Aristogiton et l'éducation des filles. Ancien professeur de belles-lettres, qui s'était mis un jour dans la politique, Aristogiton avait conservé le goût des questions pédagogiques ; il les traitait à la manière chaude. C'était un homme qui avait, comme on dit, du tempérament, et il le montrait. Le soir, après une journée de sérieuses interruptions parlementaires, de notules polémiques, las et fier d'avoir régénéré l'âme de la patrie, il conduisait sa fille, Privigna, dans les théâtres de société consacrés à Aphrodite. On jouait les mystères d'Isis, et ceux de Bacchus et ceux de Priape. Ainsi la jeune vierge pénétrait directement au plus secret des civilisations classiques. Comme les actrices ou prêtresses de ces lieux traditionnels. sont très aimables, elles accordaient des leçons particulières et intimes que l'ancien professeur, resté un maître d'énergie, surveillait avec attention, sans rester lui-même inactif. Une jeune fille, attachée à la maison d'Aristogiton, participait également à ces exercices, qui ouvraient à ses yeux naïfs des horizons inconnus et voluptueux. Elle aimait beaucoup sa maîtresse, devenue sa sœur en initiation, et lorsque Privigna épousa un ancien prêtre de Junon, elle la suivit dans sa nouvelle demeure, afin de poursuivre des études pleines de charme. Aristogiton. continuait d'ailleurs à leur donner les conseils de son expérience ; son énergie ne se démentait jamais, et il le faisait bien voir aux jeunes femmes un peu émues, lui-même troublé par une sorte de manie divine. A certains moments, en effet, Aristogiton, la tête pleine d'idées de grandeur, se croyait devenu le dieu des jardins. Saisissant son pouvoir à pleines mains, il semblait agiter on ne sait quelle foudre. Privigna cependant eut un rêve et, agitée par des dieux ennemis, elle parla, dévoilant au prêtre de Junon les secrets de son initiation et comment Aristogiton avait pris un soin passionné de perfectionner ses mœurs et ses connaissances historiques. Le reste de l'histoire est demeuré jusqu'ici assez obscur. Les diurnales ont raconté la mort d'Aristogiton, mais n'ont pu encore démêler si elle a eu pour cause un suicide ou un crime. Le prêtre de Junon ayant averti la femme d'Aristogiton, cette épouse furieuse aurait fait comprendre à son mari qu'il devait disparaître. C'est bien de la docilité, car les faits qu'on pouvait lui reprocher, il pouvait les nier; son devoir même était de les nier, même si le prêtre de Junon, plus soucieux de vengeance que d'honneur, eût tenu à se porter garant des débauches de sa femme. « Il la terrorisait », crie à tout venant cet homme singulier, et cela lui semble une suffisante excuse. S'il n'y a que cela, ils auraient tous dû se taire, et la femme aussi bien que le gendre. Mais on a aussi parlé d'avortement. Le fait paraît controuvé : c'est le seul, cependant, qui permettrait d'admettre sans hésitation le suicide, les détournements de fonds, dont on a parlé également, n'ayant été le sujet d'aucune plainte de la part des intéressés. Reste le crime. Aristogiton étant l'ennemi politique des hommes qui détiennent le pouvoir, il était tentant, quoique bien imprudent, d'attribuer à la police secrète ou à une association de gens qui se qualifient francs-maçons et qui est puissante dans les conseils du gouvernement, la disparition d'un homme qui pouvait être dangereux dans l'Etat. Mais c'est donner bien de l'importance à un Aristogiton. On dit aussi que, ne voulant sa résoudre à un crime direct, le gouvernement lui fit savoir secrètement que, les actes fâcheux de sa vie privée étant connus de la justice, il serait arrêté à l'issue de l'audience où allait se débattre le procès politique qui lui était intenté. Cette version est la stupidité même ; le fait d'avortement étant controuvé, les autres actes n'étaient pas de ceux dont la justice put s'émouvoir, puisqu'il s'agit maintenant d'une femme mariée. Ils n'auraient pu justifier qu'une plainte en adultère. La beauté de la jeune femme eût vite amnistié le coupable, car après tout une belle-fille n'est pas une fille et quand elle est mariée, elle n'est plus qu'une femme comme toutes les autres. Il faut donc chercher d'un autre côté. Quand ces pages seront lues, le mystère sera sans doute éclairci. Ce que l'on pourrait dire de plus serait trop précis et trop accusateur. Ce qu'il y a de plus intéressant dans l'histoire, c'est encore la psychologie d'Aristogiton, car c'est un beau cas de dualisme, et dont l'examen fait comprendre tout ce qu'il y a de factice ou plutôt de superficiel dans la civilisation. L'aspect social des choses et des hommes est presque toujours un mensonge. L'homme vrai, c'est l'homme physiologique. Aristogiton n'était au naturel que lorsqu'il dansait la danse priapique, cependant que Privigna et la petite Flamande prenaient leur leçon. Mais comme il devait s'amuser le lendemain, en présidant le Comité de régénération de la Patrie ! Il doit y avoir un très grand plaisir à tromper ainsi la société. Les cyniques l'ignorent, car ils sont des brutes. Aristogiton jouissait profondément je l'espère, de son hypocrisie. S'il s'est suicidé, ce que je ne crois pas encore, ce fut sans doute de désespoir, en voyant lui échapper cette profonde joie de l'ironie. Le jour du soufflet à M. André, il dut bien rire, en songeant à Privigna. Ce soufflet, puisque j'y suis venu par hasard, je dois dire qu'il est contre le suicide un argument de premier ordre. S'il ne s'était pas senti très préservé contre toutes les révélations touchant sa vie privée, se serait-il ainsi mis en avant, se serait-il jeté dans les bras redoutables de la justice, sous les griffes empoisonnées de la presse ? De la confusion en matière scientifique. Elle peut être de plusieurs sortes. Celle dont il s'agit consiste en ceci : qu'un savant abuse de ses connaissances techniques et de sa réputation pour mettre les faits d'observation au service des plus vulgaires croyances spiritualistes, en ceci encore que, guidé par la seule logique des sentiments, par le seul intérêt de parti, et de parti religieux, il présente comme un résultat de la libre recherche une conclusion qui, loin qu'elle naisse des faits, était déjà à l'état de croyance dans l'esprit de l'auteur. Voltaire, homme vif, eût appelé cela de l'imposture. Il ne concevait pas la religion sans imposture. Mais sa théorie, qui a du vrai, est surtout valable pour l'origine des grandes religions modernes. Laissons-la de côté, quand il s'agit des croyances de nos contemporains, surtout en un temps où l'exercice de la foi n'est plus nécessaire à l'avancement dans la vie et à l'estime générale. Je ne puis cependant rouvrir sans colère cette conférence de M. Armand Sabatier (1) et c'est la cause pourquoi le préambule de cet article est si dur. Je n'en rétracte rien. La croyance à l'âme, puis son immortalité, fut d'abord le fruit d'un raisonnement imaginatif (2). Mais il semble bien qu'elle ne tente plus de se justifier maintenant que par des raisonnements à forme affective. La marche en est très simple. L'âme existe et elle est immortelle, en voici une nouvelle preuve. Et n'importe quel fait sera invoqué, aussi bien la mort soudaine d'une personne qui n'a pas eu la récompense de son dévouement, que la découverte du radium ou celle des rayons N. Tout est bon au croyant pour justifier sa croyance ; et plus il est instruit, plus il étendra le champ de ses divagations. La matière de son raisonnement semble toujours la même, tellement la conclusion est uniforme. Il semble que l'on soit en face d'un de ces amoureux optimistes qui tireraient de la trahison même de nouveaux motifs de confiance. Sans doute, il n'y a pas, à première vue, trace de manœuvres d'imposture, dans un mécanisme psychologique aussi naïf. Mais je pense que si St Thomas d'Aquin avait raison de qualifier de péché une certaine sorte de sottise, celle où l'on se complaît, où l'on se vautre, il est permis de parler d'imposture à propos de savants qui s'adonnent à l'a crédulité, la vantent publiquement et la propagent. Il n'est point question ici des croyances elles-mêmes. Que l'on affirme le spiritualisme en prenant pour base on pour référence la tradition, la théologie, l'évangile, Platon, le consentement universel, et tout le reste, c'est une attitude qui peut prêter à la discussion, mais non au reproche. Il en est tout autrement du savant qui arguë de la recherche scientifique, de la physique ou de l'anatomie, pour affirmer l'existence de l'âme et son immortalité. Il y a là un abus affreux de raisonnement, et si l'on veut que le caractère du savant n'en soit pas discrédite, ce sera son intelligence. Un homme capable de pareilles confusions est devenu suspect : c'est un dévot qui vous glisse subrepticement son chapelet ou sa bible. Le raisonnement affectif est partout et prend toutes les formes. Il est naturellement la base de la théologie morale aussi bien que de la morale sans théologie. « L'impudicité même, dit Bossuet {sermon sur l'honneur du monde), c'est-à-dire l'infamie et la honte même, que l'on appelle brutalité quand elle court ouvertement à la débauche, si peu qu'elle s'étudie à se ménager, à se couvrir de belles couleurs de fidélité, de discrétion, de douceur, de persévérance, ne va-t-elle pas la tête levée ? » Cela revient à dire : l'amour fidèle, discret, doux, persévérant, donne le spectacle même de l'impudicité, de l'infamie et de la honte, ce qui est absurde. Mais la théologie oblige Bossuet à tenir ce raisonnement. C'est ainsi que M. Sabatier ayant parlé des cristaux, de la photographie des couleurs, des cellules pyramidales et de celles à axe court, conclut, on ne sait comment ni pourquoi, qu'il y a des âmes et que ces âmes, quand elles le méritent, sont immortelles. Il y a dans la dissertation de M. Sabatier une sorte de logique enfantine renouvelée de Bacon. « Le vent, dit Bacon, ou à peu près, s'amuse à faire tourner les ailes d'un moulin. » Ayant dit que les caractères de la vie sont la sensibilité, le mouvement, l'instabilité, etc., M. Sabatier ajoute : « On trouve dans le règne minéral tous ces caractères. » Et il nous montre la volonté, la lutte, l'effort dans le chlorure d'argent : « La lumière lui déplaît souverainement ; quand il est incommodé par la lumière rouge, il s'arrange de façon à devenir rouge, pour renvoyer les rayons rouges. » Il y a aussi des anecdotes agréables sur les rasoirs qui ont besoin non d'être repassés, comme on le croirait, mais de se reposer. Il paraît que le repos du dimanche est favorable aux fils métalliques. « Le lundi, ils donnent de meilleurs rendements. » La caution de M. Sabatier pour ce conte de fées est Lord Kelvin. Toutes ces petites histoires permettent au savant professeur d'affirmer que, de même que les métaux, les cristaux, les plantes et les animaux, les hommes ont une âme. Elle devient même immortelle, si elle prend soin de s'orienter « vers le perfectionnement moral ». Nous y sommes, et voici poindre la Bible. Allons, monsieur le professeur, tirez-la franchement de votre poche, et cessez de discréditer la science. (1) Comment se fabriquent les âmes, dans le Bulletin de l'Institut général psychologique, 1904, n° 4. (2) Th. Ribot, Logique des sentiments. [15 janvier 1905]. La Prédiction du temps. C'est un jeu qui a toujours beaucoup amusé les hommes. Il n'a fait, depuis les époques les plus reculées, aucun progrès. On lisait, le lundi soir, dans le Temps, organe prédestiné : « Un temps très beau et très froid est probable. » Vers minuit, le ciel était clair, les étoiles brillaient, terribles, tout corroborait la prophétie. Mais voici que, le lendemain matin, le ciel était couvert, le thermomètre montait ; bientôt volèrent des mouches de neige. Telle est cette science que l'on appelle météorologique. Elle est ridicule. Sans doute, s'ils se bornent à relever des observations précises sur le temps qu'il fait, des hommes peuvent avoir l'illusion de travailler pour une science future ; et cette illusion est des plus honnêtes. Malheureusement, la tentation les prend de nous confier leurs sentiments sur le temps qu'il fera et les voilà au niveau de Mathieu de la Drôme ou de l'Ermite de Chillon. D'aucuns conjecturent l'avenir d'après le soleil ; ses taches augmentent : mauvais présage. Pour les gens simples, il y a les dictons populaires ; seulement ils sont contradictoires. Autrefois, par l'aspect du ciel, on prédisait les guerres, la peste, les hérésies. Mais vienne quelque belle comète et l'on verra si la mentalité moyenne a fait de si grands progrès. Ce qui est parfaitement stable, c'est l'incapacité de l'homme à vivre la journée présente, telle qu'elle est, telle que nous l'offre le hasard de l'évolution universelle. Son inquiétude s'échappe toujours vers le lendemain, et ainsi il augmente encore la brièveté d'une vie fugitive. Il faudrait appuyer sur chaque heure, quand l'heure est bonne, la presser et en boire le suc. Le souci du futur est humain. Exagéré, il devient une manie. Il ne devrait porter, en tout cas, que sur les faits à venir qui, dans une certaine mesure, dépendent de la direction de notre activité. Pour le reste, il est sage de prendre le temps comme il vient et de s'accommoder aux circonstances. Les femmes, ayant moins d'imagination, pratiquent mieux que l'homme cette vertu. Si elles étaient les maîtresses de la vie, l'évolution s'arrêterait ; les hommes la précipiteraient. Mais la direction de rien n'appartient à personne. Les plus prudents savent à peine ce qu'ils font. Ni les politiciens ne régissent les événements politiques, ni les météorologistes les cours des vents. Dans l'une et l'autre atmosphère, les changements sont rapides et le plus souvent inattendus. Il y en a de probables en France. Les cœurs sont gelés ; ils dégèleront. [15 janvier 1905]. L'Administration des Postes. Un journal a entrepris une campagne pour essayer d'obtenir pour les lettres le timbre à deux sous. Ce serait une de ces modestes améliorations dont une grande quantité assure la prospérité des Etats. Mais comme elle n'intéresse réellement qu'une très petite partie des électeurs, les ministres la délaissent. On a prouvé facilement que les Postes françaises sont beaucoup plus mal organisées que celles des autres pays de l'Europe centrale. Elles n'ont guère qu'un mérite : l'honnêteté. C'est beaucoup, mais ne dispense pas du reste. Leurs règlements, les détails de leur manutention sont d'une minutie puérile et le zèle de quelques-uns les transforme très souvent en abus tyranniques. Il suffit de comparer le chèque aux diverses sortes de mandats, pour avoir une idée de la routine dans laquelle s'endort cette administration. Car ce n'est pas prudence, c'est routine. Il faut tant de pièces variées pour verser cent sous à la caisse d'épargne que l'on s'étonne de l'empressement de tant de braves gens ; tout le monde a eu ce spectacle pendant les attentes où on nous condamne ; il fait pitié. Si ce n'est plus pour verser de l'argent, mais pour en toucher, les démarches sont infinies : l'on doit d'abord faire une demande bien humble et bien correcte à l'Administration, qui s'octroie pour y répondre un délai de huit jours ! Mais ce sont là des opérations qui ne sont pas spécialement postales. En s'en tenant aux faits stricts et bien de son ressort, on peut démontrer aisément : que tous les tarifs de l'Administration sont trop élevés, que ceux des imprimés sont à peu près prohibitifs ; que les bureaux de poste sont en trop petit