulière des écoles professionnelles fondées il y a quelques années par la ville de Paris. L'école du livre est une de celles qui ont donné les résultats les plus médiocres. Aucun de ses anciens élèves ne s'est montré dans la pratique supérieur à un ouvrier ordinaire ; plusieurs ne sont arrivés à gagner que trois francs par jour. Le conseil municipal a donc dépensé des millions pour acquérir cette notion que : pour devenir imprimeur, il faut entrer comme apprenti dans une imprimerie. C'est cher. Mais enfin la notion est acquise et la voilà mise en circulation. A l'école Estienne, on apprenait à imprimer sur de vieilles presses démodées, de sorte que, transporté dans un véritable atelier, l'élève diplômé ouvrait des yeux épouvantés devant les magistrales machines modernes. Il paraît que le seul travail utile qui soit jamais sorti de cette école ce sont des cartes de visite ; on en tirait deux ou trois cent mille par an. Elles revenaient à environ 1 franc pièce. L'apprentissage a l'intérêt de former l'ouvrier non selon un programme qui n'aura peut-être pas d'applications pratiques, mais selon les nécessités usuelles de sa profession. Entré tout jeune dans un atelier, l'enfant se façonne peu à peu et sans efforts au métier qui sera le sien. J'en ai vu un que l'on employait à balayer. Cela semble un abus. Nullement. Ayant balayé, il devait chercher dans la poussière les lettres tombées des casses, les déchiffrer et les remettre chacune dans leur cassetin. Après six mois de cet exercice il connaissait l'un des éléments de son métier.

Le rapport d'un conseiller municipal sur les écoles professionnelles nous a appris qu'il y a une école de modistes et que — drôlerie inimaginable, on leur enseigne tout d'abord, — quoi ? l'orthographe !

215

L'Enquête de « l'Ermitage ».

216

Victor Hugo et les poètes d'aujourd'hui.


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Avril [1902].

La Littérature et le Nationalisme. — Se souvient-on d'une petite querelle littéraire entre M. Henri Bordeaux et M. Henry Davray, qui eut pour champ clos le Correspondant, le Mercure de France, et l'Echo de Paris, où M. Descaves s'improvisa le juge du tournoi ? Il s'agissait des littératures étrangères : si on a tort ou raison d'en traduire les œuvres les plus caractéristiques ? M. Bordeaux effaré penche vers un protectionnisme absolu. M. Davray défend avec énergie le libre-échange littéraire. Conciliant, M. Descaves, avec un sens tout à fait négatif des « valeurs », déclare en son jugement : « Il serait fort regrettable que nous ne connussions pas les pages choisies de Frédéric Nietzsche, de Thomas Hardy, de Ruskin, de Meredith, tous les livres de Tolstoï... » Et le débat est ainsi rétréci aux discussions préliminaires à la formation d'une bibliothèque choisie, ce qui est sans intérêt aucun. La vérité est que, pour que nous fussions dispensés de perdre notre temps à apprendre les langues, il serait à souhaiter que tous les livres étrangers fussent aussitôt traduits en français ; nous pourrions ainsi choisir librement nos lectures parmi les productions d'un monde de plus en plus vaste. Puisque cela est impossible, il faut du moins encourager les traducteurs à traduire, les éditeurs à éditer le plus possible des livres étrangers. Conçoit-on ce cerveau qui fait métier d'exercer ses facultés de connaissance, et qui demande qu'on restreigne les objets de la connaissance, — ce botaniste qui trouve un pays trop riche en plantes, — ce mineur qui trouve exagérée l'abondance du minerai ? Sa diversité d'aptitudes est décidément une grande gêne pour l'homme. Il n'y en a pas un sur cent mille qui soit capable de creuser très bien son trou, comme la larve des diptères.

Ce débat, si facilement soluble, serait futile s'il ne se rattachait à la grande question du nationalisme. M. Bordeaux est nationaliste et croit défendre sa cause en prohibant la pensée étrangère. Ainsi un jardinier repousserait le café pour cultiver le lupin, et un agriculteur belge, la chicorée. Cela n'est pas sérieux. Nul patriotisme ne peut me faire croire que la sauge ou la menthe remplace avantageusement le thé ou que la lecture de Nietzsche se supplée par celle de M. Alfred Fouillée ou Ibsen par M. de Curel ; mais je rirais amplement de l'Allemand qui me vanterait le bordeaux ou le champagne de son pays ou qui, dans la niaiserie germanique d'un Sudermann, prétendrait retrouver l'équivalent d'un Paul Hervieu.

La terre est divisée en territoires géologiques qui produisent chacun une flore et une faune particulières. L'homme fait partie de la faune. La faune humaine d'une région forme une race ; politiquement, une nation. Les races ou les nations sont irréductibles. On peut les détruire, non pas les modifier. Telle est la base scientifique du nationalisme, — réduite exprès à son élément le plus sensible, tout le reste volontairement omis, nullement oublié. Mais l'individu aussi dans chaque nation est irréductible. Il peut être déduit ; il ne peut être modifié. Cependant, il exerce des relations multiples et constantes avec les autres membres de sa race ; c'est même une des conditions de sa vie, puisqu'il ne se voit bien que dans autrui, — miroir, puisque la conscience de ses frères est le terrain où sa propre personnalité prend toute sa force. Isolé, l'homme se fatigue, se démoralise, oublie sa dignité, perd le sens même de son moi, devient une bête, ou parfois s'exalte nerveusement en une folie extatique. Les nations, groupes d'individus, n'ont pas une destinée très différente. La conscience commune qu'elles ont d'elles-mêmes en tant que nations en fait des sortes d'individus. Normalement elles sont donc sociables entre elles, comme les individus entre eux, comme entre elles, pour être plus précis, les familles d'une même nation. Des amitiés intimes leur sont nécessaires ; plus loin, les relations cordiales ; plus loin encore, les relations de politesse. L'inimitié et la guerre font partie du possible entre nations comme entre individus ou entre familles : rien de plus normal que la haine et la bataille.

Au nationalisme se superpose donc l'internationalisme, chacun de ces deux termes impliquant énergiquement l'existence de l'autre. Loin de se nier, ils se confirment.

Pour que des rapports intéressants s'établissent entre nations il est nécessaire qu'elles gardent leur originalité et cultivent leur orgueil. Point de concessions ni de compromis. Il faut plaire tel que l'on est ou déplaire. Essayer de se conformer à un idéal sympathique, c'est avouer tout au moins un commencement de dégénérescence, une tendance à l'esclavage. Ce qui paraît à un Allemand, à un homme du nord, un défaut dans le caractère français doit être tenu au contraire par les Français pour une vertu. L'agilité du cheval est ridicule à la gravité du bœuf ; mais si le cheval n'avait point sa qualité particulière, la vitesse, il serait parfaitement inutile et peut-être n'existerait plus, car les herbivores que l'homme n'a point protégés ont presque tous disparu dans l'estomac des carnassiers. L'intérêt relatif de chacune des variétés humaines est tout entier dans les qualités que les autres variétés ne possèdent pas : on ne peut les appeler bonnes ou mauvaises que dans la mesure où elles sont conservatrices d'une race.

Il est du devoir d'un individu de cultiver sa personnalité, de la développer dans tous les sens qui ne sont pas anti-sociaux, de la pousser à bout. C'est aussi le devoir d'une nation de cultiver sa nationalité. Il faut être durement et cruellement nationaliste. Cela seul permettra de goûter toute la saveur étrangère des autres fruits. Plus un peuple est nationaliste, plus il est apte à sentir ce qu'il y a d'original dans les actes ou les œuvres d'une autre nation. C'est parce qu'ils sont inattendus, exceptionnels, que nous agréent les produits des autres climats. Les tropiques peuvent nous envoyer des orchidées, du poivre et des perroquets, nous n'avons nul besoin d'en recevoir des roses, des oignons et des canards. Le jour où deux pays jusque-là producteurs de différences se mettent aux mêmes cultures, à la même industrie, il faut ou qu'ils se défendent réciproquement leurs frontières ou qu'ils se battent. L'accord n'est possible qu'entre des caractères, des actes, des produits dissemblables ; cet accord se traduit matériellement par des échanges. Il y a un échange important de livres entre la France et l'Allemagne : mais non de même nature. Elle nous achète beaucoup de romans parce qu'elle n'en produit point.

