On connaît ces bouteilles magiques desquelles on verse toutes sortes de liquides au gré des curieux, pourvu toutefois que cette curiosité ne dépasse pas certaines limites. L'homme est un vase magique plus merveilleux encore, quoique d'un mécanisme différent. On peut verser dans son esprit les doctrines les plus diverses, les religions les plus opposées, il les absorbe également et se les assimile si bien qu'elles y deviennent uniformément un seul et même liquide. Versez-y de l'eau, du vin, du vitriol, du vinaigre ou du sirop, ensemble ou séparément, peu importe, tout cela se transforme aussitôt en un liquide vital, c'est-à-dire très propre à entretenir les illusions agissantes de l'humanité. On n'y verserait rien du tout d'ailleurs, que le résultat serait le même : le liquide vital sourdrait de lui-même et ferait sa besogne. En d'autres termes, l'humanité, ou des parties d'humanité, ont été jehovistes, molochistes, bouddhistes, païennes, selon toutes ses nuances, chrétiennes selon toutes ses couleurs, et il est arrivé qu'en prenant contact avec [7] l'âme humaine, toutes ces doctrines se sont magiquement transformées en adjuvants de vie, en une sorte de cordial. Voyez le christianisme, aujourd'hui associé avec l'idée même de conservation sociale. Ses premières manifestations furent d'anarchie : assaut des temples, renversement des simulacres de la religion officielle, révoltes contre les lois, mépris des magistrats et du magistrat suprême, l'empereur, enfin tout ce que font ou dont se vantent les anarchistes d'aujourd'hui. Ce fut une doctrine de plèbe, une doctrine d'ignominie, de négation de toute grandeur et de toute beauté. Mais elle a persévéré, elle était forte, elle a vaincu et voilà des siècles qu'elle protège l'ordre qu'elle croyait vouloir détruire. Un anarchiste lisant la Vie de Jésus dans sa prison m'a fait songer à tout cela. L'ironie des choses n'est que la nécessité. [8] Les Anglaises se battent et battent les ministres pour obtenir le suffrage politique. Cependant les Françaises n'ont présentement qu'un souci : la mode. Quel chapeau portera-t-on le mois prochain, quelle robe ? Telles sont pour elles les grandes questions. Il n'y a pas bien longtemps la mode n'était que bisannuelle ; elle tend à devenir mensuelle. Demain, elle sera hebdomadaire. Cela suppose une telle extension de la richesse et une telle expansion de la richesse en frivolité, que c'en est un peu effrayant. Et quel mépris de soi-même ! Soi avec son corps, son aspect naturel, son port, sa démarche, cela n'existe plus. Une femme n'est pas. Elle devient et dans la mesure où elle se vêt comme la mode exige qu'elle se vête. Il semble qu'elles aient conscience, et sans doute excessivement, du néant qu'elles sont et qu'elles passent dans la vie en proférant pour tout langage : « Si je n'étais pas habillée à la mode, je ne serais rien. Ne me regardez pas, regardez ma robe, regardez mon chapeau. Je ne suis quelque chose que grâce à ma parure. » Et [9] le nombre des journaux de modes augmente de jour en jour. Les plus graves journaux doivent céder et publier des suppléments à l'usage des poupées, auxquelles sont mariés leurs abonnés. Si encore ce soin unique de s'habiller les rendait plus jolies ! Mais non, les modes actuelles sont essentiellement aristocratiques et il n'y a pas au monde dix mille femmes qui y paraissent à leur avantage. N'importe. Elles veulent toutes, jusqu'au plus lointain village, ressembler à Cécile Sorel. Une idée qui ne leur est jamais venue à la tête, c'est de vouloir ressembler à ce qu'elles sont. Combien sont rares celles qui s'estiment assez pour demeurer elles-mêmes, pour se refuser à l'imitation frénétique. Pour celles-là aussi, je voudrais un journal de modes, mais qui les maintiendrait dans leur volonté de se vêtir à leur guise, de ne prendre que soi pour patron. Mais un tel journal ne ferait pas ses frais. Telle est la mode ! [10] On a condamné un peu vite, dans la presse, il me semble, l'indulgence du jury pour les meurtrières conjugales et, en général, pour ces drames sanglants où figurent toujours avec les époux, soit un amant, soit une maîtresse. Ce serait aller un peu loin, peut-être, que de reconnaître aux premiers de ces personnages un droit éventuel sur les deux autres, mais je ne suis nullement opposé à une indulgence systématique pour ces jeux passionnels, même quand ils tournent très mal. Injustice ? Où a-t-on pris que tous les meurtres soient d'égale laideur ? L'injustice est la méthode anglaise qui, soumise à la règle biblique, veut que soit tué quiconque a tué. La plupart des meurtres sexuels (ce mot vaut mieux que passionnel) ne sont dus qu'à des mouvements de hasard, bouffées de colère, de jalousie. La sévérité, pas plus que l'indulgence, n'a d'effet sur des impressions nerveuses. Les vrais auteurs de ces sortes de meurtres, où l'intérêt n'est pour rien, ce sont les parents du meurtrier qui ont fait un enfant [11] incapable, en telles circonstances, de se dominer ; ce sont les armuriers qui vendent, pour rien, les armes qu'il faut ; c'est la mode qui demande qu'on les ait à portée de la main, c'est quoi encore ? Tout ce qui nous entoure, cette civilisation fébrile. Puis, avant tout encore, c'est l'inventeur de la poudre et celui du pistolet de poche et celui du revolver, de la balle blindée, etc. Nulle femme, qui a d'ordinaire un revolver sur sa table, ne peut répondre qu'elle ne s'en servira jamais contre son mari, contre son amant. A eux de faire attention. A eux de se faire aimer, de ne pas se faire détester, au moins, de se faire supporter. Mais cette