Il adorait Rouen ; j'ai lu de lui des pages où il disait magnifiquement le miracle de cet inconcevable mariage de cheminées d'usines, de mâts de navires, de grands arbres, de flèches d'églises au fond de cet amphithéâtre bleu, au milieu des brumes et des nuées (Camille Cé).

SAINT-AMANT & ROUEN

Mais c'est la campagne qui l'a le mieux inspiré. Il était né près de Rouen, dans un des plus beaux sites du monde, à la limite de la belle forêt de Rouvray, qui comblait sans doute, en ce temps-là, presque toute la boucle de la Seine. N'est-ce pas cette forêt qu'il a chantée dans plusieurs couplets de la Solitude ? On y reconnaît encore la plupart des paysages des environs de Rouen avec leurs « vallons verts et sauvages ». Il faudrait le secours de l'érudition locale, mais je devine l'état ancien de la rive gauche de Rouen dans ces deux strophes :

Que j'aime ce marais paisible !
Il est tout bordé d'alisiers,
D'aulnes, de saules et d'osiers,
A qui le fer n'est point nuisible.
Les Nymphes, y cherchant le frais,
S'y viennent fournir de quenouilles,
De pipeaux, de joncs et de glais;
Où l'on voit sauter les grenouilles,
Qui de frayeur s'y vont cacher
Sitôt qu'on veut s'en approcher.

Là cent mille oiseaux aquatiques...

(« Saint-Amant », Promenades littéraires)


UNE CITÉ

Les villes trop grandes ne sont plus des villes, mais des agglomérations de maisons sans unité, sans lien véritable. Il faut qu'une cité soit limitée et que, de certains points, tout au moins, on puisse en prendre possession d'un coup d'œil, qu'elle soit une île de pierre à l'ancre au milieu des campagnes. Rouen répond parfaitement à ces conditions. De presque partout et même souvent du fond de ses ruelles les plus étroites, on aperçoit les collines qui l'encerclent, les forêts qui lui font une ceinture d'infini. Il semble qu'on va les toucher, rien qu'en agrandissant un peu son geste et cette illusion se transforme aisément en réalité. Aussi n'a-t-on jamais la sensation d'y être prisonnier. On sait à tout moment qu'on peut s'évader et quitter, pour la forêt d'arbres, la forêt de pierres. C'est un labeur de gagner, du centre de Paris, la forêt factice, encore encombrée d'humanité. A Rouen, en quelques minutes, on est seul sous les voûtes de verdure. C'est peut-être cela que je goûte le plus dans ces cités modérées, c'est qu'elles vous offrent avec le charme des campagnes les ressources d'une civilisation complète. Stendhal ne put jamais se plaire complètement à Paris parce qu'on n'y voyait pas de montagnes. C'est être exigeant, comme de lui reprocher de ne pas renfermer de forêts, mais on peut, du moins, regretter une étendue qui tend à être démesurée et qui coupe toutes relations faciles avec la nature. Mais la grandeur, dans tous les domaines, se paie, qu'elle soit une métaphore ou une réalité.

(Petits crayons)


VILLES D'ART

Rouen est célèbre parmi ce qu'on appelle un peu légèrement les « villes d'art », car il n'y en a plus guère, mais elle serait plus célèbre encore auprès des Français, si elle se trouvait en Allemagne ou en Belgique. La plupart d'entre nous ont connu, avant celle de Rouen, la réputation de Bruges et celle de Nuremberg, par exemple, et si ces cités illustres n'ont pas tenu pour nous tout ce que leur nom promettait, combien sommes-nous qui osent l'avouer ? Peut-être que l'activité un peu vulgaire de son port, plein de charbon, de pétrole et de planches de sapin a fait du tort à Rouen près de quelques rêveurs, amis du silence et du repos. A ceux-là, la mort de Bruges est un plus émouvant sujet de méditation. Je n'en suis pas, je l'avoue, et pour moi le charme unique de Rouen est fait de ce mélange ou de cette juxtaposition de la vie et de la mort. Sans les sirènes qui gémissent à l'entrée et à la sortie du port, la cathédrale serait moins belle et cette activité moderne donne une valeur à ce qui, deux pas plus loin, sommeille du passé. C'est le caractère de l'art d'être toujours vivant, sans doute, mais ne semble-t-il pas que les vieilles pierres sculptées acquièrent, au contact d'une intense vie quotidienne, une beauté nouvelle et de contraste ? On regrette assurément que nos activités industrielles n'aient pas su se développer selon un mode plus harmonieux, mais c'est précisément pour cela qu'il faut se réjouir de voir dans une même ville exister les deux civilisations, celle d'hier qui voulait de la beauté et celle d'aujourd'hui qui n'y pense qu'en second lieu, quand elle y pense. Que les trolleys longent la cathédrale, frôlent Saint- Maclou, enserrent Saint-Ouen, cela peut choquer les naïfs pour qui l'art réside surtout dans les musées, mais plaît au contraire à celui qui y voit comme le symbole du présent prenant sous sa protection le passé et s'en faisant le guide et le gardien. C'est à cette condition que « les villes d'art » sont des villes complètes, — et Rouen en est une.

(Petits crayons)


A consulter :

Rouen

1908