Je veux qu'un Allemand le soit profondément. Si c'est un métis européen, je le méprise. J'aime mieux un Scythe qu'un de ces Grecs affiliés aux rêveries juives d'Alexandrie. Un nègre même m'intéressera, s'il est bien conforme à son type, et tout sauvage, tout barbare. Les mêmes, vernis de civilisation, christianisés, « bovarysés », deviennent absurdes ; ce sont des types aberrants. Il faut qu'un homme soit lui-même, qu'une nation soit elle-même. Ainsi elle peut plaire ; ainsi elle peut être un enseignement : l'originalité qui la rend agréable ou utile peut la rendre indispensable. C'est parce que la philosophie allemande est si follement allemande qu'elle s'est propagée dans le monde entier. Si Kant, Schopenhauer ou Nietzsche n'avaient représenté qu'un compromis entre les différentes philosophies pratiquées de leur temps en Europe, ils n'auraient jamais eu un quart d'heure d'existence. Et si un philosophe français comme Quinet n'est qu'un Allemand déguisé, il n'a plus d'intérêt, la première surprise passée.

C'est le défaut le plus grave de la littérature latine du Moyen-âge et de la Renaissance. Elle n'a pas de personnalité, parce qu'elle n'a pas de nationalité. La personnalité diminue à mesure que l'homme s'éloigne du sol qui a nourri ses ancêtres ; des individus très forts supportent seuls une transplantation, qui même peut leur être favorable, le reste s'étiole. Changer de langue, oublier les paroles de son enfance pour un jargon appris, c'est plus que de se déraciner ; c'est se désorbiter, perdre cette notion du centre qui a fait qu'un égarement n'est jamais irrémédiable. Quitter son milieu, si l'on n'est soi-même un milieu, une force attractive, c'est se perdre et se condamner à la dégénérescence. Les belles races d'animaux domestiques acclimatées en un territoire étranger se maintiennent mal et seulement sous une surveillance sévère. Le milieu de la naissance est conservateur de ce qu'il a fait naître ; ce n'est que par l'émigration qu'une espèce se dissocie en variétés. Sur place, l'espèce ne changera que si elle change de nourriture et seulement dans les limites où sont déterminées sa forme et son activité.

La langue (nous y venons enfin), il n'est pas besoin de dire que c'est simplement un des signes extérieurs les plus nets de la nationalité et l'obstacle entre tous invincible à la formation d'un type européen uniforme. Même romanisée l'Europe garda ses caractères diocésains. L'un de ces diocèses fut l'Espagne ; l'autre fut la Gaule ; et tous les deux se subdivisèrent en autant de dialectes qu'il y avait de provinces naturelles. L'imprimerie, surtout à son degré actuel et progressif de vulgarisation a créé et maintient pour chaque nation une langue factice, c'est-à-dire purement littéraire ; mais l'imprimerie ne modifie pas la physiologie des organes vocaux. Deux cents patois français existent toujours en puissance : au moindre trouble social un peu prolongé ils peuvent ressurgir, — comme après un an de jachère le champ, qui portait la plante choisie par l'homme, se pare soudain au printemps de toute sa flore naturelle. Il est inutile de cultiver les dialectes ; ils sont indestructibles. Il n'en est point de même de la langue générale d'une nation qui demande au contraire des soins intelligents et précis.

La beauté d'une langue, c'est sa pureté. La pureté fait sa force et détermine sa valeur comme monnaie d'échange. C'est en fait de langage principalement qu'un peuple doit être nationaliste. Une langue alourdie et gâtée par les infiltrations étrangères perd de son intérêt pour les étrangers mêmes qui ont fourni la matière de ces infiltrations. Ce que veut un Anglais qui achète à Bordeaux une caisse de clairet, à Paris un paquet de livres, c'est que son vin soit pur, c'est que ses livres soient purs, d'une langue saine et rigoureusement française. Je suppose qu'il se récréerait peu à un roman du monde des courses, truffés de mots anglais estropiés ou pris à contre-sens. Si je lis un livre anglais, je le veux nettement anglais, de pensée et de langue. C'est un produit étranger que j'ai voulu acquérir et non la contrefaçon d'un produit français, ou ce qui serait pire encore, une pâte européenne où l'on aurait adroitement amalgamé toutes les confitures nationales en un gâteau repoussant et fade.

Le seul moyen qu'un individu ait d'être utile à ses semblables, c'est de cultiver et d'enrichir ses propres valeurs. Il faut des instruments différents au concert social ; il en faut de différents au concert international. Plus les nations européennes affirmeront leur égoïsme, la forme particulière de leur vitalité, et plus elles seront aptes à cette sociabilité supérieure, qui peut relier entre elles les diverses races, comme la sociabilité commune relie les familles, les individus d'une même race. Mais que l'on ne croie pas qu'il y ait en puissance et que l'on puisse faire naître une littérature européenne, un art européen, une science, une pensée européennes Ce sont là les moins internationales de toutes les formes possibles de l'activité humaine. La géologie a déterminé la raison de chaque race aussi nettement que la couleur de son pigment. La raison n'est que de la sensibilité analysée et cataloguée. On retire la raison de la sensibilité comme l'alcool du vin : mais l'eau-de-vie de Bourgogne n'est point celle des Charentes. Restons dans la chimie, dans la biologie, même quand nous parlons raison. La raison allemande n'est pas la raison française. Le vase est le même, la liqueur n'est pas la même. De ce que tous les hommes voient avec le même organe, l'œil, il ne s'en suit pas qu'ils voient tous la même chose devant le même spectacle. L'organe de la raison permet d'identiques surprises. Il n'y a pas deux firmaments et pourtant est-ce le même, contemplé par Kepler, par Lamartine ou par un imbécile ? Il n'y a pas deux géométries, mais il y a certainement une infinité de manières de la comprendre et de la sentir. « Les propositions géométriques elles-mêmes, dit Pascal, deviennent sentiments. » Rien n'est plus matériel, plus déterminé par l'organisme que la pensée, cette chose impondérable. Elle est comme le muscle, comme l'aubier, comme le sang et la sève, un produit du sol.

218

Mai [1902].

Le Parlementarisme. — L'Angleterre est, avec la Chine, le pays où certains usages primitifs se sont le mieux conservés. Entre autres traditions, elle a gardé celle de traiter les affaires politiques au moyen de discours prononcés en public. C'est une habitude purement formelle et qui n'a aucune influence sur la marche des affaires. Il est convenu que l'on parlera pour le peuple qui écoute derrière la porte ; il est convenu aussi que ces joutes oratoires n'auront aucune importance et que chacun votera selon l'intérêt de son pays. Je ne crois pas que l'on se souvienne, en Angleterre, d'un discours ayant déplacé la majorité. Gladstone disait : J'ai entendu bien des orateurs ; il y en a quelques-uns qui m'ont fait changer d'opinion ; aucun n'a modifié mon vote. Il ne faut pas demander à quoi dans ces conditions sert le régime parlementaire, car on ne saurait répondre. Son rôle strict est négatif ; il tient la place d'un autre régime qui serait probablement plus mauvais, étant plus actif, plus vivant. Mais son rôle large a une utilité : il maintient le peuple, qui croit assister à des discussions réelles, dans l'illusion de participer aux mystères politiques ; il lui donne une autre illusion, celle de la liberté, puisque ces gens choisis par lui peuvent être rejetés par lui. Le peuple croit très sérieusement nommer librement ses représentants ; chaque homme aussi croit très sérieusement ne faire que les actes, les gestes, ne prononcer que les paroles qu'il veut. La liberté politique, c'est de se croire libre ; le gouvernement la donne qui persuade le peuple de l'avoir reçue.