nombre, cette pénurie prenant en province des proportions telles qu'une ville comme Cherbourg-, large de plusieurs kilomètres, n'en a qu'un seul ! que le personnel est insuffisant, et, d'ailleurs, submergé sous le flot des règlements et des circulaires. Il y a un « manuel postal », très abrégé, qui ne s'étend pas sur moins de trois cents pages. Toutes les manières d'embêter le public y sont prévues et soigneusement décrites. Un livre qui porte une dédicace autre que strictement administrative peut exposer à une amende de trois cents francs. Malgré tant d'habileté, l'Administration est si mal outillée qu'elle ne peut faire concurrence, à Paris, ni aux agences de distribution, ni aux humbles porteurs de journaux. Il n'y a pas, réglementairement, de délai fixe pour la remise des objets à tarif réduit. Cette expression même, qui sent le bureau de bienfaisance plutôt que le bureau de poste, est là pour bien faire comprendre au public l'importance de la faveur qu'on daigne lui accorder. Des bureaux auxiliaires avaient été organisés en assez grand nombre à Paris ; on les supprime peu à peu, parce qu'ils font trop d'affaires et diminuent les recettes des receveurs ! pp. 18-20 [15 janvier 1905]. Port-Arthur. « Pour faire le siège d'une ville, dit Vauban, il faut avant tout l'investir, pour la réduire à un isolement condamnant la garnison à toutes les souffrances physiques et morales capables d'affaiblir son énergie. » Toute place investie, coupée de ses communications, est condamnée. Les Allemands n'employèrent pas d'autre système contre Paris en 1870 ; ce fut la famine, bien plus que les obus, qui réduisit la ville. Plus audacieux, moins ménagers de la vie humaine, les Japonais risquèrent contre Port-Arthur de violentes attaques de vive force. Cela leur a réussi, parce que la garnison était en trop petit nombre et mal pourvue. C'est une question que résoudront les critiques militaires, de savoir s'ils ont eu raison de sacrifier tant d'hommes pour une place forte que le temps aurait un jour ou l'autre mise entre leurs mains. Cette victoire, très réelle, ne semble changer que peu de choses à la situation des deux armées majeures. Les assiégés sont réduits à néant, mais les assiégeants doivent être en assez mauvais état : ils ne fourniront contre Kouropatkine qu'un renfort médiocre. Il va falloir, d'ailleurs, occuper la place, la restaurer, la pourvoir de vivres et de munitions. Les Japonais héritent d'un gouffre. Ils tiendront sans doute, par vanité, à nourrir convenablement et à bien soigner leur vingt mille prisonniers : c'est une dépense importante qui leur échoit. Quant à la fin de la guerre, on la voit moins que jamais. On ne peut la souhaiter en ce moment. L'expansion russe en Asie a toujours cela de bon qu'elle nous préserve d'une expansion russe en Occident. pp. 20-21 [15 janvier 1905]. L'Affaire Syveton. Il y a quinze jours, cette affaire était si fraîche et si secrète encore que je ne pus me résigner à en parler ouvertement. Aujourd'hui, elle est si publique, elle a passé par tant de mains malpropres qu'on ne sait comment y toucher. Un moment le crime parut possible. Ensuite, le suicide recommença à devenir évident. Aujourd'hui, s'il fallait concilier logiquement tous les faits, on serait assez porté à conclure qu'il n'y a eu ni crime ni suicide, mais quelque chose d'intermédiaire. On dirait que M. Syveton s'est suicidé malgré lui ; mais si l'attitude de sa femme l'a poussé à cette extrémité, c'était sans intention criminelle. On oublie trop que les faits passionnels se présentent généralement dans la vie sous trois ou quatre faces. Ils sont sentis d'une façon par l'homme, d'une autre par la femme, d'une autre encore par l'entourage. Puis vient le public qui n'y voit qu'un spectacle et qui comble les lacunes avec ce qu'il a glané de logique à fréquenter les théâtres. Il y a eu dans cette affaire des raisonnements grossiers. Un innocent dit toujours toute la vérité d'un seul coup. Or, Mme Syveton a proféré plusieurs vérités successives. Cela trouble M. Jaurès, logicien à l'ancienne mode, et, pareil au professeur de philosophie de Henri Heine, il s'est mis à boucher avec son manteau les fissures de la réalité. Qu'ils sont absurdes les reconstructeurs de drames ! Et qu'ils sont affreux quand ils travaillent pour la justice ! Considérons plutôt les experts. Un journal a publié la photographie du fiacre dans lequel on apporta à Neuilly les chiens du sacrifice ; c'est un document cela ; les experts en sont un autre. Depuis le temps qu'ils expertisent, ils ne savent rien. Alors ils interrogent les chiens, comme les augures interrogeaient les poulets sacrés. Ensuite ils disputent. Quel dommage qu'ils ne parlent pas en latin, on les mettrait dans la cérémonie du Malade Imaginaire. pp. 21-22 1er février [1905]. Les Civilisations pauvres. Vivre d'une poignée de riz et d'un morceau de poisson salé, habiter une maison de bois et de papier, une maison dont les murs sont des feuilles de paravent, s'éclairer avec une de ces lanternes précisément appelées japonaises, ignorer le linge, n'avoir ni chaises, ni tables, manger comme les chiens, à même une écuelle posée par terre, est-ce vraiment être civilisé ? Sans doute, le papier est assez joliment peint, la lanterne laisse voir une tulipe aux vives couleurs, l'écuelle est de porcelaine et agréablement décorée, le plancher de la maisonnette est recouvert d'une natte excellente, et qui, ayant servi de table, sert de lit, la nuit venue, mais un mobilier aussi sommaire peut-il constituer le fond d'une vraie et matérielle civilisation ? En tout cas, c'est une civilisation pauvre. Comparée à la nôtre, elle nous paraît, malgré les coffres de laque, les kakémonos et les statuettes de bronze ou d'ivoire, entièrement inconfortable, et même misérable. La plus humble de nos familles d'ouvriers ne voudrait point passer une nuit dans ces « maisons de poupée » où l'on dort pêle-mêle, en l'absence des lits, roulé sur le plancher en de minces couvertures. Telles sont cependant les mœurs d'un peuple qui prend aujourd'hui figure de conquérant. Un homme d'Etat japonais précisait récemment la question même que l'on examine ici, en disant : « L'on ne peut comparer le Japon avec un état européen ; le premier peut se maintenir avec presque rien, le second a tant de besoins qu'il est évidemment beaucoup plus obligé que le Japon de considérer l'argent comme un facteur de premier ordre. » C'est avouer, en termes détournés, que le Japon n'a pas d'argent. La civilisation japonaise est une civilisation pauvre. Quoique le Russe soit loin d'avoir autant de besoins qu'un Français, un Allemand, un Anglais, il en a infiniment plus qu'un Japonais, chez lequel ils se réduisent, en effet, à « presque rien ». Cette situation a certainement pour les Nippons un avantage ; mais elle représente, en même temps, pour les Russes, et pour tout autre peuple qui aurait à combattre les Nippons, une injustice de fait. Il semble qu'avant d'admettre ce peuple jaune aux bénéfices diplomatiques où participent les peuples de civilisation européenne, on aurait pu attendre encore quelques siècles. « Enrichissez-vous ! leur aurait dit Guizot, construisez de véritables maisons, ayez des lits, des meubles, du linge et de l'argenterie ; mangez sur des tables, assis sur de solides chaises, des choses réelles et compliquées ; dépensez la moitié de vos gains ou de vos revenus en plaisirs, en voyages, en parures, en vanités ; soyez, en un mot, de vrais civilisés, et alors, seulement alors, nous vous ferons une place dans notre concert. La partie est trop belle pour vous. Vous avez déjà de l'argent disponible pour des fusils et des canons quand, nous autres, nous en sommes encore à payer les dépenses de nos repas et de nos vêtements. Avant de construire des forteresses, nous devons songer à nos maisons ; avant les obus et les explosifs, il y a tout l'attirail intime sans lequel nos corps ne pourraient se mouvoir dans la vie. La partie n'est pas égale. Vous êtes des barbares, c'est-à-dire un de ces peuples qui demandent aux vraies civilisations ce qui accroît leur force et négligent ce qui accroîtrait leur bien-être. » Et ce discours ne serait pas absurde. Les Japonais me font volontiers penser aux puissants barbares qui envahirent l'empire romain. Eux aussi, Vandales, Hérules, Goths et Visigoths, et même Huns, étaient des peuples aux besoins très restreints. Quelques-uns mangeaient la viande crue : la plupart se nourrissaient au hasard, comme les loups. Ils s'avançaient sans rien emporter leurs armes. Cependant, il ne faudrait pas croire qu'ils fussent dépourvus d'intelligence, ni même d'une certaine culture superficielle. Ils avaient emprunté aux civilisations grecque et romaine leur partie brutale : l'art de la guerre, l'armement perfectionné. Tout le reste leur était provisoirement indifférent ; mais une fois entrés dans le cercle civilisé, ils s'acclimatèrent assez vite. Ce sont en grande partie nos ancêtres ; ne les méprisons pas plus que nous n'avons le droit de mépriser les Japonais. Mais, des uns comme des autres, il nous sera permis de dire, philosophiquement, qu'ils sont partis trop tôt et qu'ils ont engagé la lutte dans des conditions défavorables pour leurs adversaires. Il y a des degrés bien nombreux dans la civilisation ; et même entre les peuples qui semblent de civilisation égale, que de nuances ! Tout le monde admire la puissance industrielle des Etats-Unis et la merveilleuse prospérité de ce peuple vigoureux. Mais, nous autres, Français, voudrions-nous de ces avantages au prix où ils sont payés ? Le budget des Etats-Unis est relativement très peu élevé, mais que de lacunes ! Sans parler de l'armée, inférieure en nombre à celle de la Belgique, que de dépenses sont inconnues à ce peuple trop pressé ! De l'admirable réseau de routes et de chemins qui fait de la France ou de l'Angleterre de grands parcs coupés d'allées innombrables, presque pas la moindre trace aux Etats-Unis. Les premières voies ont été des pistes ; les besoins augmentant, on a construit des chemins de fer ; les routes ont été oubliées. Cela n'empêche pas cette civilisation d'être intéressante, mais n'avons-nous pas le droit de dire qu'il lui manque quelque chose? On connaît aussi les habitudes des Américains de vivre à l'hôtel, de déjeuner debout dans les bars : il y a là, pour de vieux civilisés, amis du loisir et des aises, quelque chose de choquant. Les Américains représentent la civilisation hâtive, comme les Japonais représentent la civilisation pauvre. Il n'y a d'ailleurs aucun point de comparaison possible entre l'une et l'autre : les Américains créeront, quand ils le voudront, ce qui leur manque, les Japonais semblent croire, depuis qu'ils ont beaucoup de canons et beaucoup de cuirassés, qu'il ne leur manque rien. Les grandes civilisations européennes ont toujours été, depuis le commencement de l'histoire authentique, des civilisations riches. Les guerriers d'Homère mènent une vie plantureuse. La bataille finie, ils s'assemblent autour d'un bœuf rôti tout entier, mangent abondamment en se passant les profondes coupes où les esclaves ont versé le vin Les Grecs des époques plus récentes cultivèrent les plaisirs de la vie, et c'est à leur école que se formèrent les grands épicuriens romains qui étaient souvent, comme Lucullus, des connaisseurs d'art autant que des amateurs de cuisine. Au sixième siècle, on voit l'évêque Fortunat et sainte Radegonde partager leurs loisirs, à Poitiers, entre la bonne chère et la prière. Si la maison, au moyen âge, manqua souvent de raffinement intérieur, comme encore celle de notre paysan, la table y était abondante, dès que la paix régnait. La vie domestique est mieux connue, à partir du seizième siècle : en France, en Allemagne, en Angleterre, partout, c'est l'ère du pantagruélisme. Le mauvais système des douanes provinciales amenait parfois des disettes momentanées ; mais en temps normal, la vie de jadis était opulente. Rétif de la Bretonne raconte dans ses Mémoires qu'à la table de l'hôtel de la Cloche, à Dijon, on servait pour trente sous un dîner où les poulardes et les perdrix rôties s'amoncelaient à la discrétion des convives. Nous avons toujours été assez loin de la poignée de riz. Il n'est question ici que de la civilisation matérielle ; si l'on cherchait la place du Japon dans la civilisation intellectuelle, elle ne serait guère plus relevée. Ce peuple adroit excelle sans doute dans les arts mineurs ; il est décorateur et céramiste, ciseleur, fondeur : mais, imitateur parfait de la vie extérieure, il ne sait incorporer à la matière qu'il manie habilement aucune idée supérieure, aucun sentiment profond. Sa poésie n'a de saveur que quand Judith Gautier se donne la peine d'y mettre son génie ; ses interminables romans qui se poursuivent sans but, ses drames où deux uniques personnages redisent sans cesse la même chose sont réellement sans aucune valeur si on les compare aux belles œuvres de la littérature occidentale. Nulle philosophie d'ailleurs : les Japonais, qui ont emprunté tant de choses à la Chine, lui ont laissé les Confucius. C'est également dans la région intellectuelle que la civilisation japonaise est une civilisation pauvre. Il ne faut donc pas que les présents succès militaires des Japonais nous fassent illusion. Ne nous pressons pas trop d'admirer ce décor de bataillons et de canons, derrière lequel il n'y a trop souvent que médiocrité et barbarie. D'ailleurs, il serait peut-être temps de réagir contre certaines tendances nouvelles qui nous poussent à chercher un idéal en dehors de nous-mêmes, en dehors des traditions de notre race. Il est bon d'admirer ce qui est admirable, mais le discernement le plus sagace est nécessaire. Aucune vie individuelle n'est possible sans un certain égoïsme ; quand il s'agit des nations, l'égoïsme est la première des vertus. Notre civilisation, malgré des déchirements, est encore supérieure à toutes celles que l'on prétend nous donner en exemple. Et si nous voulions mettre de l'unité dans nos volontés, sa beauté et sa puissance pourraient être incomparables. Mais le goût français, dira-t-on, n'est plus à la puissance ? C'est cela cependant que les socialistes eux-mêmes admirent dans les Japonais. Ces hérauts du droit des humbles se trouvent contraints, par l'indiscipline même où ils laissent leurs sentiments, de vanter ces héros du droit des forts. Aucune sympathie, sinon très momentanée, ne serait allée aux Japonais vaincus. Celle qu'ils méritent par leur science militaire et leur endurance ne doit pas masquer leurs défauts, c'est-à-dire précisément ce qui leur manque pour être de vrais civilisés. Même si nous étions, ce que je ne crois pas, destinés à retomber dans la barbarie par l'excès même de notre civilisation, il nous resterait de l'avoir connue ; des germes reverdiraient un jour et pousseraient des jets d'entre les pierres écroulées des monuments. On a déjà vu cela, et le jardin refleurirait, pareil à l'ancien, privé de quelques nuances, paré aussi de nuances nouvelles. pp. 23-30 15 février [1905]. La Révolution russe. Il faut convenir, même quand on se range parmi les hommes durs et qui ne font nullement profession d'humanitarisme, que le système de gouvernement auquel sont soumis les Russes est absurde. Non, peut-être, parce qu'il est autocratique, car nous avons vu en France une liberté, volontiers licencieuse, régner sous le règne même de l'absolutisme, mais