1. « Le naturalisme », 1882.
2. « Monsieur Zola », Épilogues, Mercure de France, 1903.
3. « M. Emile Zola », Épilogues, 3e série, Mercure de France, 1905.
4. « La perspective en littérature », Épilogues, 3e série, Mercure de France, 1905.
5. « Panthéon », Nouveaux dialogues des amateurs, Mercure de France, 1910.
6. « Nouvelle suite d'épilogues (1895-1904) », Mercure de France, 1927.
7. « Les Journaux : Zola et M. Barrès », Mercure de France, 1er avril 1908.
8. Disjecta membra.

Zola par Desboutin.


1. « Le naturalisme », 1882.


2. « Monsieur Zola », Épilogues, Mercure de France, 1903.

11

Mars [1896]

Monsieur Zola. — A-t-il l'âme aussi stercoraire que ses écrits ? En vérité, il y a bien de la bassesse, bien de la haine et bien de l'envie en ses derniers articles du Figaro. Il y a de la bassesse à conseiller à la populace bourgeoise le mépris pour des êtres qui, comme Villiers et Verlaine, furent trois fois sacrés par le génie, la pauvreté et la souffrance ; il y a de la haine dans ces invectives contre une jeunesse qui professe de l'ignorer encore plus qu'elle ne l'ignore vraiment ; et c'est la haine la plus sotte, la haine contre une collectivité, et quelle ! vague, instable, flottante ; et cette haine est aveugle, puisque malgré ses dires il n'a lu ni Paul Adam, ni Eekhoud, ni quelques autres qui sont, comme lui, des violents, et plus aigus ; et cette haine est injuste, car de ce que l'on n'aime pas le genre de talent d'un écrivain, il n'est pas permis d'inférer que ce talent n'existe pas. M. Zola croit nous rendre coup pour coup ; il se croit nié ; pas en dehors des heures de nécessité polémique et pas de ceux qui assument, certains jours, des opinions critiques. Nier ? Nie-t-on Rochefort ou Drumont ? Ils ont leur public auquel ils sont nécessaires. M. Zola a son public ; il a même, lui aussi, ses badauds. Une œuvre énorme ; oui, arithmétiquement, mais peut-on compter dans une œuvre des saloperies tristes comme La Terre, ou des platitudes exaspérées comme La Bête humaine ? M. Zola demande-t-il un tri ? Ses lecteurs les mieux enchaînés le font déjà. Etonnés par la niaiserie de Lourdes, ils n'ont qu'un espoir petit de se reprendre au cours des fastidieuses pages appelées Rome.

Appeler un livre Rome ! Il y a en ce moment une femme (maison Malot ; sa veuve continue le commerce), qui intitule un roman : La Beauté. Tout simplement. Et M. Zola, avec une vanité parente de la naïveté de la bonne dame, se figure que Rome, c'est un mélange confus d'archéologie et de piété superstitieuse ; ajoutez quelques rengaines sentimentales et les séries d'un séminariste romantique, et voilà la Rome dite par le colosse d'ignorance et de vanité qu'est M. Zola. Il est peu probable que cela fasse oublier Madame Gervaisais. Et j'écris ces deux mots, d'abord parce qu'ils sont le titre d'un chef-d'œuvre, et ensuite parce que : il y a aujourd'hui un écrivain qui ne professa aucun des évangiles chers aux nouveaux venus, et qui pourtant, malgré toutes sortes de différences d'intellectualité et de sentiment, malgré son naturalisme avéré, proclamé, prôné, est unanimement tenu pour un grand écrivain et pour un maître par cette menue jeunesse à qui M. Zola répugne ; c'est Edmond de Goncourt. S'il faut vraiment entre les vivants élire un Empereur des Lettres, que l'on couronne Goncourt. Celui-là gagna noblement sa gloire.