Vers la fin du dix-huitième siècle, cherchant un système politique à substituer au fédéralisme administratif et judiciaire qui faisait de la France, sous une apparence de despotisme, le pays du monde le moins tyrannisé et peut-être le moins gouverné, des utopistes rencontrèrent le système anglais. On se l'adapta comme on put ; cela fut d'abord très gauche. Bonaparte, qui détestait, mais admirait et enviait les Anglais, organisa matériellement les deux chambres ; la Restauration, qui aimait les Anglais autant qu'elle les admirait, emprunta à l'Angleterre jusqu'à ses mots ; il y eut des pairs et on proposa, sans rire, des bills d'indemnité. Depuis Louis XVIII, le gouvernement de la France n'a pas bougé : la République parlementaire de l'an 1902 est une création de la monarchie française et son legs suprême. C'est le plus mauvais qu'elle nous ait fait ; mais ses conséquences se sont trouvées fort atténuées, l'Europe entière ayant suivi notre exemple et des assemblées d'orateurs étant partout instituées, pour la plus grande joie des philosophes pessimistes.

Ce qui est atavisme en Angleterre est régression en Europe. L'Angleterre a gardé un des usages des peuples primitifs ; l'Europe, qui s'était libérée de cela depuis des siècles, s'est rejetée tout à coup, par une reculade bouffonne, vers la mentalité des Peaux-Rouges et des Bambaras.

Tout le monde a lu quelque roman de Fenimore Cooper, de Gabriel Ferry, de Gustave Aymard ou d'Emile Chevalier. Cela suffit pour avoir gardé le souvenir du fameux calumet de la paix qu'on se passe et qu'on se repasse. Les historiens et les voyageurs en ont parlé aussi, Charlevoix, les Jésuites, Chateaubriand. Chez les Iroquois, comme chez les Osages ou les Natchez, aucune décision n'était jamais prise qu'en assemblée parlementaire. Les guerriers se réunissaient avec les anciens et durant de longues journées, chacun à son tour, ayant tiré une bouffée de la pipe nationale, parlait. Ils parlaient lentement, en s'écoutant, comme tous les peuples enfants qui jouent avec le langage, le manient, en font une musique ; ils ordonnaient des comparaisons compliquées ; ils échangeaient d'interminables compliments ; ils n'aboutissaient à rien. Pour savoir si Plume-de-Condor devait prêter son cheval à Visage-Pâle, on parlementait des semaines.

En Afrique, un des supplices des voyageurs parmi les peuplades hospitalières, c'est la palabre. Les Portugais, qui ont fourni le mot, en furent les premières victimes. On palabre à propos de tout, pour savoir si on passera un ruisseau, si on vendra au Blanc une poule ou une dent d'éléphant. Mais les séances n'ont pas la gravité des réunions parlementaires américaines. Le nègre est pétulant, bavard ; on remplace le calumet par la bouteille de rhum et la journée finit dans une orgie. Le lendemain on recommence.

Les Grecs dépensèrent leur énergie dans le bavardage politique ; seuls, les Macédoniens savaient se taire et agir. En sortant de la république parlementaire comme de la coque d'une chrysalide, l'empire romain ferma la bouche et se mit à pétrir le monde avec les poings de ses proconsuls. Les Gaulois parlaient ; les Germains parlaient : le silencieux centurion leur enfonça son genou dans la poitrine.

Le gouvernement des orateurs est le gouvernement des hommes qui ne pensent que lorsqu'ils parlent. C'est un des types inférieurs de l'humanité civilisée, un de ceux par lesquels elle se relie clairement aux états sauvages. Autre chose est de discourir, autre chose de savoir exposer clairement et rapidement une question. Le discours est de la littérature et, pratiqué par des hommes qui pensent à mesure, de la basse littérature. Beaucoup de discours ont été écrits ou dictés d'avance ; cela ne change rien à leur qualité si, au lieu de faits et d'arguments nets, ils sont formés de phrases oratoires. Singulier monde où Richelieu, qui est sans éloquence, achève dans les commissions un obscur mandat, cependant que Trouillot se dandine et pérore. Bonaparte au ton sec, qui ne profère qu'un mot par idée, n'est pas compris ; la salle se vide. Le véritable homme de gouvernement, c'est celui qui peut parler pendant six heures pour ne rien dire.

Si, comme en Angleterre, le système n'était en France qu'une manifestation traditionnelle des mœurs, il serait sans danger. Pris au sérieux, il conduit un pays à la déliquescence en éliminant peu à peu des affaires et des fonctions tout homme mal doué de psittacisme, toute intelligence digne, dédaigneuse du bavardage, tout esprit apte aux longues réflexions et aux déductions rigoureuses. Pris au sérieux, il confère à chaque député une valeur nominale qui se change, dans la pratique, en autorité et en influence. Un député français est aussi puissant qu'un satrape, s'il veut l'être ; un député anglais ne peut faire nommer un facteur des postes ni déplacer un cantonnier. Une herbe, anodine sous un climat, est mortelle sous un autre climat : importé en France, le parlementarisme est devenu vénéneux.

On ne voit pas bien, pourtant, par quoi le remplacer, ni comment le purger de ses sucs mortels. On pourrait limiter les discours à dix minutes ; enlever aux députés toute initiative en fait de lois ; borner leur rôle à ce qu'il peut avoir d'utile : accorder ou refuser l'argent que demande le gouvernement Sous la parade des discours, c'est la seule préoccupation du parlement anglais : satisfaire aux besoins de la civilisation et de la défense nationale, même à certaines exigences de l'opinion, tout en défendant les intérêts pécuniaires de ceux qui, en définitive, paient avec leur argent ou avec leur travail. En un temps où il y tant de journaux, tant de publications politiques ou sociales, un député qui, au début d'une séance, n'a pas son opinion faite, c'est qu'il est incapable de se faire une opinion. Le discours explicatif et apologétique est inutile. L'éloquence parlementaire est une survivance ou une régression, de même que l'éloquence judiciaire, l'éloquence universitaire. Un cours d'université, s'il n'est pas un service de laboratoire, une démonstration expérimentale, est une niaiserie. Habitude qui date des temps où les livres étaient rares et chers ! Eloquence parlementaire, système qui remonte au temps où, faute de moyens pour multiplier les documents, on se réunissait pour en écouter la lecture.

219

Littérature judiciaire : l'acte d'accusation. — Je me suis vraiment récréé, en lisant l'acte d'accusation dans l'affaire Danval. On m'a renseigné sur l'auteur de ce morceau. C'était un nommé Fourchy, brave homme de peu d'intelligence ; sa femme, qui avait brillé sous l'empire, ne fut pas étrangère à sa fortune. Il faut insister sur les qualités morales, au moins négatives, du personnage : il n'était pas méchant ni particulièrement ambitieux ; on l'estimait pour sa droiture ; sa bonté était connue. Le genre est donc indépendant et ne doit qu'à lui-même et aux traditions judiciaires ce qu'il a mensonger et de bête. Le juge d'instruction transmet au Parquet un dossier. On se met à l'œuvre. Il s'agit d'extraire de ce petit dossier un petit récit romanesque où seront groupés tous les actes, tous les dires qui sont défavorables à l'accusé. Ce n'est pas un exposé impartial de la cause, une préface nécessaire aux débats qui vont s'ouvrir; c'est, le titre ne le cache pas, au contraire, un acte d'accusation. Quelle littérature ! Celle qu'on fait dans les parquets ne va pas mieux que celle qu'on fait dans les prisons. Ecoutez M. l'avocat général :

« La santé de la dame Danval avant son mariage était satisfaisante ; elle avait eu successivement une gastro-entéralgie et une fièvre typhoïde. » Plus loin, il nous est appris que ladite dame appartenait à une famille remarquablement saine ; qu'il est vrai que « son frère était mort d'une méningite tuberculeuse », mais il aurait pu tout aussi bien trépasser d'un accident de voiture. Pour l'homme du parquet, chaque incident de sa vie et de la vie des siens se retourne contre l'accusé. Est-il économe ? c'est un sordide avare. Est-il généreux ? c'est un prodigue déréglé. Danval n'a pas d'argent pour offrir d'exquises robes à sa femme ? C'est afin de la séquestrer par la honte de sortir médiocrement vêtue. Les arguments de Fourchy sont des arguments de belle-mère et le président, lourdement partial, les amplifie. Il est inepte, ce président. Tantôt, comme c'est convenu entre les augures judiciaires, il accuse Danval d'un empoisonnement lent ; tantôt d'un empoisonnement subit, durant la nuit de l'agonie. Tout pavé est bon, qui ensanglante un peu plus le misérable ; on sent qu'ils le piétineraient par amour de l'ordre, qu'ils le déchireraient avec leurs ongles par amour de la justice. C'est un vol de vautours. Ils sont épouvantables : et pourtant ce sont d'honnêtes gens !