parce que ce pouvoir sans contrôle est exercé par des fonctionnaires incivilisés et plutôt tartares qu'européens. L'absolutisme de Louis XV était de pure forme. La littérature (au sens le plus vaste) de ce temps témoigne d'une audace d'esprit et d'une liberté de mœurs que la République d'aujourd'hui tolérerait à peine. Sans doute, il fallait, pour publier toute sa pensée, user parfois de diplomatie ou s'exercer aux subterfuges. On s'arrangeait presque toujours. La loi, notre tyran, n'est pas moins capricieuse que les premiers ministres des derniers rois. Un livre peut être poursuivi demain, qui eût été toléré hier. Cependant, on peut dire que la liberté de la presse existe présentement en France. Elle est même très large. On peut souhaiter plus encore ; on peut demander une liberté absolue, sans aucune autre limite que la violence contre les personnes. En attendant, la vie que l'on nous a faite est tolérable. Elle est paradisiaque, si on la compare à celle que doivent supporter les quelques milliers de Russes qui participent à la civilisation générale de l'Europe. De temps en temps on lit, en des journaux las de publier, sur l'affaire Syveton des détails qui instruisent jusqu'aux débauchés, quelques modestes réclamations touchant l'audace de la matière romanesque et photographique. Que ces braves gens ne vont-ils s'établir en Russie où tout est défendu, où cet article, arrêté par la censure demeurera toujours inconnu ? La censure russe est une administration. patiente. Elle se compose de deux catégories d'employés : des lecteurs et des peintres. Le lecteur, auquel sera soumis ce numéro du Mercure, marquera d'un trait au crayon les passages de la revue qui peuvent troubler la sensibilité ou corrompre le loyalisme des sujets du tzar. Et en tous les numéros arrivés par le courrier, des peintres fort adroits couvriront d'un noir épais les passages dangereux. J'ai vu des fascicules ainsi passés au caviar, comme on dit ; il y reste souvent fort peu de choses à lire. Les ciseaux font également leur office. Quelle patience ! et quelle bêtise ! Tout écrivain français doit, au strict point de vue de ses intérêts, souhaiter la suppression de la censure en Russie. Cette pratique, qui atteint surtout la pensée française, coûte des millions tous les ans au commerce de la librairie. Les ouvriers innocents qui allaient l'autre jour vers le Palais d'hiver, demandant, entre autres choses, la liberté de la presse, ignoraient assurément l'importance de leur prière. Mais ils sont morts pour nous, en somme, et nous leur devons un salut. pp. 30-33 [15 février 1905]. La Morale en action. Ce que l'on vient de dire de la liberté d'écrire, respectée en France, ou presque, depuis quelques années, on ne peut le répéter de la liberté des mœurs. Cette liberté, sans laquelle aucune autre n'a d'intérêt, est violée à chaque instant. Les journaux ont rapporté ceci : qu'une jeune fille, employée à l'Administration des postes, a été destituée pour avoir, hors mariage, mis au monde un enfant. C'est incroyable. Qu'aurait-on fait, si elle l'eût ensuite étranglé ? Peut-être eût-on étouffé l'affaire, car le crime, alors, était un hommage rendu à la vertu, à la vertu républicaine. Ce sont les mêmes hommes, hélas ! qui dénoncent les dangers du cléricalisme ! Ainsi, répudiant les dogmes d'une religion, ils en conservent la morale et, incapables d'en comprendre la valeur sociale, ils l'appliquent au hasard, pour satisfaire les passions horribles de leurs riches clients. Un ministre intelligent, c'est-à-dire sans préjugés, eût alloué (mettons en secret, provisoirement) six cents francs par an, à cette mère pour élever son enfant. Mais y aura-t-il jamais des ministres intelligents ? On en doute. pp. 33-34 [15 février 1905]. La formation des Races. Il est assez à la mode, en certains milieux, de croire que les différences, souvent profondes, d'intelligence et de sensibilité que l'on constate entre les diverses races humaines sont absolument corrélatives aux différences dans l'instruction, dans la culture générale. Rien ne semble moins scientifique. Il y a des races, comme il y a des crus, et autant qu'il y a de crus, c'est-à-dire de terroirs. L'instruction, la culture peuvent donner à des races diverses des habitudes mentales qui sembleront communes, mais seulement à la superficie. Cela représente déjà un résultat, cela permet de menus échanges intellectuels, cela assure une certaine sociabilité, quoique bien fragile et dont quelques êtres privilégiés sont d'ailleurs seuls capables. Les tendances réelles et sérieuses des races vont plutôt vers la différenciation : plus elles sont anciennes, plus elles sont irréductibles. Cependant le mot demande à être précisé, ou clarifié, car il n'en est guère de plus obscur, appliqué aux variétés de l'espèce ou des espèces humaines. En biologie, on convient d'appeler race l'ensemble des caractères particuliers transmissibles de génération en génération. La race ne serait donc qu'une espèce en voie de formation ; c'est pourquoi on lui donne également le nom de sous-espèce. Les races se forment par l'apparition soudaine d'un caractère nouveau que l'individu qui s'en trouve pourvu transmet tel quel, à ses descendants ; ensuite par l'intervention de l'homme, qui a ainsi fractionné en nombreuses races les diverses espèces domestiques ; enfin, et c'est le facteur principal, par l'action du milieu : sol, climat, altitude, chaleur, alimentation, etc. De ces trois modes, le premier et le second doivent être négligés, quand il s'agit de l'homme : le premier, parce qu'il est impossible d'en suivre les effets parmi l'enchevêtrement des générations ; le second, parce qu'il n'a jamais été appliqué, étant inapplicable. Reste le troisième, dont l'observation au moins superficielle est à la portée de tous. Qu'il y ait un rapport réel entre l'homme et son milieu, cela a été reconnu de tout temps. Comme les plantes, comme les animaux, et souvent par leur intermédiaire, puisqu'il en vit, l'homme est le fils de la terre. Il semble bien évident que, au bout d'un certain nombre d'années, et s'il n'y a eu qu'un faible apport de sang étranger, un groupe humain cantonné dans une région finit par former une race, c'est-à-dire, selon la définition un ensemble d'individus pourvus de caractères particuliers. Mais la question est de savoir si ces caractères acquis sont stables ; si, des membres de ce groupe se transportant dans un autre milieu, ils pourront se maintenir et se transmettre intacts. En d'autres termes, une race étant formée, si elle émigre, quel sera le plus fort : le milieu ou l'hérédité ? Mais on n'envisage ainsi que le cas où une race se transporte dans un milieu vierge ou peuplé par dès groupes humains inférieurs et peu dangereux pour la pureté du sang des émigrants : ainsi dans l'Amérique du Nord, où, sauf dans le Nord-Ouest, les premiers groupes européens, bien spécialisés, hollandais, français, anglais, espagnols, ne trouvèrent d'autres obstacles au développement de leurs caractères acquis que la nature même du nouveau milieu où ils allaient désormais évoluer. S'il s'agit du peuplement de l'Europe, aux époques de la conquête romaine et des invasions, il faut évidemment introduire dans la question un troisième élément, celui des croisements. Au lieu d'une race luttant contre un milieu nouveau, on aura : un mélange hétéroclite de races, donc sans fortes hérédités, non plus en état de lutte, mais en état d'adaptation. Dans le premier cas, celui du peuplement de l'Amérique du Nord, il pourrait y avoir quelques chances, si les groupes des immigrés restaient purs, pour que leurs caractères originaux pussent se maintenir ; dans le second, la victoire est à peu près assurée au milieu, au sol. En Amérique, chaque type européen resta longtemps assez net ; mais toutes sortes de races étant venues se mêler sur ce vaste territoire, la résistance héréditaire commença de s'affaiblir, il est visible aujourd'hui que le milieu est en train de vaincre. Le sol américain forme une race américaine dont les caractères physiques tendent à se rapprocher de ceux de la race indigène. Le même fait s'est produit en Gaule du premier au sixième siècle. Le mélange incohérent de toutes les races européennes et asiatiques qui avaient envahi cette région se trouva sans force pour réagir utilement, c'est-à-dire selon une direction unique, contre le milieu. Le sol fut assez facilement vainqueur et, avec le concours des siècles, il forma, de tous ces éléments disparates, une race nouvelle qu'il est parfaitement légitime d'appeler la race française. Sans doute elle comporte des nuances ; selon les régions, il s'est formé des sous-races. La variété des détails est infinie ; l'ensemble donne un tableau harmonieux et d'une incontestable unité de ton. En somme, la race est beaucoup, quand elle demeure dans le milieu où elle s'est formée ; elle est peu de chose quand elle change de milieu. La terre, qui est la nourrice de l'homme, est aussi sa maîtresse ; elle a toujours le dernier mot. pp. 34-38 1er mars [1905]. Res sacra Niger. L'administrateur colonial est sans pitié. Il est pareil aux enfants. Les uns se délectent à martyriser un chat, à lui crever les yeux, à le plonger dans l'eau bouillante ; l'autre étudie avec volupté l'effet de la dynamite sur la carcasse des nègres. Cela n'est ni spirituel, ni élégant ; c'est bête et même sale. Je pense qu'il faut être très dur, peut-être brutal, avec les Noirs, mais cruel et vulgairement, à quoi bon ? Si on les considère comme nuisibles, on les détruira systématiquement, comme ont fait les Anglais en Tasmanie, comme ils continuent de le faire en Australie. Si, au contraire, et cela semble le vrai point de vue dans les colonies tropicales, on tient le Nègre pour un indispensable instrument de travail, il faut le traiter avec un certain ménagement. On tentera même de l'initier aux pratiques les plus grossières de la civilisation européenne, afin d'augmenter ses besoins et de le contraindre moralement (telle est en effet la morale) au labeur. Cette contrainte morale semble assez difficile à exercer sur les Nègres du Congo, qui sont, à part quelques tribus, parmi les plus inintelligents de cette triste variété de primates. Beaucoup sont anthropophages. La vue d'un blanc fait sur eux le même effet que sur nous une belle dinde truffée à la vitrine d'un marchand de comestibles : ils pensent à la rôtissoire. L'administrateur colonial, souvent seul de sa couleur parmi ce peuple gourmand, songe également à la rôtissoire, et l'on comprend qu'il tâche, par quelques actes énergiques, de décourager les appétits. Ils se mangent entre eux, naturellement. Les parties de débauche dans l'Oubanghi, c'est, pour deux ou trois hommes, de s'emparer d'une femme et de la mettre à la broche. Un M. Dubois, gérant de la Société de Limpoko, blasé sur ces anecdotes, ne l'est pas sur la méchanceté des administrateurs. Un jour, raconte-t-il avec tristesse, j'avais surpris trois indigènes en train de faire rôtir une femme ; je les amenai à Bangui, où on les mit en prison ; trois semaines après, ils étaient morts de faim, « non sans avoir enduré un douloureux martyre ». Au lieu de dix épis de maïs, ration journalière normale, on ne leur en donnait que trois. Pauvres cannibales ! Je crois que M. Gentil, gouverneur du Congo, avait raison de vouloir cacher au public les actes des sieurs Gaud et Toqué. On va se mettre à les juger comme s'ils s'étaient passés à Saint-Denis ou à Bougival, et cela déconsidérera encore une colonie qui n'est pas très estimée, en même temps que les chrétiens négrophiles répéteront, la main sur la Bible, leur excellent calembour : Res sacra Niger. [1er mars 1905]. La Guerre et la marche vers l'ouest. Un journaliste, en train de se rendre célèbre à l'égal des Wolf et des Pessard, vient de trouver pourquoi les Russes se montrent en Mandchourie inférieurs aux Japonais. C'est, dit-il, que les Japonais s'avancent dans la direction normale, qui est de l'est à l'ouest, et que les Russes ont entrepris, en s'avançant vers l'est, de contrarier les lois de la nature. Cette illustre découverte, pas encore très ancienne, que toutes les migrations, tous les grands mouvements de l'humanité se font nécessairement vers l'ouest, intéressa un instant, il y a quelques années, même les gens sérieux ; mais je ne pense pas qu'à cette heure on lui donne la moindre importance. Les hommes, commme tous les autres animaux, se déplacent dans la direction où les pousse leur intérêt. Toutes les directions leur sont également bonnes, selon les circonstances. On a prétendu que les villes s'agrandissaient vers l'ouest, et Paris fut l'exemple choisi tout d'abord. Mais si l'on considère que le centre primitif de Paris fut Notre-Dame, on constatera facilement que le développement de la ville a été presque circulaire. Si, en ces dernières années, il y eut un mouvement mondain vers l'ouest, il y eut un mouvement industriel vers le nord ; cela se balance. Pour Londres, Westminter étant le centre primitif, le développement s'est fait surtout vers l'est et le nord-est. Les plans des grandes villes d'Europe donneraient les résultats les plus contradictoires. Une gare de chemin de fer bien située, la beauté d'un paysage, la direction d'un fleuve sont des motifs bien plus réels que la marche du soleil. Les guerres et les invasions peuvent à la fois confirmer et détruire la théorie, selon le choix que l'on en fait. Les Romains sont allés presque aussi loin dans tous les sens ; les conquêtes fugitives des Français s'opérèrent selon toutes les directions, l'occidentale exceptée, nécessairement. Si les entreprises coloniales de l'Espagne de la France, de l'Angleterre se dirigèrent vers l'ouest, c'est que l'ouest semblait la route naturelle menant aux richesses de l'Orient ; on croyait la Chine et l'Inde dans les parages de Chicago et de Saint-Louis. Quelle idée singulière que de croire que les races humaines tournent autour de la terre dans une ronde sans fin ! Mais elle est naïve, simple et claire, bien faite pour séduire, d'autant plus qu'on peut appuyer d'une quantité imposante de semblants de preuves. Si on voulait en faire une critique sérieuse, il faudrait d'abord se demander en quelles régions du monde l'homme a pu prendre naissance. Or, il semble bien que l'homme soit un animal tropical, sinon équatorial, puisque ces régions sont les seules où il puisse vivre normalement à l'état naturel, c'est-à-dire nu. Il n'a donc pu naître que dans les îles de la Sonde, l'Afrique ou l'Amérique centrales, et plus des trois quarts des terres habitables étant boréales, les premières grandes migrations ont eu lieu vers le nord. Ces conclusions, à la vérité, ne sont pas très rigoureuses, parce que l'équateur thermique s'est déplacé, parce que la température tropicale a régné sur les régions mêmes de l'Europe du Nord. Il reste que l'homme, animal migrateur, se déplace pour des motifs physiologiques et non astronomiques ou magnétiques. II va là où il y a manger, quand il est civilisé, là où il y a à gagner. pp. 40-42 [1er mars 1905]. Les Crimes des magistrats. En même temps qu'on n'arrive pas à découvrir les dépeceurs de la femme coupée en morceaux, et à demi rôtie (pour être mangée, peut-être ; bon au Congo, cela le serait-il moins à Paris), et que se révélait l'impuissance à réprimer les crimes adroits, une vieille histoire surgissait de meurtre judiciaire. Tous les journaux ont narré la noyade de