théorie, comme toutes, a une fissure. L'indulgence pour le meurtre est un encouragement au meurtre. Tout est vrai, tout est faux. Il faudrait peut-être autant de législations que d'individus. Le jury souverain est un peu cela. Laissons-le frapper au hasard, être indulgent au hasard. [12] C'est une excellente idée de saccager les boutiques et les éventaires, de détruire les approvisionnements pour en faire baisser le prix. Cette méthode a été inventée par un groupe de ménagères ; on le devinerait, si on l'ignorait : elle porte bien la marque de la logique féminine. Mais ce qui est encore plus curieux que la méthode elle-même, c'est sa réussite relative, ce qui montre bien que derrière les lois de l'économie politique, il y en a d'autres d'une valeur essentiellement psychologique. L'homme, et particulièrement celui qui exerce la profession de marchand, est un profiteur. En devenant plus rares, par suite de la sécheresse, les légumes et les autres denrées alimentaires ont augmenté mécaniquement de prix, mais dans quelle proportion cette augmentation a-t-elle été logique et raisonnable ? On s'aperçoit maintenant que les producteurs et les intermédiaires ont abusé de la situation. Quand tout le monde perdait, puisque tout le monde mange (ou du moins presque tout le monde), ils ont [13] voulu être les seuls non seulement à ne pas perdre mais à réaliser des gains, supérieurs peut-être aux gains normaux. Leur égoïsme a reçu une rude leçon et vraiment je ne les plains pas beaucoup, je plains davantage les ménagères qui n'ont pas dû voir sans un serrement de cœur (et de ventre), l'écrasement des choux, la capilotade des navets et des carottes, le piétinement du beurre (ce devait être bien sale), enfin, le massacre général de toutes ces feuilles, ces racines, ces fruits délicats, qu'on a presque autant de plaisir à regarder qu'à manger. Pour que les femmes détruisent ce qui manque sur leur table, il faut que leur exaspération ait été grande. Mais n'eut-il pas été plus sage de rester chez soi jusqu'à la fermeture du marché ? J'ai toujours vu qu'à ce moment-là les marchands les plus braillards deviennent fort traitables. Puis, il ne faudrait pas non plus que les émeutières s'imaginassent que leur geste va faire reculer le soleil. Et tant qu'il sera là, jovial et ironique, les jardins ni les champs ne seront pas très féconds. Les émeutes ne sont pas un rite pour faire pleuvoir. [14] On fait des enquêtes sur le degré d'instruction des recrues, et on les a trouvées fort ignorantes, sujettes à des confusions inexprimables. On vient de faire la même expérience sur des lycéens d'environ quatorze ans, et le résultat a été à peu près pareil. Si la suite de leurs classes n'est pas plus fructueuse, en quel état arriveront- ils au seuil de la vie ? Voici quelques exemples donnés par le Matin : Gœthe est un musicien célèbre, Dante un sculpteur grec, Pétrarque un roi de Rome, Lulli, un chimiste, Pindare un écrivain français ; il vivait au dix-septième siècle, ainsi du reste qu'Alexandre le Grand. Platon est le Dieu des enfers et Taine un poète latin. Parmi les contemporains célèbres, ils ne connaissent guère que Dranem, Mayol et Polin. Ils écrivent l'Amour et Sptychée, Habraamme, Ighyène, mais ils orthographient fort correctement le nom des vainqueurs de la course des « Six jours ». On accuse à ce propos le morcellement et la multiplicité des études. Mais il semble qu'ils les aient au contraire admirablement simplifiées. Il en sont au néant. Que veut-on de plus ? Je dois dire, en philosophe impartial, qu'il me semble bien avoir rencontré au lycée, de mon temps, de tels cancres, mais ils étaient moins nombreux ; ils étaient même rares et les autres les raillaient. Il n'y a pas de doute et la qualité de certaines réponses le prouve, c'est là un résultat de l'importance donnée à la culture physique. A force d'entendre parler sports et records, les enfants ont fini par croire que c'est là la substance de la vie. Ils veulent, dès maintenant, ressembler à leurs parents qui n'ont plus d'autres sujets de conversation. Quant au café-concert, c'est un des produits de Paris les plus estimés : nul étonnement à ce que des petits Parisiens s'en délectent, ne fût-ce qu'en imagination. C'est vraiment sur l'instruction des petits bourgeois et aussi des moyens et même des grands que je voudrais qu'on fît une telle enquête. On en entendrait de belles ! On dirait qu'il n'y a dans le monde qu'une certaine quantité de spiritualité et qu'à vouloir l'étendre on diminue la part de chacun. N. B. : on lit dans l'édition du Divan : « le degré d'instructions », « Quand au café-concert ». Il faut reconnaître qu'elle est extraordinaire cette famille de suffragettes fanatiques. Il y a là des femmes qui se vouent à la torture avec une sérénité épouvantable. Cela me fait penser au mot de Proudhon : « Après les bourreaux, je ne connais rien de plus haïssable que les martyrs. » Pour cruel que soit le mot je ne suis pas loin de l'approuver. Il y a aussi celui de Cladel, qui va si bien aux circonstances présentes : « les martyrs ridicules. » Je puis bien admirer, mais non comprendre, ces premiers chrétiens qui se vouaient à la mort plutôt que de goûter à un filet de bœuf prélevé sur un animal offert en sacrifice, ou ces protestants qui se laissaient assommer plutôt que d'aller à la messe. La belle affaire ! Henri IV avait plus d'esprit. Les suffragettes imitent les premiers chrétiens. Mises en prison pour quelque méfait, injures, bris, tapage, voire incendie, elles refusent la nourriture que leur distribue l'Etat, mais, martyres ridicules, se débattent