Et si l'on comparait les deux œuvres et les deux gloires ! Il est arrivé pour M. Zola ce qui arriva pour Alexandre Dumas : sa réputation a été faite et surfaite par les journaux. Pressés de juger, désireux de se ménager des patrons, heureux de hautes références et de Larousses vivants qui s'ouvrent et disent n'importe quoi sur n'importe quoi, les journalistes les vrais, les agités acceptent volontiers les réputations de la pile et de la recette, ceux qui font le maximum ; et un écrivain ou un dramaturge doué d'évidents mérites, fécond, laborieux, orgueilleux, un homme destiné à une large et honorable célébrité, ils le transforment, par quelques interviews, en un grand homme. Cependant ils attendent muets, la nécrologie au croc, la mort de Verlaine. Dumas était assez discret ; la réaction n'est venue qu'après sa mort, quelques jours ont épuisé les lamentations productives et voici le grand silence. M. Zola est trop bruyant ; il crie trop haut ses vieilles haines qui sont devenues des envies ; il prend trop de place ! On s'en apercevra, et il verra la fin de sa gloire avant la fin de son œuvre. Comme d'autres entrèrent vivants dans l'immortalité, il entrera vivant dans le grand silence.

Car son œuvre a, dès maintenant, tous les signes de la caducité : elle est vulgaire et sans style ; c'est une Avenue de l'Opéra : au bout du profil des massives piles de bouquins ou de moellons on n'aperçoit qu'un monument d'une médiocrité gigantesque. M. Zola de tous les dons qui font le grand écrivain n'en aura eu que deux et au degré accessoire, les dons de l'imagination et de l'assimilation ; ce sont plutôt des qualités d'architecte, c'est un créateur de palais de rapport. Quant aux idées, son style aux mailles larges et lâches laisse passer toute la flottille des poissons d'argent. Qui se souvient de s'être arrêté, anxieux, sur une de ses pages ? Qui jamais y trouva prétexte à réflexion, à rêve, à retour sur soi, à voyage vers ailleurs ? Ibsen et Tolstoï nous emmènent où ils veulent, ils ont toute puissance sur les âmes ; on n'échappe à leur étreinte que par la fuite ; M. Zola a si peu de force attractive, qu'un cercle de désert s'est tout naturellement et tout logiquement dessiné autour de lui. Il est obligé de crier pour qu'on s'aperçoive de son existence ; si les journaux cessaient de s'occuper de lui, il cesserait. d'être, car son rôle est fini. Il n'a même plus d'ennemis : nul ne conteste ce que son œuvre laborieuse a de mérites. Elle est vaste, elle est haute, elle est massive ; c'est un lourd et gros pâté de maisons habité par d'honorables commerçants, de sérieux bourgeois, des filles riches, des coulissiers, des ecclésiastiques, des militaires, des bonnes et M. Alexis, une petite ville ; seulement elle se trouve dans l'axe de prolongement du boulevard de l'Idée Nouvelle, — et l'enquête vient de commencer, les locataires font leurs paquets, l'entrepreneur des démolitions rassemble ses pioches et ses tombereaux ; demain la palissade se fleurira d'affiches. (Epilogues Réflexions sur la vie. 1895-1898)


3. « M. Emile Zola », Épilogues, 3e série, Mercure de France, 1905.

Novembre [1902]

