Henri Bordillon |
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1. « Gourmont et Jarry », Quinzaine littéraire, n° 374, 1er-15 juillet 1982 2. « L'amoureuse en visites. Lettres inédites de Berthe de Courrière et Rachilde à Jarry », Double Face, n° 4, printemps 1987 3. Préface du Songe d'une femme, Ubacs, Rennes, 1988 [entoilage prévu] 4. Préface de Des pas sur le sable..., Ubacs, Rennes, 1989 [entoilage prévu] 5. Préface de D'un pays lointain , Ubacs, Rennes, 1989 [entoilage prévu] 6. Préface des Lettres d'un satyre, Ubacs, Rennes, 1989 [entoilage prévu] On doit aussi à Henri Bordillon l'édition de Quatre lettres à Octave Mirbeau. 1. « Gourmont et Jarry », Quinzaine littéraire, n° 374, 1er-15 juillet 1982 L'amoureux des comparaisons peut confronter les trente « Masques » de Gourmont, ceux de 1896, aux vingt-sept auteurs des « livres pairs » du docteur Faustroll, énumérés par Jarry en 1898 : il s'apercevra que douze noms, près de la moitié de ceux cités se révèlent identiques, dont la tétralogie qui renouvela notre poésie : Lautréamont, Rimbaud, Verlaine et Mallarmé. De telles interférences entre les goûts littéraires du Normand et ceux du Breton montrent bien que, malgré la brouille qui les opposa fin 1895, et par delà les quinze années qui les séparaient, ils partageaient des préoccupations intellectuelles d'un commun horizon. Gourmont et Jarry se rencontrèrent pour la première fois dans les salons du « Mercure de France », où se tenaient les Mardis de Rachilde, à une date qu'on ne peut préciser : probablement début 94. En tout cas, dans sa lettre à Vallette du 4 mars 94, Jarry fait allusion à Gourmont et à sa récente Histoire tragique de la princesse Phénissa ; il demandera même au directeur du « Mercure », le 27 mai suivant, de changer en Haldernablou le titre de sa pièce à paraître, sa première contribution à la revue, « après mûre réflexion l'autre jour avec M. de Gourmont ». Or, le volume des Minutes de sable mémorial, après le manuscrit et la pré-originale d'Haldernablou, porte sous le titre de cette pièce la formule : « appartient à Remy de Gourmont » (1). Cette intention affichée d'être patronné par l'auteur de Sixtine montre à coup sûr que Jarry recherchait alors, par-dessus l'amitié de Rachilde et de son mari, la complicité intellectuelle de celui qui avait révélé, entre autres, à la jeune génération Villiers et Lautréamont. Ainsi, en septembre 1894, Gourmont reçut des Minutes l'un des dix-neuf exemplaires sur Ingres vert avec un envoi (2) ; par amitié, il en fit un compte rendu dans le numéro d'octobre du « Mercure » : « On aimera, en ce gros petit volume, une originalité ingénue, de ce noble égoïsme plus soucieux de se dire que de s'informer si le discours charme autrui », et Gourmont conclut : « Pour moi. Dieu merci ! s'il y a peu de choses neuves, il y en a beaucoup d'obscures ; ce sont les plus belles. » Octobre 94 Ce mois d'octobre 94 est capital pour l'amitié des deux hommes ; ils viennent en effet de fonder une luxueuse revue trimestrielle : « L'Ymagier », qu'ils dirigent conjointement. Cette publication connut sept numéros, aujourd'hui fort recherchés ; ornée de textes des deux directeurs, elle reproduit anciennes gravures, images d'Epinal et dessins ou eaux-fortes des artistes de la jeune école : Gauguin, Filiger, O'Connor, E. Bernard, etc. On ne sait trop si Berthe de Courrière, cette singulière « cousine » de Gourmont, dont nous aurons à reparler, fut la bailleuse de fonds de la revue (l'adresse de « L'Ymagier » est celle du « ménage » Berthe et Gourmont) ou si ce fut Jarry, qui venait d'hériter d'un de ses oncles lavallois ; toujours est-il que Jarry fait autour de lui beaucoup de publicité pour la jeune revue et qu'il en envoie un exemplaire à Mallarmé, avec ses Minutes, ce qui lui valut le 11 novembre 94 une lettre amicale du poète retiré à Valvins ; Gourmont, prévenu dès sa réception, écrit le lendemain 12 à Mallarmé : « Mon ami Jarry me dit que vous avez reçu aimablement notre Ymagier (3). » Cette formule initiale : « Mon ami Jarry... » se passe de commentaires ; elle indique qu'en cette fin d'année 94, l'entente des deux hommes est parfaite, et l'on peut