en vain contre la sonde qu'on leur enfonce dans le nez. Oh ! ces entêtements de femmes ! Les bourreaux qui se mettent à quatre pour maintenir une jeune fille et la soumettre à une opération répugnante et douloureuse ne font pas sans doute une très jolie besogne, mais la jeune fille qui supporte cela volontairement n'est pas plus digne d'une admiration sans mélange que les fous notoires auxquels on en est réduit à infliger ce traitement. Et tout cela, pour obtenir quoi ? Le vote politique. Qu'elles regardent donc autour d'elles. Elles verront nombre d'hommes, probablement plus intelligents qu'elles-mêmes, qui sont pourvus du droit de vote et n'en usent jamais. Qu'elles en croient ces exemples. Le droit de vote est un plaisir sur lequel on se blase assez facilement, après avoir constaté qu'en politique, comme en d'autres matières, on n'obtient jamais ce que l'on veut, dès qu'on veut quelque chose qui diffère un peu de la volonté générale. Je connais même des gens qui, désabusés d'avance, ne votèrent jamais. Je ne les donne pas en exemple. Je constate leur existence, voilà tout. Quand la famille Pankhurst les découvrira, elle aura honte de son martyre. Un groupe humain n'a jamais pratiqué un genre de folie qu'un autre groupe ne soit prêt à recommencer, ici ou là. C'est ce que nous apprend l'histoire des mœurs et l'histoire politique. L'Etat d'Ohio (prononcez Oayo) vient d'édicter ou de rêver des lois somptuaires qui veulent réglementer à la fois la matière des vêtements, leur forme et la manière dont ils doivent protéger la pudeur des femmes et leur vertu, non moins que la vertu des hommes. On ferait un volume des décrets ecclésiastiques, des sermons et homélies sur un tel sujet ; on y joindrait, cela ferait un long supplément, les règlements civils touchant la même matière, règlements qui furent toujours vains, en proportion même de leur absurdité. Le premier souci des imbéciles de l'Ohio est que les femmes ne dévoilent aucune partie de leur peau, sauf la figure et les mains, ce en quoi les musulmans les trouveront modérés, puisqu'ils n'autorisent à ne montrer que les yeux. Quoi que l'on fasse, en fait de morale vestimentaire, on trouve toujours un plus rigide que soi ; on le trouve aussi en fait de morale sexuelle et, à ceux qui prêchent le renoncement en amour, on pourra toujours donner l'exemple d'une secte qui les dépasse en austérité. Mais où commence le visage pour un législateur de l'Ohio ? Strictement au menton. La femme ne peut même pas avouer qu'elle a un cou. Elle l'enfermera dans une gaine, le cou fait songer à ses prolongements. Quand on voit le col, le sein se dessine. Une femme de l'Ohio ne doit pas être soupçonnée de posséder des appas capables de troubler les imaginations. Mais j'ai eu tort d'entreprendre ce sujet. Je n'y puis pas dire le quart de ce que je pense. C'est à peine, d'ailleurs, si les bouffonneries de ce genre me donnent à rire. J'éprouve quelque pitié pour les hommes et les femmes qu'abusent ainsi les tyranneaux de la morale évangélique. Les usages mondains sont restés assez compliqués pour les femmes. Il y a des moments où il faut mettre un chapeau et où il n'en faut pas mettre ; des moments où il faut avoir les mains gantées et d'autres où il faut les avoir nues. Telle forme de robe convient ou ne convient pas à telle heure de la journée. C'est plus simple pour les hommes et d'ailleurs on y fait moins attention. Mais on pourrait dire, en parodiant le mot célèbre (trop célèbre, diraient les moralistes), que la femme tout entière est toilette, est étiquette, et que le moindre manquement la déclasse, dans l'opinion seulement des imbéciles, il est vrai ; mais étant le nombre, ils sont la loi. Au grand siècle, les hommes qui voulaient faire figure dans le monde, n'étaient pas moins soumis que les femmes à toutes sortes de minutieux usages. On jouait beaucoup du chapeau et, à l'inverse d'aujourd'hui, si on pouvait se promener sans chapeau, on ne pouvait pas se mettre à table sans chapeau, ni même sans manteau et sans épée. Mais, pour le chapeau, que de nuances ! Les conseils s'adressent à un jeune homme ou à l'homme qui n'est pas du premier rang. On s'approchait de la table tête nue et on ne se couvrait que lorsque « les personnes les plus qualifiées » s'étaient couvertes elles-mêmes. Alors, il fallait se découvrir quand on vous offrait d'un plat, quand on vous parlait, et dans ce cas attendre jusqu'à ce que la personne vous priât de vous couvrir. La hiérarchie compliquait la politesse. Entre égaux, la maxime générale de la table était de ne se jamais découvrir. « L'usage, dit un manuel du temps, l'a tellement établi que l'on passerait pour un nouveau venu dans le monde d'en user autrement. » Mais tout le monde se découvrait en se levant de table. L'usage de prendre les repas le chapeau sur la tête s'est conservé très longtemps en province et je me souviens d'en avoir vu un dernier vestige, dans un canton très arriéré. Il peut revenir, car il n'est d'autre motif à la mode que la mode même et je crois qu'on perd bien son temps à lui en chercher d'autres, qui seraient presque raisonnables. Le philosophe à la mode C'est M. Bergson [...] C'est en Chine qu'il faut aller pour voir les enfants sinon pousser sous les choux, du moins pousser dans les champs, comme des agarics, dans les bois, comme des bolets. Une américaine a vu cela, voyageant par des contrées infréquentées des étrangers; un champ où les têtes de choux étaient des têtes d'enfants. Mais ils ne venaient pas à la lumière, ils s'en retournaient vers la nuit. Ils étaient des nouveaux-nés que leurs