231

M. Emile Zola. — Un écrivain célèbre vient de mourir, dont la fortuite disparition a troublé certaines âmes politiques ; la sensibilité littéraire s'y intéresse moins. M. Zola, depuis longtemps, depuis plus de dix ans, « n'écrivait plus » ; il gâchait du mortier humanitaire. Après avoir affirmé une puissance au moins de travail et de constance, il se survivait afin, peut-être, de démontrer qu'en art le travail et la constance ne sont rien, que l'œuvre est tout. Un roman par an : n'est-ce que cela ? On a vu mieux et plus. On a vu moins, aussi : il y a d'heureuses stérilités. Le travail n'est beau que lorsqu'il est une cause de beauté ; il n'est estimable que lorsqu'il est nécessaire. Mais croire que l'assiduité à l'écritoire supplée au génie ! On écrit toujours trop, même quand on a beaucoup de choses à dire ; M. Zola avait le travail long et les idées courtes. Ses premiers romans offrent quelque variété ; il étudie avec soin des cas de psychologie, il s'élance comme un cheval fou dans les plaines lyriques, il ironise, un peu salement, mais avec une belle sûreté de main, les grossières mœurs du menu peuple de Paris, il essaie enfin de peindre en fresque l'épopée des ouvriers et il en reste quelques fragments qui sont beaux. On a reconnu Thérèse Raquin, la Faute de l'abbé Mouret, l'Assommoir, Germinal, et deux ou trois autres œuvres, moins curieuses ; il les répéta, affaiblies et brouillées, travaux on dirait d'atelier, analogues à ces « répliques » avec variantes où s'enrichissent les artistes en vogue. Il gagna beaucoup d'or, et même la paix que ses provocations ne troublaient même plus, car quelle peut bien être, se disait-on, la valeur de l'opinion littéraire du riche fabricant qui vient de livrer Lourdes ? Vers 1893, M. Zola croit entendre que des jeunes gens, pas tous sans talent, se tournaient, en dégoût de lui-même vers la rêverie mystique. « Ils veulent du mysticisme, dit-il, je vais leur en faire Moi ! » Et on vit naître cette pauvre chose qui a nom le Rêve. L'œuvre blanchâtre fut nécessairement un de ses plus grands succès d'argent ; les familles pieuses burent avec joie cette douce jatte de lait que venaient de leur traire les grosses mains scatologiques de Nana et de Pot-Bouille.

Si les derniers romans de M. Zola donnaient infatigablement la sensation de déjà vu et surtout du déjà lu, cela ne doit pas faire méconnaître ce que les premiers contenaient d'original dans la méthode, très rarement dans le style. Ils sont généralement construits selon une assez bonne logique ; l'auteur a le sens du feuilleton, de la gradation d'intérêt ; il organise à merveille les mises en scène ; il donne à ses personnages, procédé de Walter Scott, de Dickens et de Daudet, des manies et des tics d'où ils tirent une vie apparente. L'Assommoir est très curieux et même amusant, et presque toujours écrit, même dans les parties basses, avec goût. C'est dû à l'ironie, à la manière de voir qui, là, plonge de haut ; l'auteur, outre qu'un livre quasi technique l'a bien documenté, connaît son milieu ; il l'a vécu et c'est pourquoi on le sent vivre le long de ses pages. Mari de la fille d'un restaurateur de faubourg et qui servait elle-même Coupeau et Gueule-d'or, il a frôlé, au moins sur la table grasse, la manche de chemise des compagnons. Sans les aimer, il ne les déteste pas ; sans les estimer, il ne les méprise pas ; sa sympathie est moyenne, inclinée vers le dédain : de là l'ironie, qui fait de ce livre le seul livre relativement supérieur de M. Emile Zola. Sous presque toutes ses autres œuvres, il demeure comme écrasé, soit qu'il n'ait rien compris au sujet : Nana ; soit que la masse à soulever ait vraiment été trop lourde : Rome ; mais là encore, la cause du ratage est surtout dans l'ignorance et dans l'aveuglement. Prendre le train, aller passer trois mois à Rome et croire qu'on a vu Rome, senti Rome ! Il y a des ignorances heureuses ; il y en a de lamentables. Qu'un touriste ingénu se vante de connaître Rome pour y avoir, durant quelques semaines, obéi à Baedecker, cela est inoffensif ; mais non si ce touriste est un écrivain de réputation qui, s'étant infatué lui-même, va infatuer tout un public docile. Connaître Rome ! Stendhal ne s'en vantait pas.