L'expert Bergeron semble bien avoir été, lui, un coquin. Mais qui l'a choisi ? la Justice. Qui le maintient ? la Justice. Qui lui fournit son autorité ? la Justice. Entre un coquin à leurs gages, coquin ignorant, et de grands ou vrais savants, la Justice n'hésite pas. Elle a un expert comme elle a un exécuteur. « Pour être expert judiciaire, disait Bergeron, il suffit de savoir affirmer. » Pour être bourreau, il suffit de savoir pousser un ressort. Comme c'est simple, la vie !

Juin [1902].

220

Une aventure géologique.

221

Madame Humbert.

Juillet [1902].

222

La Liberté d'enseignement. — Tous les hommes sont fous (et moi-même, sans nul doute), cela est connu ; mais non de la même folie : il y a le délire de la liberté et le délire de l'esclavage ; il y a les braves et les peureux. « Ce détestable mot de liberté, » disait M. Viviani, et l'on sent, sous la désinvolture qui voudrait être impertinente, la terreur du théologien devant l'ombre des cornes du diable. « Détestable ! » — c'est une aspersion d'eau bénite, cela, c'est un grand signe de croix.

Il est grand temps de dissocier l'idée essentielle de religion de l'idée particulière de religion positive. Les hommes les plus religieux d'aujourd'hui sont peut-être parmi ceux qui font la guerre aux religions. Ce qui constitue le phénomène religieux, ce n'est pas la croyance à une religion, mais bien la croyance à toute vérité. La vérité, c'est ce que l'on croit. Le seul critère, dès qu'il s'agit de ce qui échappe à l'expérience ou à l'observation, c'est la croyance. Une erreur à la mode fait une excellente vérité. Il y eut des vérités éblouissantes qui font aujourd'hui éclater de rire un petit enfant revenant de l'école. Une bonne vérité est bonne, et une bonne erreur est bonne ; la croyance, en les adoptant, en fait de solides fondations sur lesquelles bâtir un haut édifice social. Ceux qui savent que le catholicisme est faux savent que la croyance qu'ils lui opposent est vraie ; les catholiques savent le contraire. Tel qui rit de l'Eucharistie jure sur la Bible ; et tel qui rit de la Bible jure sur la tête de sa maman, ce qui représente une superstition d'une incalculable profondeur. Nous vivons dans l'absurde, et, sans métaphore, dans la folie. La perception est une hallucination vraie ; mais nous n'avons pour la différencier de l'hallucination fausse que des moyens empiriques et fugitifs ; entre l'objet et nous il y a la sensibilité, qui grossit ou rapetisse, qui déforme toujours. La raison (au sens vulgaire) n'est que la moyenne des sensibilités ; elle vaut ce que valent les moyennes. Il y a des journées de température dont on nous dit que la moyenne fut 0°, et qui nous parurent chaudes parce que nous dormions durant le froid de la nuit ; mille moyennes égales peuvent donner à l'analyse des éléments différents. Dans les classes où tout le monde lit un journal il n'y a, la presse étant un moyen merveilleux d'abrutissement, que trois ou quatre opinions sur n'importe quoi ; dans les couches illettrées, la bêtise s'éploie en une épouvantable variété de formes, ce qui est plus curieux et normal. Ceux qui écoutent les journaux sont portés à généraliser ; ceux qui-ne lisent pas, considérant les faits un à un, accumulent, sur un ensemble qui nous paraît contenu dans une idée unique, les opinions les plus contradictoires. Mais que les hommes soient esclaves de la notion ou esclaves du fait, particularistes ou généralisateurs, cela n'a aucune importance, puisque réellement ils ne jugeront ni selon les faits ni selon les notions, mais selon l'impératif physiologique.

Il n'y a pas de maladies, il n'y a que des malades ; excellent aphorisme que les théories pastoriennes n'ont pas annihilé ; il n'y a pas d'humanité, il n'y a que des hommes. Sans doute des millions d'hommes peuvent s'unir contre d'autres millions d'hommes ; mais deux hommes seuls peuvent se dresser immédiatement l'un contre l'autre, sous la poussée des tensions différentes de leurs systèmes nerveux. Les guerres civiles, et tout peuple est toujours en guerre civile, s'expliquent par les affinités physiologiques ; mais ces affinités sont tellement relatives qu'il est difficile de réunir une douzaine d'hommes, même pris exclusivement dans l'un des grands partis sans que se forment aussitôt deux petites factions. S'il en était autrement, nous ne serions pas des hommes, n'étant pas des individus. C'est l'antagonisme universel entre ces individus jaloux les uns des autres qui a permis nos civilisations compliquées, infiniment variées, et qui ne sont en réalité, que le groupement d'autant de civilisations particulières qu'il y a d'individus ou de familles. Le rêve d'un enfant qui devient pubère est d'avoir sa chambre à lui, le coin où il va développer son industrie personnelle, tisser le rêve de sa liberté individuelle ou familiale ; il n'est pas pour un adulte un peu affiné de supplice pareil à la promiscuité. Que de gens délicats préfèrent la souffrance solitaire aux plaisirs en commun ! Les animaux solitaires sont les seuls capables de perfectionnement ; le chien, comme le loup et le renard, également dressables et dont il descend peut-être, est un animal solitaire. Tout homme est un Robinson dans son île ; la société est un archipel.

C'est un archipel qui serait une fédération. A un organisme général ainsi composé d'une multitude d'organismes particuliers, une seule sorte de lois est applicable, celles qui règlent les relations des insulaires sur le territoire commun, la mer. Toute loi qui vient me régenter dans mon île est absurde ; je la repousse, et on ne me l'appliquera que par la force.

Nous en sommes là : il y a des îles qui attendent avec joie les décrets qui vont limiter leur liberté ; les autres sont anxieuses.

La liberté d'enseignement n'est pas autre chose que la liberté d'être enseigné. Un homme ou ses enfants : il s'agit pour eux de choisir leurs professeurs comme ils choisissent leurs journaux, leurs excursions dans la vie. Si l'on touche à l'un de ces termes, on touche à tous les autres, et ils tombent. S'il y a un mauvais enseignement oral, il y a aussi un mauvais enseignement écrit ; on ne peut pas supprimer le premier et respecter le second. Si le droit de parler aux enfants appartient à l'Etat, comment lui dénier le droit d'écrire pour les enfants ? Mais à quel moment finit l'enfance ? Elle se prolonge terriblement pour la plupart des hommes. Il serait plaisant que le monsieur à qui il est défendu d'enseigner l'histoire de France par la parole pût l'enseigner par l'écriture ! Pourquoi ne pas rétablir la censure de l'Université ? Il y a deux dangers, le danger théocratique et le danger athée. Seule l'Université est capable de ramener la pensée française dans le droit chemin de l'unité morale. Le beau spectacle, cette nation qui n'aura qu'une pensée, qu'une idée, qu'un jugement ! Toutes les questions seront en effet résolues, puisque l'unité, c'est l'immobilité et la mort.