parents avaient enterrés là jusqu'au cou. C'est la coutume. Comme les enfants crient un passant quelquefois prête l'oreille et, s'il en a besoin en cueille un ou deux. Qui aurait besoin d'enfants dans un pays où les enfants surabondent Les rares passants miséricordieux sont donc les missionnaires de toute secte ou les indigènes qui connaissent la manie des missions : acheter les enfants abandonnés. Cela parut pendant longtemps fort suspect aux Chinois. Pourquoi ces gens-là venaient-ils chez eux acheter des enfants ? Probablement pour les sacrifier à leurs dieux, peut-être pour les manger ? Conduite immorale et révoltante. Ils savent maintenant ce que font les missionnaires, quand ils peuvent sauver un de ces enfants à demi enterré et, comme ils ne sont pas autrement méchants, ils s'en réjouissent. Quant à ce qui est de les garder et de les élever, au delà d'un certain nombre, il n'y faut pas penser. La population est tellement dense qu'elle ne vit pas et qu'à peine s'empêche-t-elle de mourir de faim. Les denrées sont si chères en telle ville que les laitues s'y débitent à la feuille ! La Chine meurt de dénuement. Malgré leur respect pour les morts, on a songé en certaines régions, où la terre cultivable manque, à labourer les cimetières, les immenses et nombreux cimetières chinois, où depuis trente ou quarante siècles les morts vénérés se sont accumulés. En attendant, ils se débarrassent de leurs enfants comme j'ai dit. En d'autres régions, il y a d'autres moyens. On me contait cela il n'y a pas longtemps. Tous les jours, en sortant de l'Observatoire où il demeurait, Arago entrait chez l'horloger Winnerl, qui était un homme aimable et considérable aussi. Flammarion, qui l'a connu, l'appelle le premier horloger de France. Cet horloger avait un grand respect pour l'astronomie et les astronomes. Ayant lui-même à faire de fréquentes sorties dans Paris pour surveiller les horloges de ses contemporains, il résolut sans rien dire de s'en fier à la sagacité de l'astronome, qui devait, semblait-il, avoir d'assez précises connaissances sur les probabilités atmosphériques. « Quand l'illustre Arago aura un parapluie, se dit-il donc, je prendrai aussi mon parapluie ; quand il n'en aura pas, c'est que le temps sera au beau fixe. » Mais il arriva qu'il ne pleuvait presque jamais lorsque Arago s'était muni de son parapluie, et qu'il pleuvait presque sûrement quand il l'avait dédaigné. Cela troubla le bon Winnerl qui s'en plaignit à l'astronome : « Au lieu de faire comme moi, faites donc le contraire, lui répondit Arago avec bonhomie, vous vous en trouverez peut-être bien. » Sans connaître encore l'anecdote, j'en ai essayé la recette. Hélas ! elle est incertaine. S'il suffisait de croire le contraire de ce que prédisent les astrologues et les prophètes, nous aurions des certitudes météorologiques et l'avenir nous serait dévoilé. Sans doute, il vaut toujours mieux compter sur la pluie, quand la Tour Saint-Jacques annonce du beau temps, mais le pronostic serait loin d'être infaillible. La Tour ne se trompe pas à coup sûr, ni Mathieu Laensberg, ni personne. En fait de prévision du temps, nous en sommes toujours au même point que du temps d'Arago, qui prenait ou ne prenait pas son parapluie, selon les hasards de l'inspiration. Il en est de cela comme des mensonges des femmes. Si on était sûr qu'elles mentent toujours ! Mais cela aussi est incertain. Le nouveau président des Etats-Unis, M. Woodrow Wilson est, ainsi que sa famille, « tea to taller », c'est-à-dire qu'il a juré sur la bible de ne boire que du thé et autres boissons dénuées d'alcool. En conséquence, il a décidé de supprimer des toasts la traditionnelle coupe de Champagne. On la remplacera par de la limonade, de l'orangeade ou de la bière de gingembre. J'ignore cette dernière boisson, mais il paraît que c'est très mauvais. Je souhaite donc du courage aux invités de cette présidence économique. Mais, pendant qu'il est en veine d'abstinence, pourquoi M. Wilson ne supprime-t-il pas les toasts eux-mêmes. Quelle nécessité y a-t-il de porter des santés avec de la décoction de gingembre ? Mais il est probable que l'usage en tombera naturellement. On y regardera à deux fois avant de s'infliger la torture de sabler la limonade quand on n'aura pas soif. Le champagne invitait aux toasts ; l'orangeade en détournera. Un homme politique américain ne reculait pas devant la perspective d'avaler indéfiniment du Champagne ; cela soutenait son éloquence et stimulait son imagination. Il trouvait sans relâche un tas de personnes ou d'abstractions en l'honneur desquelles lever le coude. Je crois que la bière de gingembre refroidira beaucoup les enthousiasmes. On se représente également assez mal ces dîners officiels où les verseurs ne murmureront aux oreilles des convives que le cri agaçant des entr'actes : Orgeat, limonade, bière. Les conversations manqueront probablement d'animation. Les têtes y demeureront peut-être plus saines, mais les ventres auront la colique. Au dessert on servira de la tisane, de la vraie tisane, tilleul ou camomille. Et voilà ce que c'est qu'une vraie démocratie, servie par l'avarice et par l'abstinence, une démocratie de la Croix bleue. Frontières Parmi les bêtises [...] L'empereur allemand possède une ferme modèle et, sur la foi de son intendant, excellent courtisan, il s'imaginait être seul à cultiver une merveilleuse espèce de seigle. Or, les agriculteurs du pays viennent de déclarer qu'elle est fort ordinaire dans cette région et que les champs de la ferme modèle ne l'emportent en rien sur ceux des environs. Il en est de même