Le caractère littéraire de M. Zola, ce fut décidément l'infatuation. Il était persuadé que nul objet d'étude ne pouvait résister à ses violents acharnements. Il s'y jetait comme à l'eau un homme déterminé à apprendre à nager sur l'heure, et, s'il ne s'est pas noyé, on peut dire qu'il a barboté abondamment. L'infatuation, c'est un des noms péjoratifs de la foi. M. Zola avait foi en lui-même à un degré presque délirant. Ses formules de littérature, de sociologie, de politique étaient également péremptoires. Jamais il ne douta ; jamais sa brutale assurance ne connut la moindre crise. C'était bien l'accusateur. Le ton de ses polémiques littéraires différait fort peu de celui dont il colora le manifeste fameux, qui accrut jusqu'à la démence les discussions nées de l'Affaire. On fut, ici ou là, surpris de la violence des litanies « J'accuse » ; il avait accusé avec la même sauvagerie tous les écrivains à peu près du dix-neuvième siècle. De Chateaubriand à Verlaine, aucun, sinon quelques utiles contemporains, n'échappa à ses invectives. Quel grand cœur, et que de haine il pouvait contenir ! Souvenons-nous de son mot favori : Mes Haines !

Grand par la haine, grand par l'orgueil, grand par la constance de l'effort : soit, et c'est tout. Il faut réserver avec une jalouse piété le titre de « grand écrivain ». Il nous appartient, à nous qui écrivons et qui jugeons : ne le laissons décerner qu'à ceux dont nous pouvons être totalement fiers. Les grands écrivains sont les maîtres d'école de l'humanité ; les uns apprennent aux petits enfants à épeler leurs lettres ; les autres apprennent aux hommes à épeler leurs pensées. Ils ne pensent pas pour nous, mais ils pensent devant nous, et c'est à les regarder à l'œuvre que l'on apprend à penser à son tour. Un Gœthe, un Chateaubriand, non je ne puis, dans le sentiment où je prononce ces deux noms, dire : un Zola. Que d'autres trouvent les motifs qui pourraient excuser un tel abus ; pour moi, je les ignore et je ne veux pas les chercher.

Mais, cette réserve essentielle une fois faite, il n'est aucunement question de contester la place que gardera Emile Zola dans l'histoire littéraire de son temps. Encore que son influence ait été à peu près nulle même sur ses disciples, encore que le meilleur et le seul véritable roman naturaliste soit les Soeurs Vatard, encore que du groupe du Médan il ne soit, pour les lettrés, que le second ou peut-être le troisième, M. Zola demeurera longtemps pour la foule des amateurs le représentant d'une phase de notre littérature. Quand on a été célèbre de son vivant, il en reste toujours quelque chose : que la gloire dure ou qu'elle meure, il faut expliquer cela. Si ce n'est plus le travail de la critique esthétique, c'est celui de la critique psychologique : l'œuvre disparue, il n'en est que plus curieux d'étudier les causes de sa popularité momentanée.

Si cette appréciation semble pessimiste, qu'on la confère avec l'enthousiasme lacrymatoire dont les journaux débordèrent. Alors on la trouvera d'une froideur assez raisonnable. Je me souviens qu'Alphonse Daudet fut pareillement favorisé d'une apothéose prématurée. La cime où l'on veut à ce moment poser M. Zola, les thuriféraires d'alors la réservaient à M. Daudet.