Laissons rêver les esclaves à leurs belles chaînes. En dehors des sciences, nulle question n'a jamais été résolue, ni ne le sera jamais. Celle de la liberté de l'enseignement fut posée pour la première fois dans les temps historiques par Socrate, et elle en est toujours au même point. Voilà qui devrait encourager à la discussion, mais je n'ai d'argument ni pour ni contre la liberté. Ne craignant aucune liberté pour moi, je n'en crains aucune pour les autres. Et puis, que les hommes croient ceci ou cela, quelle importance ? Une bonne vérité est bonne ; une bonne erreur est bonne aussi.

223

Le Saint-Suaire de Turin. — L'attitude de M. Vignon, préparateur à la Sorbonne, et celle de M. Delage, son répondant, ont causé une pénible impression à ceux qui, n'ayant plus d'autres recours que la science, la voudraient sérieuse. Vanité : la science, vue en certains savants, est une parade assez vulgaire. Quelle confiance avoir dans les préparations de M. Vignon ? Son discrédit atteint son entourage, ses maîtres, les méthodes qui l'ont formé. Les laboratoires de la Sorbonne n'avaient point une réputation intacte ; voilà la robe déchirée tout du long sur une nudité qui n'est pas belle. La crédulité d'un Chasles à qui l'on vendait des autographes de Jésus-Christ était inoffensive ; celle de M. Vignon est vénéneuse de toute l'influence que la science a acquise sur les intelligences depuis trente ans. Ce préparateur n'a-t-il point collaboré intimement à la « Zoologie concrète » de son maître Delage ? Excellente recommandation : voilà un œil qui sait voir, un esprit qui sait raisonner. Ne soyons pas très surpris de ces manquements particuliers. Le savant qui fait abstraction d'une lacune de quatorze siècles dans l'histoire d'un document, c'est le même, absolument le même, qui propage, sans le comprendre, l'évangile transformiste, qui plie infatigablement les faits à une théorie naïve, qui les brise et les pulvérise pour les faire entrer dans les petites fentes de son gaufrier, qui continue à dresser l'homme au sommet de la pyramide animale. Il n'y a pas de science ; il n'y a que des savants. Il y a M. Delage et M. Vignon, qui produisent nes [sic] rêveries d'alchimiste malade ; il y a M. Berthelot, qui hausse les épaules. S'il y a un domaine où il faut user, à chaque minute, du libre examen, c'est le domaine scientifique. M. Vignon, en se rendant ridicule, a singulièrement affermi le parti des sceptiques et des ironistes.

L'aventure donnerait, si l'on veut, une autre moralité. On dirait : excellent préparateur et manieur expert du rasoir à découper les mollusques, M. Vignon est un historien absurde Il a voulu explorer un domaine nouveau, et il s'y est égaré. Cela est commun. Qu'il se remette aux coupes et aux recoupes, cela vaudra mieux que de propager l'hystérie religieuse. La culture scientifique toute seule est incapable de donner à l'intelligence une méthode solide d'investigation ; la culture littéraire exclusive n'est pas moins inefficace. Le travail de la connaissance poussé dans un sens unique, finit par devenir une véritable galerie de taupe ; il y fait si noir que, dès que l'esprit en sort, il clignote, ébloui, prêt à toutes les crédulités. L'histoire du Saint-Suaire de Turin n'aurait aucun intérêt, si on n'en pouvait tirer une petite leçon de psychologie. S. Thomas d'Aquin a dit : timeo hominem unius libri : c'est une bêtise : l'homme d'un seul livre n'est souvent qu'un sot, et l'homme d'une seule science n'est souvent qu'un maniaque.

Août [1902].

224

Les Humbert et l'Illusion de fausse reconnaissance.

225

Conséquences fâcheuses de l'optimisme.

226

Suite de l'histoire du Saint-Suaire de Turin. — Le Dr Vignon, préparateur à la faculté des Sciences, fort de l'appui de plusieurs illustres savants, honneur de la pensée française, va continuer ses études expérimentales sur les reliques célèbres.

Il se propose de démontrer, scientifiquement, l'authenticité des objets suivants :

Le Sacro-Catino, à Gênes ; c'est le plat dans lequel l'agneau pascal fut servi à la dernière cène ; il est taillé dans une émeraude (M.Vignon le prouvera) ;

Le Disco, également à Gênes ; c'est le plateau d'agate sur lequel la tête de Jean-Baptiste fut présentée à Hérodiade par Salomé;

Le Saint-Couteau, dont se servit le Christ à la dernière cène : à Venise ; un pain de la dernière cène : à Bouillac (Tarn-et-Garonne) ;

Le Serpent d'airain, de Moïse : à Milan ;

Les corps des trois enfants jetés dans la fournaise sur l'ordre de Nabuchodonosor : à Rome ;

Les premiers langes de l'enfant Jésus ; sa première chemise ; du foin de la crèche : à Saint-Jean de Latran ;

La verge de Moïse ; la pierre du sacrifice d'Abraham ; la table de la dernière cène, et des cheveux de la Vierge : même église.

Le Saint-Prépuce : à Calcata (Italie).

L'éminent savant bornera à cette liste, d'ailleurs importante, ses recherches de l'année scolaire 1902-1903. Le gouvernement qui n'est pas, et bien au contraire, ennemi d'une religion sage et éclairée, a promis son concours ; M. Brunetière assistera aux principales expériences.

227

Phryné et la femme au masque. — A Athènes une femme très belle se montre nue à ses juges et les gagne. A Paris, un avocat, pour faire perdre son procès à une femme contre laquelle il plaide, trouve comme argument : cette femme est très belle ; en voici la preuve. Le christianisme n'a pas inventé la pudeur ; il en a inventé l'hypocrisie. La pudeur est naturelle à la femme. La femme fuit, et toutes les femelles aussi. Si la pudeur véritable est une vertu, la beauté aussi est une vertu. C'est ce que les anciens signifiaient par leur Vénus pudique. La plupart des femmes font d'ailleurs bien de se cacher ; la vie serait bien triste si les passantes n'étaient soigneusement voilées.

228

Septembre [1902].

A propos d'une loi. — Presque toutes les lois sont mauvaises : une loi, pour être parfaite, devrait se concilier l'unanimité des volontés. Mais alors elle serait inutile. Cependant il n'est pas nécessaire, dans la pratique, qu'une loi soit parfaite pour être acceptable ; il suffit que, favorable au plus grand nombre ou aux plus vitaux intérêts, elle ne soit oppressive ni pour la minorité ni pour les intérêts secondaires. Un barrage coupant un fleuve a pour but non de tarir son cours inférieur, mais d'augmenter le niveau du cours supérieur. La loi, c'est cela ; c'est aussi une canalisation de forces. Il s'agit de répartir la liberté, de diriger, sans les contraindre que doucement, les tendances et les instincts. Méthode objective et qui suppose chez des hommes d'Etat le pouvoir de s'élever au-dessus de la vie et de considérer avec calme le fourmillement humain : elle n'est pas à la portée de l'humble troupe de bains de mer qui joue en ce moment le petit drame rageur dont nous sommes les spectateurs ennuyés.

C'est ennuyeux, parce que c'est bête. Si les Bretons veulent que l'abécédé et la couture soient enseignés à leurs petites filles par des demoiselles vouées à un costume particulier, qu'est-ce que cela peut nous faire ? S'imagine-t-on que l'expulsion des trois douzaines de bonnes sœurs va changer la mentalité, c'est-à-dire la physiologie d'une race ? Les Anglais et, en général, les protestants ont-ils moins de fanatisme religieux pour avoir purgé leur culte de l'élément monastique ? Au contraire, les religions les plus simplifiées sont les plus terribles, et d'autant plus nocives qu'elles ont l'air plus raisonnable.

Il semble bien d'ailleurs que le but de la plupart des partisans de la présente loi soit la protection même du christianisme qu'ils font semblant de combattre. Ils veulent le laïciser, et non le détruire ; ils en propagent la morale ; ils en codifient les principes fondamentaux dans leurs manuels populaires.