des autres cultures, des troupeaux et du reste. Et l'on a dit, que mal renseigné sur les détails de son domaine privé, il l'est sans doute également sur les affaires générales de l'empire. C'est bien possible et certains de ses actes feraient assez bien croire que sur le caractère des Français, par exemple, il est fort mal renseigné. On ajoutait : ce n'est pas étonnant, il ne lit pas les journaux, il ne lit que certains articles qu'on lui découpe ou même qu'on lui analyse. A la cour de Russie, le souverain serait aussi, à ce que l'on m'a dit, victime de certaines habitudes protocolaires : Non seulement, il ne lit pas les journaux, mais non plus ni les livres ni les revues, ni rien qui ait été imprimé. Il lit cependant, mais comment ? Quand le tsar manifeste le désir de lire un article ou un livre, on avertit les bureaux de la chancellerie spéciale qui se mettent aussitôt au travail et fournissent, en belle écriture, et sur le papier au format qui convient, une copie manuscrite de l'article ou du livre. Ainsi, il échappe à l'ombre même de la promiscuité et tout ce qu'il lit a été écrit pour lui, rien que pour lui. Cette coutume doit remonter à l'époque lointaine où l'imprimerie n'était pas connue ou pas encore établie en Russie et comme tant d'autres coutumes elle a survécu à ses motifs ainsi qu'aux révolutions de l'esprit et à celles de l'industrie. J'ai peine à croire, cependant, que le tsar ne l'enfreigne jamais. Du reste, je ne la trouve pas beaucoup plus barbare que celle de s'en remettre à un fonctionnaire du choix de ses lectures. Un conférencier d'un assez mince génie racontait ces jours derniers que, faisant une conférence à l'étranger, un soir, et n'ayant que le temps strict d'aller reprendre le train, il était obsédé, au milieu des applaudissements, par cette idée : « Pourvu qu'ils n'aillent pas dételer ma voiture ! » Il me semble que je me dirais plutôt, en pareille occurrence : « Ils applaudissent, mais cela ne peut pas durer. Pourvu qu'ils ne me jettent pas des pommes cuites ! » Ce qui ne serait qu'une métaphore, et un peu usée, car les théâtres et les salles de conférences n'abondent pas généralement en projectiles de cette sorte. Mais la voiture dételée n'est-elle pas une métaphore et une métaphore également bien usée. Il me semble que l'âge de la voiture dételée est bien loin de nous, tout comme l'âge des pommes cuites, dont le peuple ne se délecte plus, depuis qu'il a les oranges. Quant à la voiture elle porte désormais ses chevaux en elle-même et nulle foule ne serait assez sotte que de s'atteler à une automobile. Une anecdote de ce genre est nécessairement un peu ancienne et je conçois que le héros s'empresse de la raconter durant qu'on a encore le souvenir de pareilles historiettes. Comme cela vous posait, jadis, un homme politique, un orateur populaire ! Mais j'ai un doute. Je me demande si les voitures dételées par l'enthousiasme le furent toujours spontanément. Une telle idée est à la fois si biscornue et si « historique » ; elle sent si bien son histoire romaine, le char du triomphateur et le troupeau des esclaves, que je n'y vois guère de sincérité. Les dételeurs de voitures devaient former une équipe bien organisée dont on louait les services. Je ne serais pas étonné que des archives, dont il sort tant de choses, sortît un jour quelque contrat entre dételeurs et dételés. Pour les acteurs en tournée, les acteurs romantiques, cela a évidemment fait partie de la « claque ». Cela remplaçait les affiches, c'était plus solennel et cela ne coûtait pas plus cher. J'ai eu le malheur d'écrire : « Une loi de constance intellectuelle. » Je m'aperçois, en effet, que notre époque lui a donné un démenti singulier, et pas dans le sens qu'on pourrait croire, qu'on est très disposé à croire. Je n'ai pas besoin de dire que si l'on admet que le niveau intellectuel a varié de nos jours, et même d'une façon inquiétante, l'opinion admet aussi que c'est du côté de la montée. L'idée ne viendrait à personne que le thermomètre intellectuel, qui se tenait à une hauteur modérée, a brusquement fléchi, descendant vers le zéro. Il n'y a plus d'imbéciles, il n'y a pas moins de gens intelligents, mais chez quelques-uns de ceux-là l'intelligence a éprouvé une tare. L'origine de cette tare est déjà lointaine. Elle se manifesta, je crois, vers l'an 1840, à l'heure où les tables se mirent à tourner, danser et parler. Depuis, le champ des manifestations spirites s'est fort étendu. Ayant beaucoup parlé, les morts eurent l'ambition de se faire voir. Ayant matérialisé leur verbe aboli, ils désirèrent matérialiser leur apparence corporelle et on les laissa faire, on les aida même très volontiers. Ce fut longtemps une récréation d'imbéciles et d'ignorants, mais peu à peu, bien timidement d'abord, des savants intervinrent. Ils voulaient voir aussi, ils voulaient se moquer. Ils virent et ne se moquèrent pas. Et ils posèrent très sérieusement cette question saugrenue : « Les matérialisations sont-elles possibles ? » Quand un homme tel que M. Richet, physiologiste et biologiste d'un rare mérite, eut répété cette question, on vit le mercure plonger vers la cuvette ; le thermomètre intellectuel tombait vers la congélation. Il n'est pas remonté. Mais j'ai peur d'une nouvelle baisse. En effet, voilà qu'un collaborateur de M. Richet se demande avec le plus grand sérieux si les photographies que l'on a prises des matérialisations sont valables. Comment donc ? Je trouve à ce doute seul une valeur certaine. Oui, il est valable, excessivement valable, comme preuve de la décadence de l'esprit humain. Une revue se