« L'œuvre de Daudet, disait un journaliste enivré de deuil et d'admiration, flamboie au sommet de l'Humanité, la guidant, l'enseignant la consolant et la vengeant, torche superbe inextinguible, etc... » — « ... Il est dans l'histoire des lettres un des plus admirables créateurs d'humanité que nous ayons eus... » — « Il a vidé la large coupe de l'Humanité, où bouillonnait la liqueur dangereuse, mortelle de la vie... » — Il est « le Penseur » (avec une majuscule) ; oui, « plus qu'un maître de l'humanité », il est le « Penseur surhumain, tel que l'a sculpté Michel-Ange au tombeau de Laurent II, dominant l'aurore et le crépuscule, et au-dessous de sa statue il faudrait graver ces mots : « Ici est la vie de l'humanité. »

C'est toujours le même jeu, tant est bref le champ où évolue l'imagination des sots. Changez le nom, et vous avez un résumé de l'opinion des derniers amis de M. Zola sur l'écrivain qu'ils méprisaient il y a quelques années, alors qu'il n'avait pas accumulé sur son œuvre les lourdes et froides pierres des Trois Villes et des Quatre Evangiles.

Pour moi, j'écris aujourd'hui sur M. Zola ce que j'en ai toujours pensé. Son intervention politique n'a point troublé mon jugement. Qu'elle ait été justifiée, et je l'admettrais, cela n'augmente pas la valeur esthétique du Ventre de Paris. Il faut juger séparément les œuvres et les hommes, et surtout ne pas incorporer à l'idée d'art les idées parasites de moralité, de vérité, de justice. C'est la méthode chrétienne. Elle mène à des classements singuliers où la vertu de Fénelon est additionnée avec son mérite littéraire. Qu'un parti béatifie M. Zola, Celui qui n'est d'aucun parti, observateur sévère de la vie, séparera donc dans ce personnage l'œuvre artistique de l'œuvre sociale et il les connaîtra successivement, comme s'il s'agissait de l'activité de deux hommes différents. C'est une attitude difficile ; on ne la conseille qu'à ceux qui se rient des injures et considèrent avec pitié, quand ils en font le tour, les grimaces de l'une et de l'autre face du vieux Janus.


4. « La perspective en littérature », Épilogues, 3e série, Mercure de France, 1905.


5. « Panthéon », Nouveaux dialogues des amateurs, Mercure de France, 1910.

XIV

1er avril [1908].

Panthéon.

M. DELARUE. — Hein, cela vous embête que Zola soit au Panthéon ?

M. DESMAISONS. — Moi ? j'en suis ravi.

M. DEL. — Comment cela ?

M. DESM. — Je veux dire que cela m'est parfaitement égal.

M. DEL. — Pourtant ?

M. DESM. — D'abord, pour avoir une opinion à ce sujet, il faudrait savoir qui on panthéonise. Est-ce l'auteur de Nana ? Est-ce le bonhomme J'accuse ?

M. DEL. — Mais les deux, sans doute.

M. DESM. — Eh bien, mettons qu'ils en sont dignes tous les deux, quoique pour des raisons diverses.

M. DEL. — Vous êtes bien conciliant, aujourd'hui !

M. DESM. — Conciliant ? Dites plutôt indifférent. Nana, c'est si loin ! L'Affaire, c'est si loin ! Zola, c'est si loin !

M. DEL. — Oui, tout cela est un peu désuet. Où est le temps où nous lisions Nana en feuilleton dans le Gil Blas ?

M. DESM. — Etait-ce dans le Gil Blas ?

M. DEL. — Qui le sait ?

M. DESM. — C'était plein de gros mots qui nous ahurissaient.

M. DEL. — Moi, j'étais très choqué.

M. DESM. — Oui, mais c'était pour nous l'image de l'audace, de la puissance, du génie !

M. DEL.— Quel effet cela nous ferait-il, maintenant ? J'en tenterai l'expérience.

M. DESM. — Pour moi, je suis fixé, j'ai relu Nana.

M. DEL. — Eh bien ?

M. DESM. — Je crois que cela peut encore amuser un étranger qui ne connaît rien de Paris. Du reste, on vend ce livre avec succès dans les boutiques secrètes du Palais-Royal. Mis en anglais dans la série des Realistic Novels, cela doit être assez curieux.