cet ivrogne, et l'accusation de l'avoir jeté à l'eau, obtenue par les magistrats contre la femme et le beau-fils de la victime. Le cynisme du président rectifiant les dispositions [dépositions ?] dans le sens de l'accusation, l'aplomb cruel du procureur, tout a été dit. On a même révélé les noms de ces personnages. Que sont-ils devenus? Laissons-les : il y a prescription. Mais s'il est bon qu'il y ait une justice pour défendre la société contre les criminels, ne devrait-il pas y en avoir une autre pour défendre les bonnes gens contre la justice ? [1er mars 1905]. Le Mysticisme rationaliste. Un bienveillant correspondant m'a communiqué un morceau de prose universitaire vraiment très curieux. Cela est extrait d'une publication officielle ; cela semble quelque programme de dissertation à l'usage de quelques concours ; cela est signé : Ch. Seignobos ; cela est chrétien ; cela est piétiste ; cela est la révolte de l'intellectuel, étonné de se croire intelligent, contre la nature, la vie, la beauté, la noble liberté des instincts. Etant peu familier, je l'avoue, avec cette qualité de littérature, quand un spécimen m'en tombe sous les yeux, je demeure un peu suffoqué. C'est une faiblesse, sans doute. Des milliers de jeunes gens et de jeunes filles (ah ! bourreaux de femmes !) ont sucé ce lait aigre et n'en ont pas eu mal au cœur. Ils appellent cela, car ils sont poétiques, à leurs heures, « répondre à la voix de l'impératif catégorique ». Et ils répondent, leur bol de lait rance avalé, par des imprécations contre le lait pur. M. Seignobos, jadis poupon à la nourricerie kantienne, est de ceux-là ; il réprouve tout ce qui représente, pour l'homme, la liberté d'obéir à la nature humaine, et, par une sorte d'aberration vraiment pathologique, il appelle cela « la vérité scientifique ». M. Seignobos est un savant, en effet, un de ces savants extraordinaires qui jonglent, sans grâce d'ailleurs, avec la Bible et la Critique de la raison pratique. Après avoir baisé pieusement ces deux réceptacles précieux, ils leur font décrire, aux applaudissements de la jeunesse des Ecoles, le cercle prévu. « N'insistez pas, Messieurs, sinon je les avalerais, pour vous prouver que ce sont des ouvrages, non seulement inoffensifs, mais bienfaisants. » Cependant si, comme le dit l'éminent professeur dans son modèle d'écriture, l'homme n'est pas, par nature, rationaliste, mais au contraire mystique, M. Seignobos, phénomène incomparable, peut se proclamer à la fois homme naturel et homme antinaturel : c'est un rationaliste mystique. Voici, d'ailleurs, le morceau en question. Il ne manque pas d'un certain ragoût d'intellectualisme fanatique. On sent que le professeur tordrait volontiers le cou à tout ce qui est autoritaire, c'est-à-dire fort et conscient de sa force ; à tout ce qui est aristocrate, c'est-à-dire affiné et conscient de sa distinction ; à tout ce qui est mystique, c'est-à-dire capable de sensibilité, de sensualité, de sourire et d'abandon. Il faut une glose à ces langages. Toute société civilisée, dit Seignobos, est intéressée à avoir des directeurs d'hommes et des éducateurs instruits à comprendre les hommes et à se faire comprendre d'eux. Une société démocratique, libérale et rationnelle en a besoin plus que toute autre. L'homme n'est, par nature, ni libéral, ni démocrate, ni rationaliste ; il est autoritaire, aristocrate et mystique, parce qu'il est naturellement conservateur, porté à respecter les puissances, les croyances et les privilèges établis par la tradition. Un gouvernement absolu, des classes privilégiées, une religion traditionnelle, voilà le régime normal de l'humanité civilisée dans tous les pays et tous les siècles du passé, c'est encore le seul chez tous les peuples d'Orient. Un concours exceptionnel de hasards, réunis en une seule fois en un seul coin du monde, a conduit quelques peuples européens à établir le gouvernement représentatif, l'égalité légale, la liberté de penser. Mais cet arrangement contre nature ne se maintient que par un effort continu contre l'instinct. Les hommes qui ont à guider les citoyens d'aujourd'hui ou à préparer ceux de l'avenir ont besoin de connaître l'adversaire qu'ils devront combattre. Il leur faut avoir pris une conscience claire des instincts, des passions, des préjugés, des routines de l'humanité, pour pouvoir méthodiquement s'en affranchir eux-mêmes et en préserver les autres. Il leur faut avoir pris l'habitude da porter l'analyse et la critique rationnelles dans leurs sentiments les plus intimes, ceux qui regimbent le plus contre l'examen et sont les plus redoutables auxiliaires de la tradition contre la science. C'est la préparation nécessaire pour arriver à défendre la liberté contre le besoin naturel d'uniformité d'où naissent le despotisme et l'intolérance, la justice abstraite contre les égoïsmes individuels et collectifs, la vérité scientifique contre l'autorité et la tradition. Voilà ce qui légitime l'étude des lettres dans un pays démocratique. On est en train de faire des Français un peuple de fous. Grâce aux Seignobos, l'intoxication religieuse y fait des progrès tristes. Nous allons ressembler à l'Inde, où toute la vie est ordonnée, systématiquement, au rebours du bon sens et de la nature. Le vrai danger clérical est là, bien plus encore que dans les sacristies vermoulues et moisies, où les araignées filent déjà leurs toiles. pp. 43-47 15 mars [1905]. Le Simplon. Il ne semble pas que ce tunnel soit appelé à rendre à la France de bien grands services. Sans doute il raccourcira légèrement le trajet de Londres à Milan ; mais en même temps il raccourcira le trajet de Gênes à Londres : et c'est encore Marseille qui en souffrira. Anvers, Bruxelles et la Hollande continueront de passer par le Gothard, les chemins de fer français étant si mal ordonnés qu'on n'y peut même imaginer un trajet direct de Bruxelles à Dijon et à Lausanne. L'idée de faire partir de Paris toutes les grandes lignes de chemin de fer parut grande ; elle est petite. Les constructeurs n'eurent pas un instant l'idée que l'on pouvait vouloir traverser la France sans s'arrêter dans la « capitale ». Dès lors, pas de grands tracés de transit, pas de rubans filant insolemment des grands ports français vers les grands centres étrangers. L'unique but fut Paris. C'est un jeu d'aller de Bordeaux à Paris ; mais comment aller de Bordeaux à Bâle ? On passera par Paris, quoique cela double le trajet. Mais ces lignes mêmes qui se dirigent toutes vers Paris, elle sont souvent fort biscornues. La ligne de Paris au Havre se promène, avant d'arriver, de ville en ville, comme un petit chemin de fer local. Pour que le Simplon soit d'une pleine utilisation pour l'Angleterre, il faut une ligne directe d'Amiens à Chaumont et de Chaumont à Vallorbes ou à Genève par Gray, Labarre, Mouchard et Andelot. Pour la Hollande et la Belgique, on rejoindrait Chaumont à Bruxelles, par l'amélioration de la suite de petites lignes qui s'avance assez directement de Saint-Dizier à Maubeuge. Ce dernier tracé gênerait beaucoup le Gothard. Mais il sacrifie Paris et même certaines villes habituées à des anciens égards. Un autre avantage de cette concentration à Chaumont, c'est que de ce point on pourrait descendre tout droit sur Dijon (ligne à rectifier légèrement) et sur Lyon. Il ne resterait plus qu'à trouver le moyen d'aller d'Orange à Marseille sans faire ce long détour par Arles. Tel est peut-être le moyen de ramener vers Marseille une partie notable du transit anglais, hollandais et belge. Il est fort amusant, quoique sans doute fort chimérique, de tailler ainsi à travers le monde de nouvelles routes. C'est ainsi que voyagent ceux qui ne sont pas voyageurs. Après avoir épuisé tous les chemins connus, ils en imaginent de nouveaux. Rien ne les arrête, ni les montagnes les plus dures, ni les déserts les plus secs. Les chemins de fer, d'ailleurs, sont un des sujets de méditation les plus profitables pour un philosophe ; et une gare, le meilleur oratoire. Par les églises, on allait au ciel ; mais nous ne voulons plus aller au ciel, nous voulons rester sur la terre et y promener des rêves limités et des désirs précis. Les derniers livres de prières, les plus passionnants eucologes, sont édités par la maison Chaix. Quoique leur rusticité ne soit pas d'un goût très sûr, ils plaisent par je ne sais quel charme secret, pareils peut-être à ces hideux petits livrets de sorcellerie où des rustres naïfs cherchent encore le moyen de conquérir les cœurs. Il faut en avoir la collection ; c'est la véritable porte des rêves. Quelques-uns sont illustrés ; c'est à l'usage des naïfs. Quand on sait ce que l'on va voir, ce n'est presque plus la peine de se déranger. Construisons nous-mêmes les images de notre rêve. Il y a des manuels illustrés de Rome qui donnent envie d'aller à Meudon. Un des plus beaux résultats de la multiplicité des chemins de fer est d'engager les hommes doués de trop d'imagination à rester bonnement chez eux. Comment choisir parmi tant d'aventures possibles ? Pour n'en réaliser qu'une, il faudrait plusieurs mois. Il vaut mieux les effleurer toutes. L'art de vivre est peut-être l'art de ne pas trop insister. On a vu des géographes qui, après avoir décrit fort exactement un pays, entreprirent d'aller vérifier leur science. Ils revinrent navrés ; l'un d'eux mourut de chagrin. Leur vision réelle ne concordait nullement avec leur vision imaginative. Si M. Pierre Loti, doué tout à coup du génie de l'observation, allait faire un tour au Japon, de quel œil surpris ne lirait-il pas les souriantes fadaises qu'il rédigea sur ce pays sale, méchant, hypocrite et sanguinaire ? Tout le monde n'est pas capable de lire un paysage ; ni tout le monde, un livre. Tel, qui s'exalte aux visions égyptiennes de Flaubert, s'ennuierait désespérément sur les bords du Nil. Aimer la beauté des femmes et aimer la beauté des marbres, ce n'est pas la même chose. Il y a des hommes, il y en a un, tout au moins, qui, quoique bien capable de ces deux sentiments, se trouve presque mal, quand il entre dans cette morgue que figure la salle des sculptures au Luxembourg. Il y a là des cadavres charmants, d'une blancheur aiguë, auxquels il ne manque vraiment, comme dans le conte de Villiers, A s'y méprendre, que le robinet d'eau froide dont la douche discrète conserverait leur fraîcheur. Les uns vivent, les autres regardent la vie. Là aussi, il faut choisir, ou du moins instituer une certaine alternance. On ne peut pas écrire le roman que l'on est en train de vivre ; et l'on écrit toujours très inexactement celui qu'on a vécu. C'est pourquoi les hommes ayant un peu d'esprit sont-ils enclins à sourire, par instinct, dès qu'ils lisent sur la couverture de quelque volume nouveau quelque chose comme : « histoire vécue ». Les deux domaines sont nettement séparés. La vie est réalité et l'art est fiction. M. Elisée Reclus, qui ne voyagea guère, a rédigé une excellente Géographie universelle. Son prédécesseur, Malte-Brun, était fort sédentaire (1). La plupart des récits des explorateurs sont si confus qu'ils empêchent de voir ce qu'ils racontent. Il faut une expérience particulière de cette littérature pour en tirer des faits intéressants et précis. Les plus avisés n'écrivent pas eux-mêmes, remettent leurs notes à des arrangeurs et leurs croquis sont dramatisés avec soin par des dessinateurs qui n'évoluèrent jamais que de Montmartre à l'Odéon. Il est vrai que, depuis quelques années, la photographie est intervenue, et qu'elle se prétend la vérité même. Si cela était, nous serions devant une épreuve photographique dans la même position que devant la nature. Mais cela n'est pas. Nos yeux, si nous restons deux minutes dans la contemplation d'un paysage, ont recueilli, en ce bref espace de temps, plusieurs milliers de clichés photographiques. Ces clichés entrent dans le cerveau, quelques-uns s'y fixent, restant à notre disposition, prêts à se réveiller à la sommation d'une image voisine ou d'une parole ; ceux-mêmes dont il semble que nous n'ayons gardé aucun souvenir viendront à l'improviste surgir devant notre appareil visuel intérieur. Avec tant d'éléments, il ne peut se former en nous d'images définitives ; toutes les couleurs s'y jouent successivement et tous les éclairages ; il en résulte, non pas une épreuve fixe, mais la possibilité d'une série d'épreuves toutes différentes, selon le moment où notre souvenir les tire de l'obscurité de la subconscience. L'image photographique, au contraire, est unique. Elle représente un moment immuable. Elle est morte. Elle est pire : elle est fausse, à moins qu'il ne s'agisse d'objets rigides et qu'on ne lui demande que des figures linéaires. Le cinématographe a beaucoup amélioré les conditions d'exactitude de la photographie, pour certains mouvements, mais j'ignore jusqu'à quel point il mérite créance. Rien, en définitive, ni ne remplace l'œil, ni ne supplée à l'imagination. Le meilleur portrait sera toujours celui d'un portraitiste, et non celui d'un appareil mécanique. Et pareillement (ou à peu près) !e plus beau récit de voyage sera celui que l'écrivain n'aura pas fait lui-même. Les pages les plus pittoresques, et devenues les plus populaires parmi les lettrés, du Voyage en Amérique, Chateaubriand les a rédigées d'après les anciennes chroniques de Charlevoix et autres naïfs explorateurs. Il n'a pas vu ce Mississipi d'avant la civilisation dont il a fait un si beau portrait et le plus vrai probablement. Comme il semble y avoir là une contradiction avec ce principe que la base du style est la vision directe des choses, il faut quelques explications. La vision directe amène dans le cerveau, des quantités de petits clichés avec lesquels, comme avec autant de documents, l'écrivain, le moment venu, reconstruira le tableau qu'il a vu réellement, ou ordonnera, un tableau imaginaire. Imaginaire, ce tableau sera cependant composé d'éléments réels et originaux ; sa vérité sera une question de talent. Le mécanisme de la vision indirecte est beaucoup plus obscur. Je ne puis, du moins pour ma part, l'expliquer physiologiquement. Voici comment il faut le comprendre. Un écrivain voit un tableau, l'observe, le scrute : le lendemain, en faisant appel au souvenir, il peut le décrire, avec des mots, fort exactement. Un peintre lit dans Salammbô le combat des éléphants. Il en est très frappé. Le lendemain, il a oublié le texte, mais il est en possession d'une transcription picturale de ce texte : il peut en tirer un tableau. Supposons maintenant que ce peintre n'ait pas appris la peinture, mais qu'il ait le goût d'écrire : au lieu de réaliser avec de la couleur la vision que lui suggéra la prose de Flaubert, il la transposera en une prose nouvelle. Les visions de Flaubert, il est inutile de les récrire mais les récits maladroits d'un témoin consciencieux sont des thèmes ou des toiles sur lesquels il est permis de broder. Dans une tête à imagination les descriptions se transforment à mesure en visions. Pour elles nul besoin que le texte soit illustré. Au contraire, la gravure, par ses limites, arrête l'essor de l'imagination et trouble sa logique. Elle n'est utile que pour des scènes ou des objets absolument nouveaux et dont il est difficile de se faire dans l'esprit une représentation plastique. Les images multipliées ont aussi le défaut d'engendrer la paresse intellectuelle. Les voyages multipliés doivent avoir un effet analogue. Il n'est rien de tel que les voyageurs