publie à Alençon. Je le trouve fort bon. Mais je trouve beaucoup moins bon qu'elle s'appelle Normandy-Revue. Quel est ce jargon ? Quelle est cette manière d'annexer la Normandie à l'Angleterre, non seulement par l'orthographe, mais par la, syntaxe ? Y avait-il vraiment nécessité de décentraliser la manie d'accoler deux noms dont le premier fait malgré lui figure de complément. Hôtel palais, voilà une forme française, Palace Hôtel c'est de l'anglais et du mauvais anglais. Cela a été évidemment le modèle de Normandy-Revue. Ces formes abondent maintenant dans les annonces commerciales. Le peuple a tout à fait perdu le sentiment de sa langue et ces manières grossières de s'exprimer ne le choquent plus du tout. Il semble même que l'accolement de deux mots, dont l'un au moins est anglais, certifie la bonne qualité des produits. Appelez une collection de romans Bibliothèque moderne et personne n'y fera attention, mais l'incorrect Modern-bibliothèque attire tout de suite l'œil du badaud. Moi, cela m'offusque, mais j'ai l'esprit mal fait, je le reconnais. Pourquoi ne pas céder au courant, adopter franchement, comme tout le monde est en train de le faire, l'orthographe anglaise, la syntaxe anglaise ? Voilà de quoi peuvent être fiers les Anglais. Ils ont vaincu notre langue, qui les domina si longtemps ; ils lui ont imposé le plus grave des stigmates, une entorse à sa propre syntaxe. Les mots étrangers ne font pas grand mal à une langue, quand ils s'insinuent dans une phrase correcte. La plupart se nationalisent, les autres finissent par disparaître, mais quand la syntaxe est atteinte, le mal est redoutable. Cette question demanderait une étude. On y ferait voir facilement que le mal est plus étendu qu'on ne le pense, qu'il a gagné jusqu'à la langue littéraire, la littéraire langue, car voilà comment on parlera demain. D'abord, ce n'est pas sans indignation que j'écris ce mot ridicule autant que monstrueux et que, seuls, les êtres totalement dénués de sensibilité verbale prennent pour un vocable français. C'est un bon pendant à cette autre excroissance philologique qui m'a révolté à sa naissance, moto-naphta ! Ainsi, voilà comme on enrichit maintenant notre langue. On lui jette sur les épaules des loques arrachées au grec de cuisine et au latin d'office ; on les assemble avec deux traits d'union, et voilà une parure. Auto-moto-taxi-naphta. Ce sont évidemment les plus bas cuistres qui sont chargés de baptiser les inventions nouvelles, les plus crasseux demi-savants, les plus abjects ramasseurs de bouts de grammaire. Redites donc de sang-froid, si vous pouvez, la triste litanie, que je n'allonge pas par dégoût de transcrire des sonorités si honteuses. Mais il paraît qu'il n'y a rien à faire. Toutes les protestations sont demeurées sans autre résultat que d'exaspérer la stupide manie des arracheurs de betteraves grecques et de navets latins. Car c'est au nom de la théorie des racines qu'on nous inflige ce charabia. Ah ! que le latin n'a-t-il été totalement oublié et le grec jamais découvert ! La langue française y aurait toujours gagné de conserver son antique propreté. Il faut bien, dira-t-on des mots nouveaux pour des idées, pour des inventions nouvelles ! C'est une question de savoir si les mots anciens ne suffiraient pas dans la plupart des cas. Pour ma part, je ne me sers pas du mot taxi-auto ; je dis une voiture, et je suis fort bien compris. Faudrait-il donc changer le nom parce que change la nature du moteur ? Les richesses de ce genre ne sont que de la pauvreté, et quand le mot nouveau est hideux, cela ressemble à du dénuement. Oui, il faut qu'une langue soit bien misérable pour s'affubler sans honte de taxi-auto ! Il y a des noms bien singuliers. Je ne parle pas de Baisencor-Mirza, qui égaye la « Bibliothèque orientale » de d'Herbelot et l'histoire de la Perse. Je parle des noms français. Hier, j'ai découvert M. Paul Nord. Jules Renard a parlé d'un certain M. Sud, qui allait à la chasse ; il n'a pas osé M. Paul Sud. On n'est jamais aussi comique que la vie. Voyez les gens qui possèdent la moitié d'un nom historique. Ils se consolent de n'en avoir que la moitié, ce qui n'est pas ridicule, en reconstituant le nom tout entier sur la tête de leur fils. Les braves gens qui s'appellent Corneille, s'il leur vient un héritier mâle, n'hésitent pas à le prénommer Pierre. Un second et ce sera Thomas. Ils ont évidemment consulté l'instituteur ou leur curé ou le percepteur, qui a des lettres. Il y a actuellement un Pierre Corneille et, poussé par les heureuses syllabes de son nom, il a écrit pour le théâtre. Tous les parlementaires ont connu Victor Hugot, sénateur. J'ai vu la carte d'un Philibert Delorme. Un enfant dont le père était un Philippe fut naturellement affublé d'un Louis pour prénom. Ce malheureux, qui devint un écrivain très personnel, eut beaucoup de mal à vaincre ce nom, évocateur de la poire, du parapluie et de la main sur le cœur. Braves gens, si vous vous appelez Auguste, ce qui est bien modeste, n'hésitez pas à parer votre rejeton du prénom de Philippe. Cela sonne, quand on est dans l'épicerie. Philippe-Auguste ! J'ai longtemps lu, et il y est peut-être encore, Charles Quint, au fronton d'une boutique de bonneterie, rue de Rivoli. Aux Antilles on connaît ce genre de plaisanterie, mais elle y prend des proportions qui dépassent la mesure et qui sont à peine amusantes. J'ai une carte de visite d'un certain Socrate Homère. C'est trop. Pour être un peu élémentaire, elle n'est aucunement ridicule, la pensée du penseur. Il a su voir que les batraciens, dont les types les plus connus