M. DEL. — Mais sur vous, quel effet ?

M. DESM. — Un effet d'ennui. C'est trop de morale pour moi.

M. DEL. — Que voulez-vous dire ?

M. DESM. — Que Zola est un moraliste.

M. DEL. — Un moraliste ?

M. DESM. — Vous ne vous en étiez jamais aperçu ? Voyez donc comme, dans Nana, le vice est puni avec soin. C'est un livre que les patronages pieux devraient faire lire aux petites ouvrières en chômage.

M. DEL. — Vous plaisantez !

M. DESM. — Je plaisante si peu que je vous avouerai que c'est ce que je déteste le plus dans Zola. Tous ses livres sont conçus comme « le bon Fridolin et le méchant Thierry ». Dans sa naïveté optimiste, il croyait que les méchants ne jouissent jamais que d'un triomphe passager et que le bonheur final appartient aux bons bougres qui font bien leur devoir. Je ne connais pas son œuvre d'assez près pour vous donner beaucoup d'exemples ; je m'en tiens à Nana, et je prétends que ce livre est exemplaire à l'égal d'un sermon. L'Académie française eut bien tort de ne pas en accueillir l'auteur. C'était le seul homme de son temps capable de rédiger avec conviction un discours sur les prix de vertu. Voyez, quand il a jeté son masque naturaliste, voyez Fécondité, l'histoire de cet homme qui augmente, à mesure qu'il fait un enfant, et c'est par demi-douzaine, sa fortune et son bonheur. La simplicité du raisonnement étonne. Il est du devoir d'un citoyen de faire beaucoup d'enfants ; or, quand on fait son devoir, on est heureux ; donc, plus on fait d'enfants, plus on est heureux. Dire qu'il y a encore des gens pour qui Zola représente l'immoralisme !

M. DEL. — Ce que vous venez de dire est curieux, cela me fait réfléchir.

M. DESM. — Vous n'êtes pas convaincu ?

M. DEL. — Presque. Reste la licence de ses tableaux, la crudité de son langage.

M. DESM. — C'est vous qui plaisantez, à cette heure ! Avez-vous jamais trouvé dans Zola un tableau de luxure qui approche de ce qu'on voit, je ne dis pas même dans Rétif de la Bretonne, mais dans Diderot, dans Huysmans, dans Pierre Louys ? Il n'avait pas le sens de la volupté. Ses suprêmes imaginations, en ce genre, vont au geste du gars qui « renverse une fille dans les blés », ou dans les escaliers, ou sur les tables, ce qui est encore un peu moins aguichant. Il n'avait même pas le sens de l'amour, quoiqu'il ait écrit Une page d'amour, ce roman froid, terne, ennuyeux. Quant à son vocabulaire, il est modeste auprès de celui de Rabelais. Les gros mots ne sont d'ailleurs, chez Zola, qu'un signe de mauvaise éducation. Il les emploie, sans mesure, comme les emploient, sans penser à mal, les gens du peuple parmi lesquels il passa une partie de sa jeunesse. C'est par là seulement qu'il est naturaliste. Ne lui ôtez pas la scatologie : il resterait Daudet.

M. DEL. — Je vous retrouve.

M. DESM. — Mon sentiment littéraire sur Zola n'a jamais varié, mais, je l'avoue, c'est tout récemment que j'ai découvert en lui le moraliste.