les imaginer, au cours de rencontres quasi-quotidiennes, discuter de tout ce qui les passionne : peinture moderne et gravures du Moyen Age. héraldique et latin, poésie symboliste, Lautréamont et Mallarmé... D'ailleurs, une preuve supplémentaire de cette parfaite entente nous est fournie par le compte rendu que Jarry publie dans le « Mercure » de décembre 94 à propos de deux plaquettes de Gourmont : le Château singulier et Hiéroglyphes, et l'on trouve déjà cette curieuse prose de « poésie critique » qui illuminera , quatre ans plus tard, le Faustroll. La rupture La situation change l'année suivante, l'inscription qui figure en tête de « L'Ymagier » est parlante : les noms de Gourmont et de Jarry ne sont associés à la direction de la revue que jusqu'au numéro 5, daté d'octobre 95, et le numéro suivant (janvier 96) porte le seul nom du Normand. C'est donc entre ces deux dates que la rupture se consomme, sans qu'il soit possible de préciser exactement. Deux certitudes seulement : il existe un exemplaire de César-Antéchrist (le deuxième livre de Jarry) qui possède un envoi à Gourmont (4) ; or ce volume, dont l'achevé d'imprimer date du 1er octobre 95, est l'un des deux sur Chine ! En outre, dans une lettre à Vallette du 5 novembre 1895, Jarry presse le directeur du « Mercure » de mettre son livre en vente et ajoute : « Si vous avez encore à m'écrire et à m'envoyer, adressez tout à l'Ymagier. » L'adresse de la revue étant celle de Gourmont et de Berthe, c'est donc après cette date, et au plus tard en janvier 96, que se situe la brouille des deux hommes, si brutale sans doute que Gourmont, malgré le royal cadeau qu'on venait de lui faire, s'interdisait de rendre compte de César-Antéchrist dans le « Mercure ». Reste à dire quelques mots de cette rupture, et de celle, qui en est à l'origine : Berthe Courrière, qui s'octroyait la particule, et que Gourmont rencontra en 1887. Ce personnage singulier, avait été la maîtresse du général Boulanger et du sculpteur Clésinger avant de devenir la Sixtine de Gourmont « la Chantelouve de Là-bas. Courant 1894, une stupide machination, dont Rachilde fut l'âme et, peut-être, Jean de Tinan le relais, fit croire à Berthe que Jarry était amoureux d'elle. La « vieille dame », suivant le surnom qu'on lui donnait au « Mercure » envoya des lettres et une déclaration passionnée au Breton qui lui préférait Fargue. L'affaire dura sans doute toute l'année 1895 jusqu'à ce que Berthe, cruellement mortifiée par l'indifférence sinon la muflerie de Jarry, ne finisse par se plaindre à Gourmont, qui ne put pas ne pas prendre son parti. Plus tard, Jarry écrivit une ballade féroce (Inscription mise sur la grande histoire de la vieille dame), où Berthe est traitée de « vieux dromadaire », et raconta l'affaire tout du long, en publiant même les lettres et la déclaration qu'il avait reçues (5) dans le troisième chapitre de l'Amour en visites (1898), où Gourmont devient « le vieux daim », injurieux masculin de « la vieille dame ». A cette rupture, Gourmont perdit un peu, ne serait-ce que la royauté d'une des îles du périple faustrollien, mais Jarry perdit plus encore : non seulement sa présence dans le Livre des masques mais une discussion érudite et une amitié intellectuelle authentique et fructueuse, dont il ne retrouvera l'écho que quelques années plus tard, avec Apollinaire. 1. Cette « appartenance » n'était pas seulement d'ordre matériel : Haldernablou doit beaucoup au Château singulier et à Lautréamont célébré par Gourmont en février 91 dans le « Mercure ». 2. Bibliothèque de M. E.W. Vente publique des 20 et 21 novembre 1951, n° 225 du catalogue. 3. Publiée in Correspondance de Mallarmé, tome VII, par H. Mondor et L. J. Austin, Gallimard 1982, page 39 ; dans cette édition, la lettre de Gourmont est datée du 2 novembre, mais elle ne peut être consécutive à la lettre de Mallarmé du 11 (publiée in op. cit. page 95). 4. Bibliothèque de MCD. Vente publique des 16 et 17 mai 1927. 5. On a retrouvé deux lettres de B. de Courrière à Jarry [voir ci-dessous] ; la première du samedi 15 septembre 1894, est à une variante près celle que Jarry publie en première position dans /'Amour en visites, la seconde est inédite. Datée du samedi 22 septembre 1894, on y lit notamment : « Si cela m'est possible, je m'efforcerai de passer chez vous ce matin entre 10 h et midi. Je souhaiterais bien ne pas voir trop de désordre et vous trouver dans la même vêture à laquelle mes yeux sont habitués... » [texte reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur ; tous droits de reproduction réservés] 2. « L'amoureuse en visites. Lettres inédites de Berthe de Courrière et Rachilde à Jarry », Double Face, n° 4, directeur de publication : Daniel Compère, Amiens, printemps 1987