de tous sont la grenouille et le crapaud, possèdent cinq doigts, tout comme les primates, dont nous avons l'honneur de faire partie, et qu'il y a une très probable filiation des uns aux autres. Seulement, comme cette vue des choses prête à rire pour les imbéciles, il n'était peut-être pas très séant de la rendre publique devant un auditoire bigarré et en particulier malveillant. Le premier devoir d'un penseur, que dis-je ? d'un prince des penseurs est de faire en sorte que la pensée soit respectée, tout au moins de ne pas l'exposer aux quolibets de la foule. Je ne crois pas qu'aucun ami de la science sache gré à M. Pierre Brisset d'avoir dévoilé au peuple assemblé une hypothèse biologique, qui n'est encore qu'une conception de l'esprit philosophique et qui n'aura sa pleine valeur que lorsqu'un savant en aura fait la démonstration logique. Il y a bien longtemps déjà qu'elle m'a été offerte en passant par M. Quinton, qui se réservait de l'appuyer d'arguments anatomiques et physiologiques et d'en faire un épisode important de son grand travail sur la double origine des espèces animales, suite toute naturelle de l'exposé qu'il nous a donné des lois de constance. En tant qu'idée scientifique, elle lui appartient et lui seul, d'ailleurs, est capable de lui donner sa valeur et l'imposer aux méditations et aux contradictions des biologistes. Il a sans doute jugé que le moment n'était pas encore venu, mais peut-être qu'il ne saurait maintenant tarder beaucoup. C'est l'inconvénient des idées à demi dévoilées dans les conversations qu'elles se répandent mal comprises, au point qu'elles finiraient par se déconsidérer, si le vrai créateur ne venait à leur secours. Il n'est que temps, après le roman du darwinisme, qu'on nous donne une histoire de l'homme d'après ses archives naturelles et vivantes. M. Becquerel vient de nous donner un bon renseignement. C'est l'âge de la terre. Elle serait vieille de 280.000.000 d'années. Ce chiffre explique bien des choses, notamment sa décrépitude évidente, laquelle même ne date pas d'hier. Depuis qu'on connaît l'histoire des hommes, on s'est aperçu qu'ils ont toujours été malades, or, la maladie n'est normale que dans la vieillesse. Un organisme est fait pour fonctionner : ce qui le trouble chroniquement est signe de dégénérescence. Les bons médecins, en mal de morale à tout prix, voient dans la tuberculose une conséquence de l'abus de l'alcool. Sans prétendre que l'alcool soit très favorable, il est permis de raisonner différemment. La tuberculose est une maladie de la vieillesse de la race : c'est l'oïdium, le mildiou ou le phylloxéra des hommes. Le nom que l'on choisira laissera libres les deux autres qui conviendront bien au cancer et à l'avarie. Ces diverses maladies qui ont peut-être toujours existé accidentellement, ne sont devenues des fléaux que depuis quelques siècles. Les remèdes de l'hygiène peuvent enrayer leur marche, retarder le dénouement, mais non peut-être le retarder indéfiniment. L'homme, comme tous les mammifères d'ailleurs, marche vers la disparition. Il ne se soutient plus qu'artificiellement. Sa grande époque de vigueur et de jeunesse est passée. La tuberculose est pareillement une maladie des singes, race d'animaux d'une pareille antiquité, contemporaine de l'homme. La race humaine sans doute ne date pas des premiers âges de la terre, mais elle remonte fort loin, bien plus loin qu'on ne l'enseigne. Voyez les cinq doigts de la main et des pieds de l'homme et voyez ensuite ceux des sauriens et des batraciens, authentiquement, sans aucune discussion primitifs : la confrontation est effrayante. La main, signe de progrès ! Signe de vétusté. La nature marche vers la simplification. Demandez à M. Quinton. Les Mormons ne faisaient guère plus parler d'eux depuis qu'il y a une vingtaine d'années ils se soumirent aux lois matrimoniales des Etats-Unis et de tout le monde civilisé. Mais voici qu'ils ont repris leur propagande. D'Angleterre, d'Allemagne, de Suisse, de France, même, ils attirent à eux les jeunes filles pour peupler, semble-t-il, leurs pieux harems. Leur grande agence d'Europe est à Liverpool. Il y en a une à Lyon, qui fait assez mal ses affaires, mais les Anglaises et les Allemandes se font volontiers Mormonnes faute de mieux, et ne manifestent pas trop de répugnance à peupler les maisons des Salomon, de Salt Lake City. On dit même que les petites épouses de là-bas sont contentes de leur sort, vivent sans jalousie et attendent patiemment leur tour de faveur, en lisant dans la Bible l'histoire des patriarches. Car cette polygamie mormonne est religieuse, est pieuse, est biblique. Rien de la sensualité orientale. Le dévot mormon entre dans la couche d'une de ses femmes en mâchonnant des versets de psaumes, et la mormonne reçoit l'amour de son maître comme on reçoit la bénédiction. C'est du moins ce qu'ils prétendent, afin d'édifier leur prochain. Mais tout le monde ne peut pas s'édifier de la même manière et la mormonnerie a toujours été vue d'un assez mauvais œil par les Américains, qui précisément, au moment où cette secte fut fondée, manquaient encore de femmes. Depuis que la proportion des sexes s'est équilibrée aux Etats-Unis, ce n'est plus cela qu'on songe à leur reprocher, et on ne les honnit plus qu'au nom de la morale. Pour un homme sans préjugés, les Mormons ne laissent pas d'être un sujet d'étonnement et même d'admiration. Ces gens, qui ont fondé l'ordre social sur un principe qui en semblait la négation, ont du moins prouvé, et avec des hommes et des femmes sortis de la vieille Europe monogame, qu'il y a plus d'une manière