M. DEL. — Cela peut passer, en effet, pour une découverte.

M. DESM. — Je l'espère bien.

M. DEL. — Et voilà son lit tout fait à côté de nos meilleurs Jules Simon, de nos Quinet les plus distingués.

M. DESM. — Il y est, Edgar Quinet ?

M. DEL. — Sans doute.

M. DESM.— Un bien brave homme. Et Simon ?

M. DEL. — Pas encore.

M. DESM. — C'est dommage. On aurait pu, par la même occasion, vider de son effigie la place de la Madeleine.

M. DEL. — Mais voyons, selon vous, à quoi cela répond-il, ces mises au Panthéon ?

M. DESM. — A rien. Cela n'aurait de sens que si, comme en Angleterre, tous nos hommes illustres, ou presque tous, y étaient réunis, si on y voyait Lamarck non loin de Bossuet, et Baudelaire près de Boileau, et Helvétius pas très loin de Joseph de Maistre, et ainsi de suite. Le culte des héros m'agrée beaucoup, mais je ne veux pas qu'on m'impose un culte particulier : c'est à moi de choisir dans le catalogue ou dans le calendrier, selon mon goût. Il serait sot d'exclure Emile Zola. Il eut beaucoup d'admirateurs, il en a encore, son nom représente un parti littéraire qui fut puissant et son œuvre, d'ailleurs, a de curieuses parties de force ; il a remué les foules avec autant de succès dans ses livres que dans la réalité. Pour tout cela, il est représentatif et sa place est bien dans un Panthéon complet. Elle ne l'est plus du tout dans un Panthéon choisi.

M. DEL. — Et l'homme politique ?

M. DESM. — En ce genre aussi, il fut un remueur de foules, et cela aussi mérite attention. Mais alors, où est Retz, où est Danton, où sont Mirabeau et Lamartine ?

M.. DEL. — Si nous parlions d'autre chose ?

M. DESM. — Je n'osais vous le proposer.

M. DEL. — Car c'est bien funèbre, ces histoires de Panthéon.

M. DESM. — De cercueils que l'on s'en va extraire du fond de leurs trous.

M. DEL. — D'ossements vénérés.

M. DESM. — De putréfactions béatifiées.

M. DEL. — En somme, c'est très sale.

M. DESM. — Cette idée de conserver les morts dans des boîtes !

M. DEL. — On ne fera donc jamais rentrer dans les mœurs l'habitude de brûler les défunts ?

M. DESM. — Et cela devrait se faire sans cérémonies, comme une besogne de salubrité publique. Mais le four crématoire est encore une superstition.

M. DEL. — Alors ?

M. DESM. — Le bain d'acide sulfurique à 60°.

M. DEL. — Et cela donne ?

M. DESM. — Un très beau résultat.


6. « Nouvelle suite d'épilogues (1895-1904). La gloire, Bon mot, La lune rousse, Bon mot de M. Edmond Lepelletier, Grelots, A Médan, M. Zola et le P. Bourdaloue, Gares, Ellipse » , Promenades littéraires, 7e série, Mercure de France, 1927.

La Gloire. — « Ici, Zola, veux-tu te taire, sale bête ! » C'est un toutou qui se prénomme ainsi, à la grande joie des passants là-bas, sur le quai et sous les grands arbres sérieux qui regardent pousser les feuilles.

Bon mot. — On rapportait devant un académicien bien connu que M. Zola, durant sa jeunesse, se frappait fréquemment sur le ventre en proférant d'un ton d'orgueil :

— J'ai quelque chose là.

— On s'en est aperçu depuis, répondit l'académicien.

La Lune Rousse. — Curieuses influences de la littérature nouvelle. Tandis que M. Zola (« ils veulent du nouveau je le leur ferai, Moi ») s'exténue à imiter les procédés de synthèse de M. Paul Adam, M. Mendès avec moins de sueurs refait, comme lieds, les Ballades de M. Paul Fort : c'est la lune rousse.

Bon mot de M. Edmond Lepelletier. — « Emile Zola est le seul Victor Hugo que nous possédions en ce moment. »

Grelots. — De la discussion sur les éditeurs, sur les tirages, il est resté dans l'air comme un bruit de grelots, mais un bruit de grelots qui soupirent, et qui murmurent : « De l'Argent ! Un peu d'Argent ! » On se souvient des délicieux enfants de Villiers qui échangent ces mots divins à travers la grille d'un parc ? M. Zola a une façon de dire : De l'Argent ! Encore de l'Argent ! qui rappelle les paroles de Gœthe mourant : De la lumière ! Encore de la lumière !