Comprenons que le catholicisme est le grand obstacle à la christianisation définitive du monde. Avec son mysticisme tout païen, ses légendes suspectes, son idolâtrie naïve, son polythéisme impudent, cette religion est d'une forme si peu évangélique qu'on a quelque peine à la croire née de l'évangile. Paganisme bien dégénéré, bien pâle, bien timide, mais paganisme : et c'est là le crime. Cette idée, que j'ai développée ailleurs, sera banale, quelque jour. Maintenant, il est encore permis de la traiter de paradoxale, et ceux-ci n'y manqueront pas qui ont érigé la morale évangélique en morale rationnelle et qui se croient, pour cela, de libres esprits.

Les jeunes institutrices reçoivent une forte éducation chrétienne. On leur inculque l'esprit de sacrifice, on leur conseille la virginité, — état que les circonstances, d'ailleurs, imposeront à la plupart d'entre elles. Ce sont des bonnes sœurs laïques. A Paris, dans quelques grandes villes une institutrice se peut marier ; à la campagne c'est impossible : que ferait le mari ? Il faut bien connaître la vie intime des petits villages qui forment plus des trois quarts de la France, pour comprendre tous les ennuis d'une jeune fille un peu instruite, un peu affinée par l'étude, que l'on envoie là. Il n'y a guère lieu de se réjouir chaque fois que l'on annonce une nouvelle laïcisation d'école : une femme, au-dessus des paysans par l'esprit, au-dessous d'eux pour tout le reste, entreprend, au milieu de grossières intrigues, une vie de détresse, de langueur et d'abrutissement. Les religieuses étaient payées beaucoup moins et exploitées bien plus durement encore à la fois par l'Etat et par leurs congrégations ; cependant le progrès matériel est très médiocre et le progrès intellectuel à peu près nul.

Le paysan est méchant. En beaucoup de villages, où l'école a été laïcisée contre leur gré, ils persécuteront l'institutrice. Ainsi tout le monde sera lésé : les uns parce qu'on abolit une de leurs libertés ; les autres, parce qu'on se vengera sur elles du dommage que l'on aura subi.

Si on avait un peu, en France, le sens des libertés communales, les communes choisiraient leurs instituteurs ainsi qu'elles choisissent (quand la loi le permet) leurs maires. Et elles les paieraient volontiers. Mais le sens de cette liberté n'existe plus parmi nous, ni peut-être le sens d'aucune liberté. On dirait que la démocratie d'aujourd'hui évolue vers l'état de siège ; les lois nouvelles correspondent si bien aux désirs des populations qu'il faut, pour les faire exécuter, combiner des stratégies et livrer des batailles.

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Une parade scientifique. — C'est avec un vrai plaisir que j'ai lu les déclarations du professeur Koch. Qu'il ait raison, ou pas, pour le fond, il a parlé en homme de science. Tandis qu'une quantité de journalistes et même quelques savants avouaient leur admiration pour le héros qui se faisait appliquer des bifstecks [sic] tuberculeux sous la peau du biceps, il exprimait ironiquement quelques vérités indiscutables, quoique méconnues. D'abord, et c'est ce qui m'avait frappé dès le premier acte de la triste comédie, quelle peut bien être la valeur d'une, d'une seule, expérience physiologique ? Nulle, évidemment. Une expérience ne prouve rien. Outre que le monsieur peut fort bien être déjà tuberculeux, il peut fort bien aussi avoir, malgré les apparences d'une santé forte, une résistance particulièrement faible au virus. Son expérience peut réunir, à son insu, un ensemble favorable de circonstances impossibles à retrouver une seconde fois. On compte, je crois, entre gens sérieux, qu'il y a dans les réactions physiologiques, naturelles ou provoquées, vingt-cinq pour cent d'inattendu ; mais cet inattendu peut se produire par série, il faut pousser les expériences à un nombre tel que les possibilités d'erreur se trouvent déjouées.

Ensuite, la contagion muscle à muscle serait-elle démontrée qu'il n'y aurait vraiment pas lieu d'en conclure à la contagion par un verre de lait. Le Dr Garnault se moque de nous ; ou peut-être n'est-il pas très apte à dissocier les idées. Singulier savant ! Mais qui n'est pas, malheureusement, seul de son espèce. On se souvient de cet autre expérimentateur qui, pour prouver qu'il est dangereux de boire de l'alcool, injectait de l'eau-de-vie dans les veines d'un cochon d'Inde. On pourrait prouver par la même méthode que les amandes vertes sont un poison redoutable ; il suffirait d'en distiller une seule et de s'insérer sous la peau une seule goutte du produit. Le rêveur n'y regarde pas de si près. La science est pleine aussi de charlatans. Il faut prendre garde à ne pas se laisser duper par les uns ou les autres. Que le Dr Garnault attrappe [sic] ou non la tuberculose, cela n'intéresse déjà plus personne.

Pour moi, cela ne m'a jamais intéressé. Les martyrs involontaires me sont déjà peu sympathiques ; les martyrs volontaires me font rire. On l'a dit et rien de mieux ne se peut dire : que ce médecin, au lieu de se rendre malade, guérisse les malades. Il est plus amusant, sans doute, de faire parler de soi dans les journaux, mais quel amusant bovarysme : Charles Bovary lui-même, hanté de l'idée de gloire, cependant qu'Emma prend la diligence de Rouen, et rêvant de mourir victime de son dévouement pour l'humanité, avec son nom dans les gazettes et sur une plaque de bronze !

230

Octobre [1902].

La Traite des blanches. — C'est la dernière invention des philanthropes, ces métis du christianisme et du rationalisme. Il y a un livret du dix-huitième siècle, que l'on trouve justement méprisé sur les quais, appelé le Christianisme raisonnable. Je ne l'ai jamais lu, mais son titre me réjouit, en même temps qu'il me fâche. Rien ne paraissait moins raisonnable que le christianisme, il y a cent cinquante ans ; mais ceux-là même qui le bafouaient avec les plus belles grimaces étaient tout grisés de sa morale, tout pleins de ses maximes. Ce qu'ils prenaient pour la raison humaine n'était pas autre chose que l'enseignement évangélique dépouillé du merveilleux, séparé du surnaturel. Après un siècle et demi l'illusion demeure : et pour les rationalistes qui se croient toujours les ennemis de l'ordre chrétien, et pour les chrétiens que terrifie l'évocation de la raison. L'action chrétienne n'a jamais été plus vigoureuse. Elle se manifeste avec une sérénité grave qui indique la conscience profonde qu'elle tient de sa force. C'est le congrès pour la paix, vieille idée chrétienne, née d'une parole de Jésus, chimère des papes, rêve des mystiques ; c'est le collectivisme qui vient des catacombes et des monastères du Moyen-âge ; c'est le benoît socialisme, où revit la candeur des songes d'égalité et de fraternité où se charmaient les esclaves de Rome et les disciples de François d'Assise ; c'est la guerre à la prostitution, vieux projet de Louis IX, le saint roi.

Les hommes d'aujourd'hui qui participent innocemment à ces diverses campagnes se croient mus par des motifs très différents des motifs chrétiens : soucis de science, de sociologie, et même d'esthétique. Illusion : il s'agit de morale chrétienne, et rien que de cela. Que l'on observe le langage commun de ces hommes libres : ils ne disent pas voluptueux, ils disent débauché ; ils expriment une idée morale, ils font tenir dans un mot unique un des commandements du décalogue. Pour piquer la curiosité grossière d'une basse clientèle, des journaux, en lettres d'un pied, annoncent des révélations sur la débauche à Paris ; et ces sots flétrissent ainsi, au nom de l'Eglise qu'ils détestent, la liberté des mœurs qu'ils caressent six pouces plus loin.

