On me dit, cher lecteur, que vous ne connaissez pas encore les Lettres d'un satyre, de Remy de Gourmont, et qu'il faut vous convaincre de le lire ; mais on oublie de me préciser si vous avez déjà fréquenté l'œuvre de l'auteur. Je ferai donc, pardonnez mon hypothèse, comme si l'un et l'autre vous étaient peu familiers.

Remy de Gourmont fut entre 1890 — il avait trente-deux ans — et sa mort, en 1915, l'une des plus hautes figures des lettres françaises. Normand d'origine, il participa à la création du Mercure de France puis, par ses articles, ses contes ou ses poèmes, il défendit et illustra le Symbolisme. Son activité littéraire fut prodigieuse. Nulla dies sine linea ? C'était vraiment trop peu pour lui : non pas une ligne, mais une page, dix pages par jour ! Tantôt un « épilogue », libre commentaire sur l'actualité, tantôt une étude ou un conte, tantôt un chapitre de roman... Une production si régulière et si abondante, rarement faible, toujours intelligente, laisse rêveur. Il est vrai que Gourmont fut atteint, peu après 1890, d'un lupus tuberculeux qu'on finit par guérir en le défigurant. De là, peut-être, l'aspect monacal de sa vie, toute dédiée aux livres ; de là aussi, sans doute, son ardeur à chanter la beauté des corps...

Mais les Lettres d'un satyre dans tout cela ? La question est légitime, mais l'impatience ne paie pas. Nous en étions à l'attention que Gourmont manifesta toujours pour la sensualité, mieux : pour l'instinct sexuel, qui lui semblait être l'un des derniers mots du monde, et son plus vrai ressort. Car son état de reclus ne doit pas tromper ; on a porté témoignage du fréquent commerce de l'écrivain avec les prostituées et on lui connaît trois grandes passions : une cousine, à la fin de l'adolescence ; puis l'ébouriffante Berthe Courrière, aventurière et occultiste, qui fut longtemps sa maîtresse ; enfin, aux dernières années de sa vie, Natalie Clifford Bamey, cette jeune américaine éprise des femmes et des lettres qu'il nomma « l'Amazone (1) ».

Léautaud, toujours prêt à rapporter et, si possible, à exagérer les faiblesses des autres, rapporte :

« Il a été, à la fin de sa vie, amoureux comme un jeune homme. Il écrivit à une femme des lettres aussi puériles que celles d'un collégien. »

Il est évidemment fait ici allusion aux Lettres à l'Amazone et aux Lettres intimes à l'Amazone (2) ; elles sont loin d'être toujours, surtout les premières, aussi « puériles » que Léautaud se plaît à l'affirmer. Elles nous conduisent d'ailleurs tout droit aux Lettres d'un satyre.

Le volume (3) est dédié à Natalie C. Bamey ; une longue préface expose à « l'Amazone » les desseins de l'écrivain, et pourquoi le livre lui doit tout. Toutefois, l'affaire est un peu plus compliquée qu'il n'y paraît. La première des Lettres d'un satyre paraît, sous la rubrique « épilogues », dans le numéro du 15 juin 1907 du Mercure de France. Gourmont s'amuse à prendre prétexte de la publication d'Un cœur virginal (4), son dernier roman, pour donner la parole au satyre Antiphilos (5) — qui proclame la permanence du dieu de la nature et du désir, qu'on le nomme Satyros, Faunus ou Diabolo. Dans une deuxième lettre, Antiphilos, véritable incarnation du « paganisme étemel » si cher à Gourmont, raconte comment il se trouve être à l'origine d'un tableau du Corrège : Antiope endormie...

Lorsque la publication des Lettres d'un satyre reprend dans le Mercure de France, en juillet 1910, Gourmont connaît désormais Natalie C. Bamey, depuis peu il est vrai : son premier billet à « l'Amazone » date du 6 avril 1910. Mais cette fraîche rencontre va redonner vie au personnage d'Antiphilos qui, par le récit de ses démêlés amoureux avec Cydalise ou Érèbe puis de sa rencontre et de ses discussions philosophiques avec Diogène, permet à l'écrivain d'accompagner les Lettres à l'Amazone, elles aussi publiées sous la rubrique « épilogues », de plaisantes digressions sur l'art, l'amour et le désir, mais aussi sur les avantages et les inconvénients qu'on peut trouver à être un dieu ou un homme. Le dernier Gourmont y donne une juste idée du scepticisme amusé qui l'habite alors.

On aimerait bien ajouter que le style de l'écrivain se révèle ici plus que jamais pur et délié, plein de sève et sûr de cette plénitude. Mais qui coupe encore dans des déclarations de ce genre ? Répétées à l'envi, et hors de propos, elles ne sont plus guère prises au sérieux. On espère donc que tout ce qui les précédait aura convaincu du plaisir et de l'intérêt qu'on prend à la lecture de Lettres d'un satyre.

Votre attentif et dévoué,

Henri Bordillon.

1. Sur Natalie Clifford Barney (1876-1972), voir Jean Chalon, Portrait d'une séductrice, Stock, 1976, 355 p., et Autour de Natalie Clifford Barney, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, 1976, 94 p.

2. Ces deux titres ont été respectivement publiés pour la première fois en 1914 et en 1926 ; ils ont été réédités en un volume préfacé par Jean Chalon aux éditions du Mercure de France en 1988.

3. L'édition originale (1060 exemplaires numérotés) parut chez Crès en 1913, avec un frontispice dessiné et gravé sur bois par P.-E Vibert. Le livre reparut en 1919 aux éditions du Mercure de France.

4. Éditions du Mercure de France, 1907, couverture de Georges d'Espagnat.

5. Dans les différents numéros du Mercure de France, le satyre se nomme Antiphylos et les lettres ne portent pas de titre. Pour l'édition en volume, Gourmont a sensiblement modifié la disposition des alinéas et la ponctuation.

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