A Médan. — M. Zola explique à des voisins de campagne le mécanisme d'un petit moulin à faire peur aux oiseaux, et emporté par l'habitude, il dit :

— C'est une vis d'Archimerde.

Octobre.

M. Zo!a et le P. Bourdaloue. — On lit dans le dictionnaire de Richelet, petite édition : « Bourdaloue, s. f. Etoffe modeste ainsi nommée du célèbre prédicateur P. Bourdaloue, jésuite... On donne aussi ce nom à une tresse... qu'on met au lieu de cordon de chapeau... et à une espèce de linge ouvré... » II y a une quatrième signification que les dictionnaires mentionnent peu, mais qu'explique très littérairement ce passage du Journal des Concourt : « Jeudi 1er septembre (1892). Aujourd'hui, à l'Exposition des Arts de la Femme, je suis resté en faction devant la vitrine des bourdaloues. Oh ! les coquets et les galantins réceptacles du pipi de nos grandes dames du XVIIIe siècle, ces bourdaloues de Sèvres, ces bourdaloues de Saxe, à la forme de ce coquillage nacelle, qu'on appelle nautile, commençant dans les volutes d'un colimaçon... Oh ! les royaux bourdaloues de Sevres en bleu lapis... mais plus familiers, plus humants, ces bourdaloues de Saxe... bourdaloues d'une forme plus contournée, plus serpentante, plus amoureuse des parties secrètes de la femme.» II n'est pas du tout sûr que le P. Bourdaloue ait donné son nom à ces objets ; on suivrait pourtant assez facilement le mot à travers les filières analogiques : confesseur, confident, ami secret, ustensile secret. Quoi qu'il en soit, le Jésuite va être détrôné par le romancier ; on dit un Zola dans les porcelaines de Tours ou du pays, et le mot est en train de se répandre, colporté par les voyageurs de commerce. Les filières analogiques seraient assez différentes de celles par où passa Bourdaloue, le résultat est le même : la gloire — ou une sorte de gloire un peu vulgaire, un peu grossière, mais qui rend bien l'idée que M. Zola a donné de lui au peuple et qui témoigne de la qualité des émotions esthétiques soulevées par son œuvre.

Ellipse. — Un peu elliptique, en effet, mais joli, ce mot entendu à propos du Paris de M. Zola : « Ca a l'air de se passer dans une bibliothèque. »


7. « Les Journaux : Zola et M. Barrès », Mercure de France, 1er avril 1908.

[chronique de R. de Bury, pseudonyme de Gourmont]


8. Disjecta membra.

Claudien le disait bien, pensant à autre chose, mais les vers des poètes sont à métamorphoses :

Fallax ô quoties pulvis deludet amorem.

La poussière se joue de nos amours et nos amours s'en vont en poussière. Il s'agit de Verlaine. Un journaliste nommé, dit-on, Nyon l'appela « peu », un autre l'appela « honte », un autre l'appela « sans-chemise », et M. Zola, enfin, l'appela « raté ». A ce propos, cet homme de lettres bien connu énuméra quelques ratés célèbres, Barbey d'Aurevilly, Villiers de l'Isle-Adam, Jules Laforgue, et d'autres dont il ne dévoilera le nom qu'au jour de leurs misérables funérailles. (« Copeaux. La mort de Verlaine », Promenades littéraires, 7e série, Mercure de France, 1927)

***

Quand M. Zola nous traînait dans la boue, il en avait le droit. Il défendait son œuvre contre des tendances contraires. Mais un Doumic ! Le plus humble d'entre nous, s'il a osé quelques balbutiements sur un mode nouveau, est encore supérieur au plus vaniteux des Doumic (« Les critiques du jour », Promenades littéraires, 7e série, Mercure de France, 1927).


Contre Gourmont :

Documents sur le naturisme