constants pour n'avoir à conter que des banalités. Comment est-ce fait, Singapour ? demandais-je avidement à un voyageur qui revenait, ayant vécu dans cette ville prodigieuse. C'est assez bien, me répondit-il ; il y a pas mal de maisons bâties à l'européenne. Là où je cherchais l'image d'une cosmopolis jaune, il avait trouvé Levallois-Perret. Tels sont les voyageurs. C'est pour eux qu'on vient de percer le Simplon. pp. 47-55 1er avril [1905]. La Position des Russes. Présentement, la position des Russes en Mandchourie est très mauvaise, et, quoi qu'il arrive, elle ne sera jamais très bonne. La pénurie d'argent peut arrêter les Japonais; mais ils sont si avancés qu'ils n'ont guère plus besoin d'avancer. Le terrain qu'ils ont conquis leur reste ; ils en feront ce qu'il leur plaît, soit qu'ils le rétrocèdent tout entier à la Chine, en échange d'avantages commerciaux et de facilités de propagande. En tout cas, le contact des Japonais et des Chinois va devenir très intime : le célèbre péril jaune, qui ne fut longtemps qu'un spectre, va devenir un soldat très réel armé d'un excellent fusil à magasin. Contre les Japonais, secondés cette fois par les Chinois, la Russie ne prévaudra plus jamais elle ne reprendra pas Port-Arthur ; elle perdra peut-être Vladivostok. Si cela est fâcheux ou non pour l'Europe, là n'est pas la question. C'est un fait, et sinon certain, du moins tellement probable que l'on pourrait dès maintenant construire dessus plusieurs tomes d'histoires futures. Une nouvelle force a surgi dans le monde ; elle y veut sa place et elle l'aura. Cette force d'ailleurs se classera peu à peu, peut-être s'engourdira, comme la force ottomane. On ne peut refuser aux Jaunes ce que l'on a concédé, non sans batailles, il est vrai, aux Turcs. Une nation qui peut fournir une armée d'un demi-million d'hommes et un général capable de la mener à la victoire, même si on ne l'aime pas, il faut la craindre ; et la crainte est le commencement de l'estime. La position russe étant des plus mauvaises, celle de la France, qui a persévéré dans cette alliance, d'une valeur maintenant bien diminuée, se trouve atteinte nécessairement. Si un accès d'agressivité prenait nos voisins, nous nous trouverions tout aussi isolés qu'en 1870, avec une armée plus nombreuse et mieux pourvue, sans doute, mais d'un entrain médiocre. Je ne sais si la marine a été aussi ravagée qu'on l'a dit par M. Pelletan. En tout cas, sa puissance a été loin d'augmenter depuis quelques années. Nous verrons peut-être des jours terribles. Le pacifisme est un état d'esprit contre lequel il n'y a pas d'objections philosophiques. Tout le monde désire la paix, comme tout le monde désire le beau temps. Ni le beau temps ni la paix ne sont sous la direction de notre volonté. Qui était plus pacifique et plus pacifiste que le tzar, que l'inventeur de la conférence de La Haye ? Ses délégués s'y rencontrèrent avec ceux du Mikado... pp. 55-56 [1er avril 1905]. L'Amour et le Code. On s'est beaucoup diverti de la proposition, de M. Paul Hervieu, lequel, parmi les obligations conjugales, voudrait voir figurer l'amour. Il y a de quoi. C'est un admirable exemple de cet idéalisme verbal dans lequel j'ai prédit, il y a quinze ans, que finirait par s'évanouir l'intelligence. Je me suis retiré à temps, je n'ai pas fait naufrage et je contemple avec une certaine ironie ceux de mes contemporains qui sont en train de se noyer dans l'abstraction. On dirait que, pour certains esprits, la chose existe dès qu'on prononce le mot. Commandons l'amour, se disent-ils, et l'amour viendra comme le petit chat quand sa maîtresse lui dit : Minet, minet. Les mots, hors du raisonnement abstrait, qui est un jeu démodé, n'ont de valeur que par ce qu'ils contiennent de réalité ; et plus ils sont précis, plus ils serrent un fragment de réalité, plus ils ont de valeur. Or le mot amour, employé tout seul, est un mot vide ; c'est un coffret que chacun remplit à sa guise, mais qu'il ne remplit pas à sa volonté. On peut aimer son amour, le cultiver, le choyer, lorsqu'il est né ; on ne peut le faire naître. Mais qu'a voulu dire au juste M. Paul Hervieu ? S'agit-il de l'amour physique, de ce que la théologie morale appelle le debitum conjugale ? Son idée, en ce cas, serait, nette et claire; mais il fallait écrire franchement, comme Thomas d'Aquin et Alphonse de Liguori : le devoir conjugal. On sait ce que c'est. On sait aussi que c'est un acte qui, étant promu à la dignité de devoir, n'est pas toujours très agréable à accomplir. Une femme a le droit d'exiger de son mari le devoir conjugal, et réciproquement; mais si la femme peut toujours répondre à la sommation, l'homme est plus capricieux. Les théologiens sont donc entrés dans le détail et ils nous ont laissé des scènes théoriques d'alcôve assez piquantes. Si donc M. Paul Hervieu a entendu l'obligation de l'acte procréatoire, son idée n'est pas ridicule, puisqu'il s'agit d'un fait qui, quoique difficilement vérifiable, ne laisse pas cependant que de produire parfois des fruits fort visibles. Cela donnerait même à de vieux magistrats l'occasion d'intéressants commentaires sur cet article du code ainsi renouvelé. Le Dalloz se pourrait augmenter d'un tome d'une vente rémunératrice. Si au contraire il s'agit de la passion, de la tendresse, de tout ce qui n'est pas l'amour physique et sans quoi cependant l'amour physique est bien diminué, l'intervention de M Paul Hervieu est absurde. Cependant, peut-être a-t-il voulu fournir aux conjoints un nouveau cas de divorce ? Mais la preuve, qui la fournira ? La sagesse du Code, en ces matières, a été de n'éditer que des obligations vérifiables et pour ainsi dire comptables. La fidélité ne se constate pas, mais l'infidélité finit toujours par se découvrir, et la sanction est possible. Il en est de même de l'assistance et de cette sorte d'obéissance, visée par le législateur et qui ne porte que sur des actes légalement constatables. Il y a fort peu de métaphysique dans le code ; il est inutile d'en ajouter. Guyau avait l'idée d'une morale sans obligation ni sanction. L'idéalisme verbal aboutit à promulguer des lois dépourvues de sanction, et c'est un jeu bien inutile et un assez pénible spectacle. pp. 57-59 [1er avril 1905]. L'Evangile et la Déclaration des droits de l'homme. M. Buisson, l'un des représentants les plus autorisés de la théologie politique, a fini par l'avouer. La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, a-t-il proféré en une décente conférence, n'est qu'une version laïque de l'Evangile, où le mot âme a été remplacé par le mot homme. La formule est parfaite ; elle contient, en ses quelques paroles, la meilleure critique que l'on puisse faire de cette déclaration fameuse. Les constituants, en effet, traitèrent de l'homme à peu près comme les théologiens traitent de l'âme. Il s'agit d'un homme sans étendue, sans épaisseur, sans poids, sans lien avec la terre, de l'homme abstrait, de l'âme. C'est en ce sens qu'ils ont pu dire : tous les hommes sont égaux. Suivons le conseil de M. Buisson, aussi éminent chrétien qu'éminent républicain ; remplaçons le mot homme par le mot âme et nous avons l'aphorisme chrétien qui est la base même de la morale chrétienne. C'est à force d'avoir entendu dire par leur curé que toutes les âmes étaient égales devant Dieu, qui désirait également qu'elles fussent toutes sauvées, que les Français, très accessibles à la logique, entreprirent de laïciser cette vérité et quelques autres qui en découlaient naturellement. Il y aurait un joli travail à faire sur ce sujet. On prendrait les évangiles, les œuvres des premiers écrivains chrétiens les plus démocratiques, et on y trouverait, par les changements de l'âme en l'homme, de Dieu en loi, etc., toutes les déclamations républicaines et socialistes. Julien avait raison. C'est le Galiléen qui a vaincu. Nous vivons en plein sous son règne, ce qui n'empêche pas quelques aveugles de se lamenter sur ce que l'on entreprend de déchristianiser la France. M. Buisson sait mieux que personne combien ce reproche est injuste. La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, « cette version laïque de l'Evangile », est affichée dans toutes les écoles, toutes les mairies, peut-être dans les gares : que veut-on de plus ? Jamais, même au temps de saint Louis, la France n'avait été aussi dominée par l'esprit chrétien. pp. 59-61 [1er avril 1905]. Un personnage du « Bourgeois Gentilhomme ». Aucun de nos contemporains n'est plus vivant que Molière : aucun n'est si parfaitement de tous les jours, de tous les instants. M. A. Brisson nous informe, dans le Temps, qu'il a découvert un nouveau baryton d'une grande extension vocale. Cet artiste, qui est un Russe, s'exprime ainsi : Notre art, l'art de l'acteur et du chanteur, est le plus beau de tous les arts, car tous les arts y concourent, la peinture, la musique, la sculpture, la poésie ; et les sciences aussi : la philosophie, l'histoire. Avant de jouer le Mefistofele de Boïto, j'ai lu Gœthe, Byron, Schopenhauer, Nietzsche, et le dernier acte se déroulant en Grèce, j'ai lu Dante, Homère, Virgile... Et tout cela, moins les noms propres, est dans le Bourgeois gentilhomme : Le maître à danser. Je lui soutiens que la danse est une science à laquelle on ne peut faire assez d'honneur. Le maître de musique. Et moi, que la musique en est une que tous les siècles ont révérée. Le maître d'armes. Et moi, je leur soutiens à tous deux que la science de tirer les armes est la plus belle et la plus nécessaire de toutes les sciences. Si Molière, qui ne le pouvait, vu sa profession, avait introduit un professeur de déclamation dramatique dans sa comédie, il lui aurait fait parler le langage ingénu de ce baryton : « Et moi, je leur soutiens que notre art, l'art de l'acteur et du chanteur, est le plus beau de tous les arts... » pp. 61-62 [1er avril 1905]. Le monument Syveton. Sur l'initiative de M. François Coppée, on se remue autour d'un projet de monument qui glorifierait feu M. Syveton. M. Jules Lemaître a souscrit pour cent francs et la Compagnie du gaz, pour dix mille francs. p. 62 15 avril [1905]. La Séparation de l'Eglise et de l'Etat. On va, dit-on, prononcer, par consentement d'un seul, le divorce de ces deux puissances. Cela fait qu'à la Chambre on débite force discours théologiques. On se croirait au concile de Trente. Cela intéresse beaucoup les protestants, dont l'intellect entre en érection dès qu'ils entendent parler de la liberté de conscience ; mais les autres y trouvent plutôt des causes de frigidité. Pour y prendre quelque goût, ils sont obligés d'écarter le point de vue religieux, qui est secondaire, et de considérer la question sous ses aspects vrais, qui sont : l'aspect politique, l'aspect financier, l'aspect commercial, l'aspect artistique ou pittoresque. L'Eglise étant une puissance, il est très utile à l'Etat de la pouvoir dominer. Le concordat lui en donne le moyen. Pour vaincre l'ancienne noblesse, Napoléon avait imaginé de l'enrôler dans sa domesticité. Pour mater l'Eglise, qu'il reconstituait en France, il mua les ecclésiastiques en fonctionnaires. Il considérait le clergé comme l'appoint de la gendarmerie. Les prêtres ont longtemps joué ce rôle très utilement. Maintenant que leur crédit a diminué en certaines régions, et peut-être partout, cette fonction s'est amoindrie : elle est encore appréciable, et il n'est pas un curé, parmi les plus humbles, qui n'ait prévenu quelque crime et beaucoup d'infractions sociales. Cette utilité a son revers, une influence générale selon des tendances communément appelées rétrogrades ou réactionnaires, et c'est pour cela même, si l'on adopte les idées les plus modérées de la théorie étatiste, qu'il est bon que le gouvernement garde sur le clergé une prise certaine. Une confiance décidée dans les bienfaits de la liberté à l'infini ferait au contraire accepter avec plaisir une séparation réelle, qui pourrait même n'être qu'un prélude. Après l'Eglise, on arracherait à la tutelle bureaucratique l'instruction publique les beaux-arts, l'agriculture, les postes, plusieurs autres administrations, sans compter les tabacs et les allumettes, et peu à peu l'Etat se trouverait réduit à son vrai rôle, celui de grand juge de paix. Mais la séparation que l'on projette ne semble pas, au point de vue politique, pouvoir être examinée sous cet aspect. Elle sera verbale, plutôt que réelle, et les prêtres, cessant d'être surveillés comme fonctionnaires, le seront ainsi que des sortes de malfaiteurs d'un ordre tout particulier. Cela n'est pas très intelligent. Quand on se trouve en présence d'une force utilisable, il vaut mieux que la détruire la capter à son profit. Si on parvenait à la détruire, ce serait au moins une solution ; y parviendra-t-on ? Beaucoup d'esprits sages en doutent sérieusement. S'ils n'en doutaient pas, d'ailleurs, seraient-ils sages ? On connaît l'heureux principe de Machiavel, qu'il faut tuer son ennemi, et non pas le blesser seulement, un ennemi blessé étant un ennemi décuplé. S'il y a dans l'Eglise d'aujourd'hui une hostilité sourde contre l'Etat tel qu'il est, on la verra, après la blessure, s'avouer et s'exaspérer. Au point de vue financier, les charges de l'Etat seront fort peu diminuées. Sensiblement les mêmes pendant quelques années, elles seront maintenues à un niveau élevé par la mendicité des députés, jusqu'aux plus radicaux, qui trouveront mille prétextes, pour le besoin électoral, à tirer des ministères de secrètes subventions. Ensuite si le curé, trop appauvri, ne fait plus l'aumône, la misère retombera toute à la charge des communes. L'aspect commercial est important. Dans les petites communes, et il y en a trente mille en France, où, faute de ressources, un curé ne pourrait plus résider, l'humble commerce local en souffrirait singulièrement. L'église est un centre ; près d'elle, le dimanche matin, un petit marché s'organise. Cela survivra-t-il à la fermeture de l'église ? On ne le croit pas. Je ne parle pas des grandes industries ecclésiastiques, industries qui touchent à l'art par bien des côtés. Il peut y avoir là une perte immense, qui ne sera compensée par rien. Reste l'aspect pittoresque. Le clocher est un des éléments les plus originaux des paysages de France. C'est aussi un phare. Qui aperçoit un clocher, égaré dans la campagne, est sauvé. La plupart des communes rurales se composent de hameaux ou groupes de maisons inégalement réparties sur un territoire assez vaste souvent. L'un de ces hameaux, et ce n'est pas toujours le plus populeux, possède le clocher. Là est le centre ; là donc aussi la mairie, et aussi l'école, et le débit, et le bureau de tabac, et la boîte aux lettres. Le clocher disparu, la commune disparaît. On la cherche en vain. Il arrivera aussi que si l'église est détruite ou détournée de sa destination, les autres hameaux ne voudront plus être subordonnés. On verra de petites guerres. Il y aura des heures émouvantes, c'est quand du résultat d'un scrutin municipal dépendra la vie ou la mort du clocher qui pendant des siècles contempla les moissons. Une voix de plus et on démolira la flèche, qui coûte bien cher d'entretien. La nef sera louée à ce riche fermier, qui a besoin d'une grange. Peut-être aussi n'y aura-t-il rien de changé, ou du moins si peu de chose que cela ne sera qu'une crise dans l'évolution qui entraîne toutes choses vers la mort. On peut, en tout cas, craindre, pour une des prochaines années, une réaction