Une revue de jeunes gens, au titre charmant et orgueilleux, la Revue Dorée, a eu l'idée, à propos, sans doute, de cette imaginaire traite des blanches, de faire une enquête sur les courtisanes, leur rôle, leur utilité, leur place dans la vie sociale. Le questionnaire est tentant :

« Pensez-vous que l'influence des courtisanes soit favorable au développement des civilisations et que cette influence ait été réelle et efficace sur les civilisations qui nous précédèrent ?

« Croyez-vous que la présence des courtisanes dans la cité soit conforme à l'évolution des sociétés modernes ?

« Etes-vous partisans de l'ingérence de l'Etat dans la vie des courtisanes ? »

L'hypocrisie arrêtera beaucoup de réponses, et la jeunesse même sera peut-être sévère. L'air que nous respirons empoisonne les centres psychiques. On peut prévoir la répétition de cette prophétie : la Cité future ne connaîtra pas la prostitution, etc. Et un père de l'Eglise n'aurait pas imaginé un avenir plus conforme à ses désirs et à sa foi. D'autres parleront des courtisanes grecques, telles que poétisées par les légendes. Si quelqu'un traitait la question au point de vue sérieux, qui est le point de vue physiologique, ma surprise serait très grande et aussi ma joie (1).

Notre code pénal, et tous les autres, est basé sur l'idée de péché. C'est l'idée de péché qui autorise le traitement particulier que les lois et les décrets infligent aux courtisanes. Une maladie contractée en commettant le péché de la chair est une maladie honteuse ; cependant qu'une maladie est noble qui a pour cause la goinfrerie. Et c'est uniquement parce que l'Eglise, qui s'est relâchée sur la plupart de ses commandements, maintient la vérité de celui qui permet les plus piquantes ou les plus fructueuses controverses. La séparation des actes humains en actes moraux et en actes immoraux se retrouve dans toutes les civilisations ; elle n'est pas d'abord arbitraire ; elle le devient, il faut la reviser de siècle en siècle et, si on la maintient, lui planter un nouveau piédestal à la mode du jour. Celui où siège à cette heure la morale rationaliste est tout rongé et chancelant ; la parole de Dieu n'est plus un ciment ; les pierres qu'elle assemblait se reculent et tombent : le murmure de l'humanité a remplacé les trompettes de Jéricho.

Pour savoir donc si un geste est louable ou fâcheux, on n'interrogera plus le recueil des lois morales, de ces lois que Kant croyait tombées de la lune dans le cœur des hommes ; mais chacun réfléchira sur soi-même et observera son milieu. La morale est une moyenne qui s'obtient en réduisant par la coutume les tendances personnelles : développer son caractère, nourrir ses goûts, satisfaire sa sensibilité en respectant les usages du milieu et du moment où l'on vit. C'est la limite de la liberté des mœurs, comme de toutes les libertés.

L'ascétisme est une carrière qui peut paraître plus noble que la volupté ; mais des physiologies y répugnent qui ne sont pas pour cela méprisables. Si l'on permettait le mépris, il faudrait le permettre réciproque, car nous n'avons aucun moyen, je ne dis pas logique, mais probe, d'établir la gamme ascendante ou descendante, majeure ou chromatique, des goûts et des couleurs. Ce qui fait la supériorité de l'homme, c'est la variété des aptitudes. L'animal le mieux doué ne fait qu'une chose, mais la fait en perfection ; l'homme diversifie à l'infini une activité dont les résultats sont toujours incomplets ou provisoires. L'animal a trouvé ; l'homme cherche. Ceux qui voudraient que l'homme eût trouvé le veulent, inconscients de leur crime, réduire à l'animalité. « La période n'est pas accomplie ; » le bien et le mal sont toujours à l'état de devenir ; rien n'est réalisé et aucune des questions n'a jamais été résolue que, depuis qu'elle pense, se pose l'humanité. Chaque solution serait un pas vers la cristallisation de l'intelligence, vers la mécanisation des actes. Dans l'incertitude où il est encore du but de la vie, tout, à un moment donné, peut sembler à l'homme d'une bonté égale ; le jour où il saurait, le jour où il aurait choisi, le jour où il verrait exactement où est le bien, où le mal, il marcherait vers le bien avec la sûreté d'un hyménoptère qui paralyse sa proie, il ne se tromperait jamais, sa conscience tomberait comme le soleil du soir derrière l'horizon, et la terre, privée de son tourment et de son ferment, se serait enrichie d'un impeccable animal.

Il y a chez les hommes deux tendances générales qui déterminent deux groupes tour à tour inégaux en nombre et en force : la tendance à l'animalité, la tendance à l'humanité. D'autres mots, plus faciles à comprendre, peuvent signifier les mêmes idées : autorité, liberté. Les religions, le rationalisme, le socialisme représentent la première tendance, celle qui règne aujourd'hui. Leur idéal commun est la compression, au profit du bien, des activités qu'ils qualifient de mauvaises. Si les hommes leur obéissaient, ils perdraient du coup la possibilité d'exercer une grande partie de leurs aptitudes ; la boussole folle tendrait à se fixer, les gestes assagis convergeraient tous vers la certitude ; la nef de la civilisation saurait où est le nord et son but. Supposons qu'elle l'atteigne ; supposons réalisé l'idéal chrétien, l'idéal rationaliste, l'idéal collectiviste ; supposons que nous sommes devenus des fourmis, des abeilles ou des castors. Et après ?

Mais l'homme parmi ses goûts a le goût violent de la liberté. Le siècle qui se laisse prendre aux rets d'un dogme engendre dans la douleur et dans la révolte un siècle qui brise, en riant, comme une rose, le corselet où on la croyait prisonnière. Il y a un cycle des saisons humaines ; ceux qui croient fixer le printemps ou fixer l'hiver sont des sots. « Nous ne voulons pas détruire la religion ! » disait l'autre jour un des plus singuliers représentants de la maladie politique. Et comment s'y prendrait-il, le pauvre homme ? Elle se détruit toute seule ; elle meurt de vivre. Mais pourquoi non pas vouloir (ce qui est puéril), mais rêver sa disparition ? C'est une forme légitime de l'activité. La liberté n'est pas un fait absolu ; c'est un résultat ; il faut peut-être plusieurs tyrannies rivales pour qu'entre leurs luttes il y ait place pour le jeu des instincts, des désirs et des actes. La vérité est l'hydre aux multiples têtes. Inutile de les couper, elles repoussent. Mais si la bête n'avait qu'une figure unique, tous les hommes trembleraient devant elle, parce qu'elle n'aurait qu'une volonté. Qu'importent ce que pensent, ce que croient, ce que font les autres, pourvu qu'on me laisse penser, sentir, agir selon ma fantaisie. L'unique devoir d'un gouvernement serait de favoriser la diversité des gestes et de les coordonner en harmonie, d'être un chef d'orchestre. On n'a jamais encore vu ces jeux simultanés, et on ne les verra jamais. Les deux grandes factions se produisent l'une après l'autre sur la scène du monde, chacune s'exaspérant dans le but de détruire l'effet produit par sa rivale. De là ce cabotinage qui accompagne toujours la possession du pouvoir.

C'est peut-être jouer un rôle que de défendre la liberté. A quoi bon ? Un homme adroit s'arrange toujours, et le commun du peuple n'a pas besoin d'être libre. C'est même un cruel fardeau que la liberté, quand une hérédité très longue n'y a pas accoutumé les épaules, comme jadis au harnois de guerre. Y a-t-il vraiment, ainsi que le croyait Nietzsche, les maîtres et les esclaves, ayant chacun leur morale ? On voit des maîtres dans chaque groupe et aussi des esclaves. Il s'agit de tendances aussi obscures et aussi inconscientes que celles qui maintiennent ou qui diversifient les formes de la vie animale. On saura qui avait raison quand il n'y aura plus de raison, soit que l'humanité devienne le troupeau définitif, soit que, délivrée de toute la superstition sociale, elle ait péri dans une ivresse anarchique. Tant que les deux tendances se balanceront, gardant au monde un certain équilibre, il faut se résigner, si l'on a pris parti, à suivre les mouvements de la machine. Le plaisir d'être opprimé, c'est de songer au jour de la revanche. Il y a des coups que l'on recevrait volontiers pour la joie de les rendre, avec férocité.