L'AMOUREUSE EN VISITES
En octobre 1894 paraît le premier numéro d'une revue d'estampes : L'Ymagier, fondée et conjointement dirigée par Remy de Gourmont et Alfred Jarry ; cette fructueuse collaboration entre le Normand et le Breton dura jusqu'à leur brouille, en janvier 1896. On connaît assez bien aujourd'hui les circonstances de cette rupture, dont Berthe de Courrière, « modèle » de Sixtine et de la Chantelouve de Là-bas, fut le pivot : égérie de l'écrivain normand, elle était passablement intéressée par la jeunesse de Jarry mais irritait si fort Rachilde, la femme du directeur du Mercure de France, que cette dernière ourdit un complot contre elle, utilisant si bien le Breton qu'il se retrouva brouillé avec Gourmont. En 1897, entre la publication de Les Jours et les nuits et la rédaction du Faustroll, Jarry confectionna un singulier livre : L'Amour en visites, dont le troisième chapitre : Chez la vieille dame, revient de manière assassine sur ses relations avec Berthe de Courrière et Gourmont qui, pour la circonstance, et par souci de symétrie, y est baptisé : le vieux daim. Ce troisième chapitre produit un texte de Berthe : Tu es rex, déjà publié dans le Mercure du 1er janvier 1894, et trois de ses lettres plus un télégramme du même jour : le « samedi 15 septembre 18... ». La bonne fortune a voulu que nous puissions prendre connaissance de deux lettres envoyées par Berthe de Courrière à Jarry. La première, on le verra, est à très peu de modifications près, celle que l'écrivain publie dans L'Amour en visites ; la seconde est tout à fait inédite et inattendue. Ces deux lettres permettent, avec d'autres documents, de prendre la mesure du travail d'écrivain de Jarry ; elles devaient être complétées par une troisième, de Rachilde, possiblement écrite le jeudi 16 septembre 1897. On y voit que la romancière, soucieuse de parachever sa vengeance contre « la vieille dame », fit tout pour que le livre qui la mettait à mal fût publié... Du reste, le 18 septembre, l'éditeur Pierre Fort s'adressa à Rachilde, lui indiquant qu'il était prêt à prendre connaissance du manuscrit de son « camarade », qu'elle recommandait. L'Amour en visites parut en mai 1898 ; il n'eut pas le succès qu'il méritait, pas même celui de scandale qu'on attendait de son troisième chapitre... A consulter : Samedi 15 septembre 1894. 9 h. 15 Si vous recevez ce mot en temps utile, voulez-vous venir tout-à-l'heure, vers 10 h. 1/4 ? (pas avant s.v.p.). J'ai réfléchi qu'en vertu de cette loi qui veut que la même idée ne se présente pas deux fois de suite, je ne voudrais pas être la cause de la perte d'aucune. B. de Courrière Si vous ne receviez pas ceci ce matin à demain dimanche vers 4 h 1/2.
Paris. Ce samedi 22 sept. 1894. 8 h. 15. Comme deux imprévoyants nous n'avons rien arrêté hier pour aujourd'hui et je n'ai pas su vous expliquer que si cela ne vous dérangeai (sic) pas je voudrais que vous m'attendiez ce tantôt entre 5 h. 1/4 et 5 h. 1/2 Cité Bergère du côté du Faubourg Montmartre la maison où je vais est la deuxième porte du n° l sur la gauche. Je voudrais donc que vous parcouriez le trottoir de droite pour que je puisse vous voir d'en haut. Toutefois comme ces explications seront peut-être insuffisantes si cela m'est possible je m'efforcerai de passer chez vous ce matin entre 10 h. et midi. Je souhaiterais bien ne pas voir trop de désordre et vous trouver dans la même vêture à laquelle mes yeux sont accoutumés. Mais ne m'attendez pas d'une façon positive et allez chez l'imprimeur quand même. B. de C. Et aussi excusez mon style. Il est forcément télégraphique. |