terrible des opprimés. Mais cela, c'est la guerre. A chacun son tour. Il n'y a pas plus de vérité en politique qu'en philosophie. Une suite d'apparences nous émeut, ou parfois nous étreint le cœur ; chacune est contradictoire. Le progrès d'aujourd'hui sera la reculade de demain. On sait qu'une innovation a été un progrès, quand elle s'est imposée aux usages, aux besoins, quand elle est devenue une habitude. Mais cette habitude même devient quelque jour un fardeau. Les socialistes et les radicaux de l'an 3o5 étaient ardemment chrétiens ; le noble et fécond paganisme ne leur inspirait que dégoût. La religion qui remplacera peut-être en France le catholicisme sera façonnée à la mesure de la nouvelle bassesse des âmes. Plus tard, elle paraîtra grande, parce qu'elle aura vaincu. Rien n'est définitif. L'aiguille tourne infatigable autour du cadran ; le peuple, de temps en temps, se pend à la chaîne de l'horloge et remonte les poids. Heureux les hommes qui ont assisté à quelque intermède pittoresque, qui ont vu Fouché devenir duc d'Otrante et protéger Louis XVIII. M. Jaurès sera-t-il chambellan ? Verra-t-on les délateurs d'aujourd'hui dénoncer ceux qui ne vont pas à la messe ? Tout cela n'est qu'un amusement d'imagination et ne sera jamais, même réalisé en plein, qu'un amusement historique. Les hommes politiques d'aujourd'hui semblent trop médiocres pour jamais nous donner le spectacle curieux des revirements brusques. Leurs persécutions aussi sont, timorées comme leurs âmes. Et ceux qui. font profession d'aimer la liberté ne l'aiment qu'à demi. Ils font un choix. Ils réprouvent certains excès, laissant ainsi dans leurs lois un ferment d'arbitraire. Mais il en sera toujours de même : le législateur est un tyran inconscient qui croit avoir fait son devoir quand il a satisfait à ses préjugés. Ce qui engage tant d'hommes présentement à vouloir la séparation de l'Eglise et de l'Etat, c'est ce motif : que la religion n'est pas vraie et que l'Etat se déshonore en subventionnant une imposture. L'argument n'est pas sans force théologique ; il est aussi très propre à égayer les gens sérieux. Le peuple est idéaliste. Il le faut être pour lui plaire. Le christianisme s'est soutenu, en répétant : Je suis la vérité. A tout autre secte qui tiendra le même langage, le peuple, inquiet, prêtera l'oreille. Voilà où nous en sommes, après plus d'un siècle de science expérimentale. pp. 63-68 1er mai [1905]. Le Tourbillon de la Mort. Je ne sais pas très bien en quoi consistait cet exercice. C'était je pense, une sorte de saut périlleux exécuté par une automobile. Dans cette mécanique, on attachait une jeune femme. Un jour, la violence du choc, jointe au manque d'air provoqué par la rapidité de l'évolution, a déterminé une congestion, et la dame est arrivée au but, à peu près morte. Voilà des jeux charmants, bien esthétiques, bien intelligents, et qui donnent une idée aimable d'un certain public et des industriels qui, pour ce public, organisent ces ingénieuses folies. On a vu de tout temps dans les cirques, ou sur le tapis des baladins de plein air, des exercices qui semblaient dangereux, mais qui n'étaient que des trucs. Aujourd'hui il faut le vrai péril; il faut que l'on puisse, en toute vraisemblance, promettre la mort. La promesse a été tenue. Les spectateurs n'ont pas été volés : le tenancier de cette roulette est un honnête homme. p. 69 [1er mai 1905]. Les Grèves. Il y a eu de très belles grèves, ces temps derniers. Tous les pays ont été atteints, l'Allemagne comme l'Italie, l'Amérique comme la France. Les ouvriers sont décidément en train d'établir leur souveraineté. Quand ils seront mieux organisés, que leur armée reconnaîtra quelques chefs intelligents et pratiques, ils se trouveront, un beau matin, les maîtres du monde. Il est déjà en leur pouvoir de faire régner la disette, de faire monter le prix de telle catégorie d'objets, si haut qu'elle devient inabordable, de réduire à néant l'invention des chemins de fer, des bateaux à vapeur, de la poste. S'il plaît demain à un syndicat, nous n'aurons pas de journaux, ou pas de lumière, ou pas de pain. En Italie, les trains marchent selon qu'il plaît aux ouvriers des chemins de fer. En France, les bateaux sont devenus à peu près la propriété des déchargeurs. L'Algérie, l'an dernier, a jeté au fumier, faute de bateaux, pour plusieurs millions de francs de primeurs. La cause de ces grèves est presque toujours une question de salaires. Mais plus les salaires augmentent et plus les syndicats de grève peuvent augmenter les cotisations, et ainsi une grève qui réussit est le point de départ certain et presque fatal d'une grève future. Le temps vient où les affaires et les services publics ne marcheront que par intermittence. Sans doute les ouvriers croient, par ce système, hâter une transformation de la société. Ils sont presque tous collectivistes, sans savoir bien exactement (ni moi non plus) ce que veut dire ce mot ni surtout quelle serait sa valeur pratique. Ce qui les enchante, c'est que, dans ce système, croient-ils, tout le monde travaillerait également et recevrait des salaires égaux. Le monde ne serait plus qu'un vaste atelier ou un vaste assemblage d'ateliers divers qui échangeraient entre eux leurs produits. Mais je n'insiste pas sur le mécanisme d'une organisation dont le chimérisme est évident et qui, en tout cas, ne pourrait être imposée que par la force, et ne durerait que parallèlement à la force qui l'aurait imposée. Un fait semble presque certain, c'est que nous marchons, comme l'a indiqué un théoricien du socialisme, vers la dictature de la classe ouvrière. Qu'en résultera-t-il pour la civilisation, et cette dictature sera-t-elle pire que la dictature de la classe bourgeoise, que nous subissons, avec quelques rémissions, depuis plus de cent ans ? Elle sera probablement d'un genre assez différent. Les nouveaux maîtres, d'abord, feindront de s'intéresser à la science, aux arts, aux lettres. Mais on ne s'improvise pas amateur désintéressé et il est probable qu'une profonde indifférence succédera bientôt à ce zèle premier. La conséquence sera une stagnation intellectuelle comparable à celle qui pesa sur Europe pendant les premiers siècles du moyen âge. Puis des lueurs paraîtront... Mais voilà que je prédis l'avenir ! je me tais pour rêver aux scènes magnifiques de Limoges : ces pillages, ces barricades, ces pluies de pierres, l'anecdote de cet automobile renversé (1) et qui a pris feu, et tout ce qui se devine de violence et de hurlements, ces morts, ces blessés sanglants. Ce pauvre M. Labussière, qui avait protégé les premiers actes de la tragédie, en a donné, de désespoir, sa démission de régisseur. Je ne suis nullement l'ennemi de tels mouvement révolutionnaires, en ce sens que je ne suis pas l'ennemi de la logique. La bourgeoisie idéaliste a posé des principes : le peuple en tire les conséquences. N'y a-t-il pas assez longtemps que le mot Egalité, écrit partout, le raille ironiquement ? Quelle égalité réelle y a-t-il entre le riche M. Labussière et le pauvre ouvrier limousin qui gagne trois ou quatre francs par jour ? Quelle égalité entre sa vie confortable et le triste labeur des porcelainiers ? Je crois que les Labussière seront pendus les premiers, parce que le peuple les a sous la main, les connaît et connaît le désaccord qu'ils mettent entre leur vie et leur langage. Les temps semblent révolus où on calmait le peuple, comme un enfant, en lui promettant la lune. C'est à peine si le boniment électoral prend encore un peu aux champs. Dans les villes, c'est fini. Il faudra bientôt que le député, s'il veut garder quelque prestige et sa place, se mette à la tête des bandes révolutionnaires et donne le signal du pillage. C'est la logique même. On y viendra. (1) A cet époque le mot automobile est masculin [note des Amateurs]. pp. 69-73 [1er mai 1905]. Idées belges. Les Belges viennent d'avoir coup sur coup deux idées. La première fut la suppression de l'absinthe ; la seconde l'interdiction du travail dominical. L'absinthe : il s'agit de l'absinthe belge. C'est de la théorie, ils se sont amusés, là-bas, à défendre une boisson qui serait, pour les Parisiens, quelque chose comme le genièvre. C'est de la vertu à bon marché, de la vertu hygiénique, car il y a dorénavant une vertu de ce nom, et qui se range à côté de différents ustensiles de ménage, non moins hygiéniques. Des hygiénistes (il y en a de toutes les couleurs) ont aussi proposé en France des mesures analogues, et ils les réaliseraient, si le pouvoir, par quelque hasard sinistre, tombait en leurs mains. La haine de la liberté exalte autant d'esprits, maintenant, qu'en exalta, à certaines époques, l'amour de la liberté. C'est un curieux renversement. Bien curieuse aussi la loi sur l'observation du repos dominical émise dans le même pays, en l'honneur, sans doute, du Moïse cornu. Si une telle loi eut son utilité, au temps où les Hébreux erraient dans le désert, comme les Bédouins, leurs fîls, c'est aux historiens de le dire. Jetée dans la civilisation moderne, c'est une insulte à la vie même. Les Anglais, longtemps intoxiqués par la Bible, ont commencé de revomir ce poison. Le célèbre dimanche anglais est en train de devenir une légende. Il sera remplacé par le dimanche belge. Ce n'est pas une invective contre la Belgique. Notre tour viendra, et nous aurons le dimanche français. Boutiques fermées, tramways morts, trains arrêtés, cafés clos : un troupeau triste s'écoulera le long des rues et des routes. Le dimanche, si fâcheux à Paris pour bien des personnes, offre au peuple et même à certains riches qui travaillent, des joies. Les fils de la Bible s'en offusquent. Leur rêve est le dimanche cellulaire. Leur dieu, ce jour-là, disent leurs livres, s'est retiré dans son cabinet, tout somnolent d'avoir créé un monde si beau et si bien ordonné : il faut suivre son exemple. La Bible, ce code apocryphe de quelques peuplades asiatiques, telle est toujours la loi des fanatiques et la loi des simples. Certains feignent de songer aux intérêts des travailleurs, lesquels ont besoin de repos. Hypocrisie : les travailleurs ne demandent pas à se reposer dans un désert ; ils demandent à se reposer dans la vie, à se reposer en vivant, un jour par semaine, la vie telle qu'elle est, telle que la civilisation l'a faite. Pourquoi des lois ? La loi est le synonyme de la tyrannie. Laissez s'établir les usages, laissez les mœurs régler les heures. Laissez la liberté s'organiser elle-même. pp. 73-75 [1er mai 1905]. Bêtise des fêtes. Pour être roi, et d'Espagne, on n'en a pas moins, je pense, quand on voyage, le désir de voir les pays tels qu'ils sont et non en mascarade. Or, pour honorer Alphonse XIII, les comités ont décidé « de transporter Madrid en pleine avenue de l'Opéra ». On y verra, en carton, tous les principaux monuments de Madrid, et ainsi, continue le Comité, « le roi pourra toujours se croire en Espagne ». Pauvre roi, lui qui avait peut-être bâti des châteaux en France ! p. 75 15 mai [1905]. La Pénétration pacifique. Ce fut une idée bien ingénieuse, morte, hélas ! avant d'avoir servi. Ne vous troublez pas, disaient au sultan du Maroc les pacifistes. Nous ne venons pas vers vous avec des soldats, des fusils, des canons ; vous n'avez à craindre ni les massacres, ni les pillages, ni aucun des maux de la guerre. Nous ne pratiquons pas le vol à main armée : nous sommes des pacifistes. Nos procédés, Sultan, sont honnêtes ; ils sont insinuants. Certes, nous prendrons ton Maroc et telle est bien notre volonté, mais nous opérerons avec tant de légèreté que tu ne t'apercevras de rien, avant le coup suprême. Nous y mettrons dix ans, vingt ans, et plus, s'il le faut, mais l'humanitarisme sera sauf, et sauve l'hypocrisie. Sur quoi le sultan, qui était impuissant contre la force, a fait signe à l'Allemagne. Peut-être aussi qu' une politique si basse l'a révolté. Un duel, un semblant de duel même, sauvant sa dignité, lui eût permis de dire loyalement, comme le bey de Tunis : je cède. Mais que répondre à des propositions à la fois malhonnêtes et maladroites ? La pénétration pacifique se peut comprendre, s'il s'agit d'un pays sur lequel on a des droits incontestés et que nul, surtout, n'a intérêt à contester. Dès qu'un conflit est possible, il faut prendre les devants et allonger la main. Ainsi ont toujours opéré les Anglais. Ainsi avons-nous opéré nous-mêmes au temps de Jules Ferry, pendant la seule belle période que la France ait connue depuis 1870. Avec la pénétration pacifique, Madagascar nous échappait nécessairement. Les indigènes ayant le temps de se retourner, en appelaient aux Anglais. Dans la question du Maroc, les Allemands auront le dessus, cela n'est pas douteux, pour plusieurs raisons dont la meilleure est que, s'ils craignent la guerre, ils la craignent moins que le gouvernement de la république. Heureuse ou malheureuse, une guerre continentale serait la fin du régime actuel. Mais résisterait-il même jusqu'aux premiers engagements, cela est assez douteux. Ceux qui identifient la France et la République sont très sages d'identifier également la République et la paix. Les seuls vrais et logiques républicains sont les pacifistes, qu'ils soient des pacifistes hargneux, comme M. Hervé, ou des pacifistes douceâtres, comme Passy. La seule guerre à laquelle nous semblons propres, désormais, c'est la guerre civile ; cela a toujours été notre triomphe, d'ailleurs. pp. 75-76 L'Apothéose de Gambetta. On la croyait finie, elle recommence toujours. Les héritiers du grand homme ne se lassent pas d'avouer leur étonnement qu'il y ait eu depuis trente ans, en France, un politicien estimable et intelligent. Alors on en a mis partout : en bronze, en marbre, en terre cuite, en savon, en chocolat. Les rues abondent et les avenues, et les boulevards, et les places, qui lui sont dédiées. On voit, en des villages, ce nom qualifier des venelles impavées, bordées d'agréables buissons où se tord la viorne rebelle. C'est la vraie gloire et, paradoxe, elle lui est venue pour des actes qui l'avaient tout d'abord fait qualifier de « fou furieux ». M. de Girardin appelait le temps de règne de Gambetta, « la dictature de l'incapacité », et il y a bien du vrai dans ce mot cruel. Bonne volonté, activité, désir sincère d'accomplir de grandes choses ; et, comme résultat : la paix la plus honteuse que la France ait jamais subie. Il n'y a pas à se demander si le résultat répond à l'effort. Il en est la négation même. Le gouvernement de la défense nationale aurait passé son temps à jouer au whist ou au billard (ce qui était plutôt dans ses mœurs), qu'il n'aurait pu, finalement, élaborer de pires conventions. Il semble assez vraisemblable que les exigences de Bismarck ont augmenté à mesure que croissait le nombre des victoires allemandes et aussi le chiffre des dépenses de guerre. Il demanda plus après Paris qu'il n'eût demandé après Sedan. Peut-être aurait-il été sage, l'empire tombé, d'organiser des armées, afin d'avoir, dans la discussion de la paix, quelques sérieux arguments. Mais ces armées, il fallait les tenir à l'état de menace, à l'état de raison suprême, et non les gaspiller, comme le fit cet homme ivre du pouvoir et intoxiqué par la mensongère histoire de la Révolution française, telle qu'elle circulait alors. Je crois que c'est M. L. Halévy qui a rapporté ceci dans ses souvenirs sur la période de la guerre. Le quatre septembre, au soir, les ouvriers se promenaient sur