(1) La première série des réponses (parue le 20 septembre) est très satisfaisante. L'idée de liberté des mœurs est devenue familière à tous les bons esprits.

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Novembre [1902]

M. Emile Zola.

232

Décembre [1902]

Les Bouilleurs de cru. — La question des bouilleurs de cru est une des plus pittoresques parmi celles où l'on voit le conflit éternel entre les droits particuliers et les empiétements de l'Etat. Les hommes qui se font appeler politiques la considèrent avec attendrissement d'un point de vue bigle, électoral et fiscal. S'ils contrarient les bouilleurs, ils perdent d'excellents bulletins de vote ; s'ils ne les contrarient pas, la monnaie manquera pour payer les suffrages qui se paient. Cela matagrobolise leurs pauvres cervelles.

Le droit du bouilleur de cru à bouillir son cru est absolu.

Voici ce que c'est. Un propriétaire ou un fermier, le possesseur, par contrat, achat ou héritage d'un coin de terre, est libre de le cultiver ou non, ou d'y cultiver tout ce qui lui plaît, et des produits du sol tirer tout ce que ces produits veulent bien donner. Il fait du blé, il fait de l'herbe, il plante la vigne, il plante le pommier. Il récolte le grain, la paille, le foin, le raisin, la pomme ; il transforme ces choses en farine, en pain, en bœufs, en vin, en cidre, en alcool. En alcool, non : cela est défendu. Le motif est simple. L'alcool industriel est frappé d'un impôt très lourd ; si l'alcool de cru se fabrique librement, l'impôt tombe. L'impôt est une nécessité et l'un vaut l'autre. Il n'est pas plus déraisonnable de taxer l'alcool que le tabac, la bougie, les parapluies, les pianos et les bicyclettes. Un impôt est sage dès qu'il rend ce qu'on lui demande. Le droit des bouilleurs, qui est absolu, s'évanouit dès que la loi le déclare nul. La loi, qui est une des formes de la force, a le pouvoir d'annihiler le droit comme elle a le pouvoir de le créer. Il n'y a pas de droit contre la force et la force est le droit suprême d'où sortent et où rentrent tous les droits. Il est donc tout à fait logique d'enlever au détenteur du sol, si tel est le besoin de l'Etat, l'un ou l'autre de ses droit seigneuriaux sur la nature. On respecte toutes ses activités et il transformera en alcool jusqu'à l'herbe et jusqu'au fumier, si cela lui convient ; on supprime celle-là, et tout l'alcool qui sortira de son alambic sera taxé de même que celui que vomissent, également délétère ou favorable, les alambics des
usines.

Si la lutte était entre ces deux principes tout nus, droit du détenteur terrien, droit de l'Etat, l'un ou l'autre l'emporterait successivement selon que l'Etat serait dominé par les paysans ou les citadins. Mais les deux principes sont habillés. Ils ont revêtu des intérêts versicolores. Ce sont des arlequins, rouges devant pour amuser le peuple, noirs dans le dos pour rassurer la bourgeoisie. Alors la liberté des bouilleurs de cru est un droit, un privilège, une faveur, une tolérance, tout à la fois ; c'est un privilège si l'on harangue l'ouvrier, c'est un droit si l'on entretient le paysan. En attendant de trouver le mot neutre et où se résolvent toutes les contradictions, on s'arrange. Limiter un droit, ce n'est pas le nier. Le paysan fera librement autant d'eau-de-vie qu'il en faut pour se soûler bravement ; cette vendange alcoolique, il en crèvera, mais il la boira ; s'il la veut vendre, le fisc intervient. Le privilège des bouilleurs de cru, c'est qu'ils ont la mauvaise ivresse à bon marché. C'est le privilège officiel. Obligeants, ils en font profiter leurs amis et leurs ennemis. Quand la bouillerie est en train, on ne l'arrête pas naïvement aux quantités permises et l'eau-de-vie de fraude, l'eau-de-vie qui vole l'Etat, l'eau-de-vie que l'on avale comme un gain, inonde les campagnes abruties.

L'alcool est important. On a vanté la houille blanche ; elle n'est pas transportable et ne le sera jamais qu'à de courtes distances. L'alcool, c'est la nature entière transformée en force motrice. Si c'est, ou non, un des moteurs de l'énergie humaine, ou si c'est pour l'homme un excitant dangereux, je laisse cela aux disputes. Un savant distingué, M. Arsène Dumont, dans un livre curieux, la Morale basée sur la démographie, a découvert une relation évidente entre le degré de civilisation des peuples et leur consommation alcoolique. Les peuples sobres sont en général inférieurs aux peuples où l'alcool est d'un usage fréquent. On ne voit pas, du moins, que l'habitude des boissons fermentées ait une influence fâcheuse sur l'énergie, sur l'attention. M. Arsène Dumont croit même que l'ivresse n'est sérieusement nuisible que si elle se renouvelle fréquemment. Cette nocuité est en tout cas minime chez les travailleurs musculaires. « La nature, qui ne tient nullement à ce que l'homme soit chaste, ne tient pas davantage à ce qu'il soit constamment et uniformément sobre. » Et encore : « II faut à l'homme un champ d'expansion pour sa fantaisie ; la monotonie d'une existence trop régulière et toujours semblable à elle-même diminuerait l'énergie de ses facultés. Le vin et l'alcool ont leur utilité comme stimulants pour l'esprit et le cœur, l'imagination et la sympathie.» M. Arsène Dumont s'est très bien rendu compte que le discrédit où l'on veut jeter non seulement l'alcool, mais le vin, a une double source : théologique et médicale.

Les sociétés de tempérance sont menées par des pasteurs protestants dont l'idéal sémitique est la sobriété et l'obéissance religieuse du Bédouin. Les médecins, venus à l'aide de ces pauvres moralistes, connaissent de l'alcool les pires effets. Ils ont fini par croire que leur hôpital est un miroir du monde et que tout ouvrier qui entre chez le marchand de vin finit fatalement par entrer à l'hôpital, parmi les délirants. Le goût de la généralisation, extrêmement développé chez les savants français, gâte souvent leurs raisonnements. Ceux-là seuls sont à écouter qui savent se retenir sur ce penchant et qui ne font entrer dans la conclusion que les faits mêmes qui ont été le point de départ de leur discours. La France est d'ailleurs un pays relativement très sobre. Sur le même niveau que l'Allemagne (1), il n'y a de moins amateurs que nous d'alcool que les Norvégiens, les Espagnols et les Italiens.

« L'alcool, selon la conclusion de M. Arsène Dumont, paraît plutôt favorable que nuisible à l'activité intellectuelle et économique des nations. II tend plutôt à augmenter qu'à diminuer la vitalité et la nuptialité. » II a aussi, nul ne le nie, des influences mauvaises ; mais tout se paie : une dépense d'énergie est nécessairement suivie d'une dépression. Ce que l'alcool fait gagner d'un côté, il peut, en partie du moins, le faire perdre de l'autre. Jusqu'ici, les statistiques ne permettent aucune conclusion précise ; mais les apparences ne justifient, ni le pessimisme des médecins, ni l'audace des ligueurs suisses et anglais, porte-paroles à la fois de la morale surannée de l'évangile et des intérêts financiers des planteurs de thé de Ceylan.

L'alcool n'est point haïssable. C'est une force nouvelle qu'il faut savoir dompter et utiliser. Laissons l'homme jouer un peu avec ce démon. Comme d'autres maladies, l'alcoolisme est une pierre de touche ; ceux qui succombent, leur vie ne valait pas peut-être la peine d'être vécue.

(1) France, 4,6 ; Allemagne, 4,4 ; Belgique, 9,6 ; Suisse, 6,13 ; Suède, 8,1 ; Danemark, 16, etc.