le boulevard, en se disant joyeusement les uns aux autres : « La République est proclamée ; les Prussiens vont faire leurs paquets. » Ces braves gens croyaient à la vertu magique de ce mot, République, qu'on leur avait, en secret, appris à vénérer. Ils étaient persuadés que les Français n'avaient été les vainqueurs de l'Europe, pendant la Révolution, que parce que leurs armées étaient républicaines. Gambetta, nullement naïf, mais très enthousiaste et très croyant, partageait au fond ce sentiment pieux. Il fut très surpris de trouver les populations rebelles au patriotisme républicain. Cela le mit en colère et il accabla le pays de vexations. Il était si impopulaire qu'il dut s'exiler, dès que le pouvoir lui tomba des mains. A-t-il, comme on l'a dit, sauvé l'honneur de la France ? Un Etat n'est pas déshonoré, pour avoir perdu la bataille. Il est affaibli, il est diminué, voilà tout. Son devoir alors est, non de continuer une lutte désastreuse, mais de se retrancher derrière les murs d'une paix qui lui permettra de préparer sa revanche, soit sur le même adversaire, soit sur un autre plus faible ou mal sur ses gardes. Si l'Autriche, après Sadowa, avait décrété la guerre à outrance, elle n'existerait plus. La guerre à outrance a mené à l'anéantissement les républiques sud-africaines. La Russie, qui semble s'engager dans cette voie, en sortira fort meurtrie, et le Japon ne sera pas, et bien au contraire, dans un état plus brillant. Les moins mauvaises guerres sont les plus courtes. Après cette période terrible d'apprentissage, Gambetta se montra tel qu'un homme d'Etat ingénieux et pratique. Il était sans préjugés. Sur la fin de sa vie, son enthousiasme républicain avait à peu près disparu. Il ne croyait plus à la vertu des mots, et plus guère, sans doute, à la vertu des lois. Observateur et juge de la vie, il ne lui avait pas échappé que la valeur d'une institution est presque tout entière dans la valeur des hommes qui la dirigent. Il choisissait ses collaborateurs dans tous les partis. Son mot sur le cléricalisme est resté un mot d'ordre quoiqu'il n'ait plus grande valeur, tant d'autres cléricalismes s'étant dévoilés, à mesure que la guerre s'accentuait contre le cléricalisme traditionnel. L'esprit sectaire et de domination est le fruit des croyances de tout ordre ; l'anti-cléricalisme, même, est un cléricalisme et non le moins redoutable. Il y en a trois ou quatre qui se disputent le patronage de l'imbécile humanité. Cela a un intérêt social et politique. Pour le philosophe, c'est le combat des rats et des grenouilles. Seul le silence est grand, disait Vigny ; on peut ajouter : seul le scepticisme est noble. pp. 77-81 [15 mai 1905]. Vendredi saint. Les banquets du Vendredi saint sont toujours amusants. On comprend très bien le monsieur qui mange ce jour-là ses plats d'habitude, qui ne se prive ni d'une côtelette ni d'une tranche de pâté. Mais que penser de celui qui se croit obligé d'avaler, en l'honneur de la Libre-Pensée. du cervelas et du gras-double ? Il y a là un mystère, et d'autant plus épais pour moi que j'ignore en quoi sont faites ces nourritures. Les tire-t-on, par hasard, des flancs de l'okapi, ce quadrupède africain qui vaut cent mille francs, ou de ceux du préhistorique mammouth conservé dans la glace de Sibérie ? Non, j'incline à croire que ce sont d'assez basses nourritures, de celles qui inclinent à manger son pain sec. Pouah ! les vilains curés qui sucent du cervelas à l'ail ! Quelle image ! Apportez-nous de l'ambroisie, faites passer sous nos yeux la Diane du Corrège ou la Vénus du Giorgione. pp. 81-82 [15 mai 1905]. La nature se trompe. Un jour, conte Chamfort, la pluie désolant Paris depuis plusieurs semaines, on fit sortir en procession la châsse de sainte Geneviève, en suppliant la demoiselle élue de faire enfin luire le soleil. La procession s'ébranle dans une accalmie. Mais bientôt le déluge recommence, et plus abondant que jamais. Un évêque, homme d'esprit, sauva la situation, en disant : « La Sainte se trompe, Messieurs, elle croit qu'on lui demande de la pluie. » Cette anecdote me fait penser aux pacifistes qui viennent de se réunir en congrès. « La Nature se trompe, Messieurs, dit l'un de ces bonzes, encore apte au sourire, elle croit qu'on lui demande du sang. » p. 82 1er juin [1905]. Les Grèves militaires. On peut les prophétiser. Elles se produiront à coup sûr, ici ou là, en un temps donné. Il est plus délicat de les conseiller, parce qu'il ne faut pas devancer l'évolution des choses, cela peut tourner mal. Le service militaire universel, encore aggravé en France par la loi de deux ans, est une institution éminemment propice à développer l'horreur de l'armée. Aucune civilisation n'avait encore connu cette condamnation brutale de tout mâle de vingt ans à deux ans de travaux forcés. Que les victimes se sentent disposées à la révolte, rien de plus logique. Tant que ses membres furent, par l'engagement décennal, dispensés du service, l'Université fut un ardent foyer de patriotisme. O simplicité de la psychologie, il suffit d'exempter de la corvée un citoyen, pour qu'il trouve admirable le dévouement involontaire de ses frères, que la loi y a pliés ! Un incendie, un naufrage, c'est très beau, à contempler de loin, quam juvat immites.., cela peut même être très agréable, si nous sommes dans une bonne disposition d'esprit. A tous les grands déploiements d'activité, il faut des spectateurs. Dès que tout le monde est acteur, l'entrain de la troupe s'endort et tombe. Se dédoubler : se regarder, s'admirer, s'applaudir soi-même ? Le commun des hommes ne se réalise qu'en autrui. Personne, disaient les gens enivrés d'égalité, ne pourra réclamer, puisque tout le monde sera frappé. Mauvais raisonnement : nul n'a jamais été consolé par l'ennui des autres. Autant dire que si tout le monde était malade, ce serait comme si personne n'était malade. Donc il se forme, parmi les socialistes, un parti pour refuser le service militaire. C'était à prévoir, et c'est assez légitime, étant assez logique. Cependant, il y a plusieurs logiques ; il y a même toute une hiérarchie de logiques ; et, on peut se demander si, au-dessus de celle qui conseille la grève à M. Hervé et à ses amis, il n'y en a pas une autre plus impérieuse, qui leur pourrait conseiller, au moins provisoirement, la soumission pure et simple. Si le choix consistait à être, ou n'être pas un soldat français, si, par la renonciation à l'état militaire, la France demeurait intacte, protégée par des accords internationaux, par le consentement des peuples, si nous vivions, en un mot, au pays d'Utopie, on pourrait laisser chacun à sa délibération. Mais nous vivons dans l'Europe de fer, dans le monde de fer du vingtième siècle et, pour un jeune Français d'aujourd'hui, le choix est limité ainsi : être soldat français, être soldat allemand. M. Hervé a tranché le dilemme qu'il ne nie pas, en disant : l'une ou l'autre alternative nous sont également désagréables. Alors c'est une question de goût, et il n'y a plus à raisonner. Nous voilà entrés dans les régions de la sensibilité. Adieu la hiérarchie des logiques ! Il s'agit d'amour, ou, ce qui est la même chose, de haine. M. Hervé hait également la France et l'Allemagne, pays où, selon sa croyance, s'exercent également les diverses tyrannies sociales. Egoïsme magnifique et d'un christianisme vraiment sublime ! Les habitants provisoires des catacombes ne se connaissaient qu'une patrie : le ciel. M. Hervé vit pareillement dans l'absolu. C'est là tout. son crime, mais c'est là aussi qu'est le crime même et aussi la bêtise. L'absolu est un ballon qui finit toujours par crever dans le relatif. Les Allemands seront bien aises d'apprendre qu'il y a un département français où ils peuvent venir camper et se reposer en toute confiance ; peut-être, que le reste de la France sera moins enchanté de cette nouvelle. Quoi, toute une région trahirait d'avance, à quelques heures de Paris ? Cela va un peu loin, et il semble qu'il y ait quelques nuances possibles entre un certain patriotisme agressif et le passage à l'ennemi. Sans doute les idées de M. Hervé sur ce point particulier sont assez cohérentes avec le reste de la doctrine sociale qu'il professe, mais cela n'augmentera pas beaucoup le goût des esprits sensés pour cette doctrine elle-même. Elle est bête. Voilà tout ce qu'on en peut dire de plus poli. Si les socialistes avaient quelque sens, ils seraient d'abord, comme leurs célèbres ancêtres, des militaristes forcenés ; leur premier objet serait de maîtriser l'Europe, car ils ne peuvent appliquer leurs conceptions en France, s'ils n'ont la complicité de l'Europe entière, du monde entier. Sous leur régime, la France, ou tout autre pays isolé, serait aussitôt réduite à l'état de proie. Personne ne désire la guerre, et tout le monde voudrait bien être dispensé de la préparer. Si l'heure viendra d'un pacifisme universel. Je ne le crois pas. On peut le rêver pour dans quelques milliers d'années, cela n'a pas d'inconvénient ; et puisque les hommes sont si sots que de ne pouvoir vivre que dans le futur, on peut leur passer ce paradis, qui vaut l'autre. Le présent demande un peu plus de sérieux. pp. 82-86 [1er juin 1905]. Le Secret de l'Eglise. Villiers de l'Isle-Adam écrivit jadis, sous ce même titre, une nouvelle dont, à la fin, il n'était pas très fier. Un abbé viveur, à bout de ressources, un soir, devant une table de baccarat joue, pour quelques louis, le secret de l'Eglise. Il perd et s'exécute. Le secret de l'Eglise, dit-il, c'est qu'il n'y a pas de purgatoire. Or, l'Eglise vit du purgatoire, elle vit des morts. C'est ce qu'a prouvé, une fois de plus, l'exercice de la nouvelle loi sur les pompes funèbres. Presque toutes les paroisses de Paris s'en sont trouvées ruinées. Il paraît que c'est un coup huit ou dix fois plus sensible (en chiffres connus) que la suppression du budget des cultes. Ainsi la mentalité des hommes ne s'est pas modifiée, depuis les époques anciennes dont témoignent les reliques égyptiennes. La mort est toujours une occasion de dépenses immenses, et cela toujours au profit des prêtres. La peur de l'au-delà ouvre les cassettes les plus secrètement fermées. Les amis de l'Eglise se peuvent donc rassurer. Le courant monétaire, un instant entravé, va reprendre son cours vers les mains de ceux qui détiennent les gestes fatidiques. pp. 86-87 [1er juin 1905]. Majorités et Minorités. Quelques journaux viennent, pour la dixième fois, de découvrir que la Chambre des députés ne représente réellement que la minorité des électeurs. Si l'esprit de la Chambre vient à changer à la prochaine législature ce sera la minorité d'alors qui refera cette découverte. Et ainsi de suite jusqu'à la fin du régime parlementaire. Cela n'a pas d'autre importance. Les élus en effet, ne représentent pas les idées des électeurs pour cette bonne raison qu'à de rares exceptions près les électeurs n'ont pas d'idées. C'est au contraire l'électeur qui modèle ses idées, sans s'en apercevoir, sur celles qui sont affichées par le futur élu. Mais je parle d'idées, par pure bienveillance. La question est plutôt physique. Il s'agit de plaire, d'être sympathique. Une fois élu, maintenir vivant le courant sympathique doit être l'unique affaire du député qui peut garder son siège fort longtemps et même y mourir. Pendant cela, il peut insensiblement changer d'opinion sans que presque aucun de ses électeurs s'en aperçoive, et tous ses votes seront bons, qui ne léseront pas la petite région représentée. Je connais un chef-lieu de canton, où les mêmes électeurs votent à l'unanimité, depuis vingt ans, pour le député, républicain progressiste, et pour le conseiller général, radical. Avant les laïcisations définitives, le conseiller général, maire en même temps, persécutait les bonnes sœurs ; le député les protégeait. Comme troisième élu, ces braves gens ont un sénateur opportuniste. pp. 87-88 [1er juin 1905]. Le Destin des mots. Le destin des mots est de tomber, de tomber toujours. Quelques-uns, à la vérité, sont montés, mais plutôt pour des raisons historiques. La plupart tombent, surtout ceux qui qualifient la femme. Longtemps demeuré à l'usage des seuls poètes, le mot Muse avait, échappé à la loi commune. Mais voici que les halles ont, é!u une Muse de l'Alimentation. Demain, les lavoirs, qui ont déjà une reine, suivront un si bel exemple. Le poète qui invoquera sa muse sera soupçonné de faiblesse pour sa blanchisseuse pp. 88-89 [1er juin 1905]. Alger-Toulon. Après avoir déclaré que la course Alger-Toulon était la plus grande entreprise maritime que l'on ait vue depuis Christophe Colomb, le même journal, promoteur de l'affaire, écrivait le jour même où arriva la nouvelle de la débâcle : « L'industrie de l'automobilisme, appliquée à la navigation, donne des résultats stupéfiants et qui émeuvent le monde. » p. 89 15 juin 1905. La Bataille navale. La récente bataille navale fait beaucoup moins estimer les Japonais qu'elle ne fait prendre en pitié les Russes. Une victoire si complète, si radicale, indique que la flotte adverse n'existait pas, qu'avant de barboter au fond de la mer, elle ne voguait au-dessus qu'à l'état de vaisseaux fantômes. Ces cuirassés, ces croiseurs, tous leurs canons, tous ces hommes, en quoi était-ce fait ? Peut-être en bois soigneusement peint ? Enfin, toute hypothèse est raisonnable, en présence d'un tel évanouissement, en attendant que les experts maritimes (car il y en a) nous démontrent que cela devait arriver. Qui est fou en Russie ? Le gouvernement, les généraux, les amiraux, ou tout le monde à la fois ? Il paraît que, pour donner une nouvelle preuve de leur état d'esprit, ils ont résolu la guerre à outrance. Nous connaissons cela. Le célèbre borgne de Cahors nous l'a déjà fait, il y a trente-cinq ans. Bel exemple, et qui se recommande aux méditations de nos alliés. Le résultat sera que dans six mois tout le littoral de l'Asie russe appartiendra aux Japonais, qu'ils le garderont ou qu'ils ne le rendront que contre beaucoup de milliards. Or, la Russie n'a plus qu'un crédit de plus en plus diminué et peut-être qu'avant peu elle n'en aura plus du tout, si les mouvements révolutionnaires recommencent. Mais laissons l'avenir. Le présent est suffisamment absurde, émouvant et sinistre pour nous suffire. C'est assez amusant, en somme, de voir de l'histoire se faire ainsi, au jour le jour, même si elle évolue dans un sens qui vous contrarie, qui vous choque. Il faut d'ailleurs redresser son jugement, à mesure que les faits surgissent et parlent. C'est la méthode scientifique. pp. 89-91 [15 juin 1905] La Bombe. On aurait pu la mettre sur le programme, tant elle était prévue, attendue. Des bavards, parmi les socialistes frénétiques, y avaient fait d'assez claires allusions, jusqu'à conseiller à la foule de ne pas serrer de trop près la voiture de la victime désignée. Le coup essayé, d'ailleurs, et quoique tout à fait raté, ces mêmes intempérants sont rentrés avec prudence dans les arrière-salles où ils sablent le petit bleu et la bleue. Attitude excellente, car il faut ménager ses forces oratoires, ou les récupérer, quand on vient de proférer d'éloquentes paroles. La bombe s'est amendée. Ce n'est plus une sale marmite, une triste boîte à conserves ; c'est une presque élégante pomme d'ananas en fonte recelant les petits tubes de verre et toutes les délicates chimies qu'il faut. Les prochaines seront de bronze, peut-être, et fondues avec art et bien ciselées, comme les boucliers des héros d'Homère. Les Catalans, qui sont des gens terribles, qui ont déjà inventé un surin fameux, sont aussi des gens de goût. Cela leur vaudra, nul n'en doute, l'indulgence du jury séquanien, si intelligent. Les Parisiens, malgré ce vilain intermède, se sont, paraît-il, amusés beaucoup. On a crié vive le roi, tant que l'on a pu. Ces Parisiens, ils sont curieux, ce sont des royalistes qui s'ignorent. D'avoir vu un roi embrasser une bergère, les dames de la halle en furent toutes remuées. Elles croyaient que cela ne se voyait plus qu'au Châtelet. Les journaux graves disent que ces sentiments sont passagers, et qu'au fond la population de Paris est fermement républicaine, à preuve que, etc. Il ne faudrait peut-être pas trop s'y fier. pp. 91-92
[15 juin 1905] Encore M. Hervé. En des conférences diverses, cet ancien professeur a refait l'exposé de son idée. Car il n'en a qu'une. Il l'orna, cependant de ce corollaire qu'aussitôt déclarée la grève des réservistes, les Allemands étonnés s'arrêteront, peut-être pour applaudir. Ce serait la paix immédiate, bientôt universelle. Je n'ai pas très bien compris le mécanisme de cette féerie, mais si M. Hervé voit juste, qu'il soit béni. Ou je m'accorde avec lui, sans même chercher à comprendre, c'est quand je le vois honnir le pacifisme larmoyant de M. Passy, le vieil enfant incorrigible... Mais le trou s'est comblé, et voici sur quoi M. Hervé fait tourner son raisonnement : les socialistes allemands, émus de l'initiative hardie prise par le département de l'Yonne, imiteraient aussitôt un si bel exemple. Cela devient moins obscur. Cependant je crois que M. Hervé s'abuse sur l'état d'esprit du socialisme germain. On m'a dit qu'il s'est bien assagi, que, vaincu, amadoué, il mange des gâteaux, comme une biche apprivoisée, dans la main du bon empereur, patron des bons ouvriers. Est-ce cela qui tente M. Hervé ? Pourquoi pas ? Il est très bien, cet empereur allemand, et puis, dans la lutte des classes, il peut, tout en maintenant fortement les hiérarchies sociales, se mettre du côté des ouvriers et arrêter à point l'égoïsme patronal. La République essaie bien le même jeu, et avec raison, mais son intervention n'a encore abouti qu'à l'anarchie. pp. 92-93 [15 juin 1905] M. de Rothschild. Il est mort. Malborough aussi. Il y eut des journaux, cependant, qui accueillirent avec scepticisme une telle nouvelle. On ne put leur faire entendre raison, et les rassurer aussi, qu'en leur faisant remarquer qu'il y a un héritier et que, par conséquent... Cela les rasséréna. Mais les héritiers ! Peut-on compter sur l'héritier ? La Libre Parole a fait rédiger, huit pages sur le défunt. C'est beaucoup. Pour moi, il m'a semblé que j'avais déjà lu l'anecdote (un peu forcée) dans Chamfort : « Madame de H... me racontait la mort de M. le duc d'Aumont. Cela a tourné bien court, disait-elle ; deux jours auparavant, M. Bouvard lui avait permis de manger : et le jour même de sa mort, deux heures avant la récidive de sa paralysie, il était comme à trente ans, comme il avait été toute sa vie ; il avait demandé son perroquet, avait dit : brossez ce fauteuil, voyons mes deux broderies nouvelles ; enfin toute sa tête, ses idées comme à l'ordinaire. » Les dieux nous préservent d'un Rotchschild intelligent ! Plutôt Tamerlan, plutôt Oyama et Togo, et le maréchal Sou ! Mais puisqu'il est mort, tout de même, ce baron, pourquoi ne nous ferait-on pas un plaisir ? Ce fut pour lui faire gagner un peu d'argent et aussi faire une bonne réclame à ses mines de nickel, en Nouvelle-Calédonie, que l'on frappa cette monnaie de filou qui horrifie tous les Parisiens : ne pourrait-on la retirer de la circulation ? On laisserait rouler, à la place de ces pièces fallacieuses, la monnaie belge qui, intelligemment ordonnée, ne se peut confondre avec l'argent. Cela, parce que je crois qu'on est devenu trop bête en France pour faire un sou non plus que pour faire un timbre. pp. 93-95 [15 juin 1905] Le Complot de la Vigne. La vigne se révolte. Elle croit que l'on méprise son jus. Elle a nommé des représentants qui s'agitent au Palais-Bourbon et qui affirment que ce jus est divin, vive le vin ! La vigne se trompe et elle nous trompe. Le vin de consommation courante à Paris est une sorte de triste lavasse qui donne envie de boire de l'eau, même de Seine, au prix des maux les plus cruels. Ce vin bas est d'ailleurs un poison, moins violent, mais plus sournois que l'alcool et aussi sûr. La vigne a voulu tout envahir ; on a fait produire du raisin à des terrains à peine propres à la betterave ou à la luzerne. Le résultat est malfaisant. Que l'on défriche ces vignobles honteux, que l'on ne demande le vin qu'aux terroirs privilégiés, que disparaisse de la buverie ces dangereux produits livrés sous des noms truqués, des noms de filles, et le vin, redevenu un cordial, reprendra sa place dans le monde. En attendant, la tromperie la plus lâche règne dans ce marché. Mais si la vogue des eaux minérales continue, on va se mettre à les frauder... La vie est difficile. p. 95 [15 juin 1905] Une Société bizarre. Le Temps, qui est un journal estimé généralement, affirme, sans insister d'ailleurs, et comme si la chose était toute naturelle, qu'il existe une sorte de ligue ainsi appelée : Société pour la propagation des langues étrangères en France. Si c'est vrai, je voudrais bien avoir quelques renseignements sur la psychologie de ces ligueurs. Ils n'ont donc jamais lu un journal de sport ou les annonces des autres journaux et leurs échos mondains, ou les enseignes des boutiques ? Qu'ils apprennent à lire et ils verront qu'en France le français n'est presque plus la langue usuelle. Cette ligue est sans objet. Le mal qu'elle voudrait faire est fait depuis longtemps p. 96 [15 juin 1905] La Séparation. M. Allard, un de nos vieux amis, un homme qui nous égayait déjà aux premiers temps de ces « Epilogues », vient de manifester à nouveau son beau génie. Il insista, avec éloquence, pour que ni l'Etat ni les communes ne soient tenus de louer les églises aux curés. Mu par une logique particulière, difficilement accessible au commun, M. Allard estime qu'il serait préférable de transformer ces édifices, selon lui fatigués de leur rôle, en ateliers, en granges, en cafés-concerts, etc. Ce n'est pas que M. Allard soit un persécuteur ; mais c'est une intelligence qui a des vues à nulle autre pareilles. Quand il aperçoit une église, il a envie d'y mettre des fagots ou des bottes de foin ; et pareillement, il ne lui déplairait pas que l'on chantât les vêpres dans les granges ou sous les hangars. Il n'aurait, je pense, aucune objection à ce que le conseil municipal louât la Gaîté à l'archevêque de Paris et le Sacré-Cœur aux frères Isola. Quand il passe à Avignon, il ne manque jamais d'aller se réjouir au spectacle de ce palais des papes devenu une caserne, et bien qu'il ne soit nullement militariste, la vue des soldats achevant de ruiner cette ruine lui dilate le cœur. Il faut, dit-il, que chacun soit à sa place, et chaque chose, et que la liqueur réponde au flacon. Vers la fin de la révolution, et encore longtemps après, la plupart des archives départementales étaient de véritables mines de parchemin à l'usage des relieurs. Ainsi périrent la plus grande partie des documents qui avaient par hasard échappé aux bûchers révolutionnaires. Les Allards de ce temps-là trouvaient cette méthode expéditive et rationnelle. Un mot la résume : détruire. Les Allards d'aujourd'hui, esprits timorés, faux terroristes, socialistes à la blague, n'osent pas dire hardiment : mettez le feu aux églises. Modestes et timides, ils en veulent faire des greniers à fourrage. Erostrate a la colique. Le moyen serait pourtant bon. Les églises rasées, la religion serait finie. Il fallait en arriver là, ou ne pas commencer. Les singuliers personnages ! Ils disent : le catholicisme est une bête féroce qui menace de dévorer la société moderne. Nous le tenons en cage, mais la cage n'est pas très solide. Que faire ? La réparer, la fortifier ? Nullement : ouvrir les portes après avoir bien tracassé la bête, afin qu'elle ne soit plus méchante ! M. Allard nous fait rire avec ses bottes de paille. A moins que cela ne soit pour faciliter l'incinération. Ce serait alors bien ingénieux et il n'y aurait plus qu'à lui faire de très gros compliments. pp. 96-98 1er juillet [1905] Byzance. La légende dit que les habitants de Byzance, cependant qu'on livrait l'assaut à la cité, disputaient âprement sur des points de théologie. L'autre jour, cependant que circulaient à Paris des bruits très graves, à propos du Maroc, les Byzantins du Parlement épluchaient cette question : si les églises seraient concédées aux curés moyennant un franc par an ou rien du tout. C'était bien, du reste. Il est bon que les enfants soient occupés, pendant que les grandes personnes discutent des choses sérieuses. pp. 98-99 [1er juillet 1905] La Belgique et l'esprit protestant. Je crois enfin avoir trouvé la vraie définition du protestantisme : c'est le christianisme pris au tragique. Ainsi, voilà la Belgique, le pays du livre pimenté, de la gravure galante, qui refuse l'entrée d'une exposition à une sculpture qui symbolise l'amour, avec un peu moins d'insistance encore, peut-être, que tel groupe de Rodin. Voilà les fruits d'un gouvernement religieux. Bruxelles devient Genève, et pire. La Belgique est aujourd'hui le pays où les étudiants font vœu de chasteté, où les journaux français subissent la censure, où le nu en art fait scandale. Le curé règne, et quant le curé règne, on est en pays protestant. Il y a pourtant beaucoup de libres esprits en Belgique et, même parmi les catholiques, des hommes amis de la vie : comment se laissent-ils mâter par les séminaristes ? Enfin, qu'est-ce que la morale chrétienne a à faire avec l'art ? Il faut choisir : ou défendre l'art, ou le laisser libre. Que les Belges, devenus pudiques, considèrent donc toutes les obscénités sculptées par leurs ancêtres jusque dans les églises ; puisqu'ils sont fort attachés aux traditions, que ne respectent-ils celle-là parmi les autres ? Mais le groupe de M. Jef Lambeaux ne semble offensant. que pour les sots. Ceux-là même qui ont choisi la carrière de l'eunuquat devraient se souvenir que l'amour est leur père et leur mère et qu'ils sont nés des jeux de l'accouplement, et de faunes beaucoup moins séduisants, sans nul doute, que ceux qu'ils n'osent regarder. On pourrait, à ce propos, regretter que l'amour physique, en toutes ses attitudes, ne soit pas mieux étudié par les artistes. Ils devraient, comme les physiologistes, rejeter toute pudeur bête et traiter avec franchise cette phase si noble de la vie humaine. Il n'y a guère encore de très beau, en ce genre, hormis quelques bronzes antiques, que la Léda de Michel-Ange. pp. 99-100 [1er juillet 1905] M. Delyannis. On l'a occis parce qu'il avait fermé les maisons de jeux. Voilà au moins un meurtre politique qui n'est pas l'œuvre d'un fou voulant faire le bonheur de l'humanité. Le meurtrier est un grec, nécessairement, un grec de Grèce, ruiné par la vertu de ses hommes d'Etat. En France aussi on a fermé les maisons de jeu, il y a fort longtemps ; mais ce fut pour cause d'agrandissement et transfert des opérations au sein des vastes campagnes. Depuis ce temps-là, pour risquer un louis sur le tapis vert, il faut aller très loin et perdre toute sa journée. Ainsi le veut la morale publique. Des villes d'Amérique ayant fermé leurs maisons de prostitution, les maîtres de cette industrie la transportèrent sur des bateaux, en pleine mer. Pour jouir d'un quart d'heure de cataglottisme, il faut affronter les flots, se munir d'un cœur d'airain et de beaucoup d'argent. Cependant, l'hypocrisie triomphe. A Paris, où les jeux de hasard sont sévèrement prohibés, sauf à la Bourse, dans les cercles, les cafés, etc., dès qu'un roi y débarque officiellement, on l'emmène à notre grande maison de jeu nationale, où les petits chevaux sont de grands chevaux, et il y perd, comme tout le monde, sa galette royale. Cependant l'hypocrisie triomphe. pp. 101-102 [1er juillet 1905] Suède et Norwège. Ces pays du nord, si avancés en civilisation, si libres et si bons veilleurs des libertés françaises, ces pays de fjords et de lacs qui nous déléguèrent, il y a quelques années, tant de Bjœrnson, bientôt dégoûtés par notre abrutissement papalin, ces pays de libre-pensée, enfin, eh bien, ils possèdent une sombre et solide religion d'Etat, et on n'y peut être ministre, garde-champêtre ou roi, que si on va à la messe luthérienne ! p. 102 [1er juillet 1905] Les Ventres dorés. Sans que la presse y prenne garde, sans que la critique dramatique y ait compris grand' chose, on joue depuis très longtemps, à l'Odéon, une pièce de théâtre qui est un vrai rafraîchissement. L'amour y joue le rôle lointain qu'il a dans les meilleures pièces de Molière ; il n'y est question des droits ni de la femme, ni de l'enfant, ni du peuple. Aucune sensiblerie, aucune mondanité, rien de convenu, nulle préoccupation des opinions courantes. On y aperçoit deux femmes ; ce sont de vraies femmes et non des mannequins féministes. Le sujet : la naissance, la grandeur et la décadence prématurée d'une grande entreprise financière, un Panama, si l'ont veut. Deux grands financiers, l'un esquissé à peine, l'autre très bien dessiné ; autour, des comparses, dont l'un a une physionomie des plus curieuses, celle d'un vieux praticien de la grande faillite parmi tout ce monde qui n'est pas un monde de coquins, mais un monde de financiers, de gens qui font leur métier, la figure d'un homme qui se trouve là un peu comme garantie, un peu comme ornement, d'un homme qui est plutôt l'homme naïf que l'homme honnête, qui est celui qui acceptera des gains fabuleux et immérités, mais seulement si tout se passe très régulièrement. Le moindre gonflement de chiffres dans un rapport le met mal à l'aise. Puis il a peur : les responsabilités, sa situation, sa femme, ses enfants etc. Il se conduit assez bien, il tente de résister à certaines malversations, puis il cède, enfin meurt de chagrin, de honte et de terreur. C'est beaucoup moins l'honnête homme que l'homme qui n'est pas à sa place et ses hésitations finissent par en faire une figure presque moins sympathique que celle du grand financier que rien ne démonte et qui ne succombe, momentanément, qu'après avoir fait tout son devoir d'homme d'affaires. Nulle charge dans le dessin de ce guerrier froid, que rien ne décourage et qui, une entreprise ayant raté, en recommence une autre, sans délai. Et. devant cette force au sourire glacé, on applaudit vraiment le mot du vieux praticien des grandes faillites : « Oh ! les honnêtes gens dans les affaires ! » L'impartialité de l'auteur est telle que l'on est absolument porté à prendre parti pour les financiers, qui sont forts, contre l'honnête homme, qui est faible. Coquins, si l'on veut, mais si beaux que, quand on les voit finalement triompher, on est content. C'est du Balzac réussi. C'est ce que le grand romancier aurait dû faire avec Mercadet Et c'est agréable vraiment, au milieu de la sensiblerie générale, de pouvoir s'arrêter devant cette œuvre sobre et dédaigneuse, de grande satire et de grand art. J'en ai parlé ici, parce que je crois que ce sera un des événements de l'histoire littéraire. On croyait le théâtre français crevé d'anémie : M. Emile Fabre vient de prouver le contraire. pp. 102-104 |