d'organiser la famille et la société. Cela peut faire réfléchir. La question du féminisme est fort difficile à comprendre et d'ailleurs on s'en donne rarement la peine. Mais quand on s'en donne la peine, le résultat est à peu près pareil. C'est que, pour les deux sexes, les mots n'ont pas le même sens. Ils ne s'entendront jamais par exemple sur le sens du mot liberté. A vrai dire, c'est la femme qui, sans s'en douter, lui donne sa signification véritable, qui est à peu près celle de privilège. Elle demande tout simplement à garder ses anciens privilèges, auxquels elle en veut ajouter de nouveaux. Elle a la grâce (même les plus dénuées de grâce en ont encore plus que les hommes) et elle découvre qu'elle pourrait bien aussi avoir la force, une certaine force, et elle prétend s'en servir. Si les hommes se laissaient faire, elles les déposséderaient de presque tout ce qu'ils détiennent anciennement, et dont ils se croyaient l'héritage assuré. Or, il n'y a aucune raison pour qu'un sexe se sacrifie à l'autre. Récemment on demanda des augmentations de traitement pour les instituteurs et des intransigeants d'égalité fictive réclamèrent un salaire pareil pour les institutrices. Si cette idée sort de l'utopie et se réalise, les deux sexes ne deviendront pas égaux dans leur carrière, mais les femmes auront gagné un privilège aux dépens des hommes. De deux employés qui reçoivent le même traitement, le plus riche ou du moins le moins pauvre est celui qui sait vaquer aux soins d'un ménage, soigner et même façonner son linge et ses vêtements. Dans le travail ménager, la femme peut se passer d'un intermédiaire, et non l'homme. Il n'y a rien de bête comme la formule « à travail égal, salaire égal ». Dans ce cas, en particulier, la justice est exprimée par « à dépense égale, salaire égal ». Il ne s'agit là que du féminisme ouvrier, mais il est d'une singulière importance ; il dépasse un peu celui des suffragettes. La chasse au bonheur M. le président Lemercier [...] C'est une idée qui a été lancée par je ne sais quelle suffragette scandinave, finlandaise ou de ces parages. Ce doit être une dame mûre, grave, de celles qui prennent au sérieux toutes les questions même celles où le Français ne voit qu'une bonne occasion de rire et de s'amuser. La conscription des femmes ! Bon sujet d'opérette, dont le tableau de la révision ne serait pas le moins piquant ! Ensuite on verrait les recrues arriver à la caserne, l'habillement, la chambrée, l'exercice, le défilé, toutes choses où l'élément féminin se montrerait en forme du premier coup ! Hélas ! détrompons-nous. J'ai dit que l'inventrice de la nouvelle conscription était sans nul doute une personne grave, il est donc impossible qu'elle ait imaginé quelque chose d'aussi jovial. En effet, ce qu'elle veut qu'on impose aux jeunes filles c'est un stage dans un hôpital ou dans un dispensaire. Nous voilà fort loin des idées gaies, car l'absurde qui n'est pas gai devient aussitôt lugubre. Pauvres femmes, voilà donc ce que vous réservent vos grandes amies, les féministes ! Vous aviez échappé jusqu'ici à la réquisition sociale, on ne vous avait encore parlé que de vos droits, voilà qu'on vous fait entrevoir quelques-uns de vos devoirs, en attendant qu'on vous les impose. On ne compte plus sur votre dévouement en cas de malheur, on vous le commande comme une corvée. Pourquoi d'ailleurs, en fait de corvées, vous soumettre à celle-là ? Byron disait : « J'ai vu en Epire des femmes casser des cailloux sur les routes. Elles font cela très bien. » Ne pourrait-on pas essayer ? Rien de plus utile que d'entretenir les routes et les chemins vicinaux. On pourrait aussi les employer à la confection et à l'élevage des enfants. Mais il paraît que c'est une besogne trop peu féministe pour que les féministes aient pensé que c'est là le vrai devoir social des femmes et qu'elles n'en ont peut-être point d'autre. Il vient de se passer quelque chose de très curieux et qui montre bien la puissance et l'ingénuité des sentiments, que d'infortunés pédagogues s'occupent toujours de cultiver, de bêcher, d'émonder avec des paroles, avec des préceptes moraux du plus pur et du plus ingénieux verbalisme. Il s'agit d'une petite fille de cinq ans, morte de jalousie. Un journal rapporte ainsi le fait : « Apprenant vendredi la naissance d'une petite sœur, elle fut prise d'une violente crise de larmes. Avant-hier soir (mardi) elle dit à sa mère, en montrant le berceau : « Elle n'est donc pas encore partie, celle-là ? » Et elle se remit à pleurer. On chercha vainement à consoler la fillette, qui succombait presque aussitôt dans une crise nerveuse. » Le diagnostic des médecins philosophes se devine : « Hypertrophie précoce de la personnalité. » Soit, mais j'ai vu mourir ou dépérir des chiens de jalousie. Je l'ai vue exciter chez les chats de véritables accès de fureur. La personnalité n'a rien à voir là-dedans. C'est un sentiment inexplicable comme tous les sentiments. On aperçoit à peine quelques lueurs. Il s'agit à peine de séparer la jalousie justifiée de la jalousie injustifiée. Toute jalousie est justifiée, puisqu'elle est ressentie. Au fond, elle porte peut-être son explication avec soi. Le jaloux est un propriétaire, ou qui se croit tel, propriétaire d'un genre particulier, de faveurs, d'amitié, d'amour, mais propriétaire. On lui prend, ou il s'imagine qu'on lui prend, qu'on va lui prendre ce qu'il estime son bien propre pour le donner à un autre. Cette dernière idée est essentielle. Le jaloux est un propriétaire passionné. Aussi les femmes souffrent des jaloux et les aiment. Quand on ne manifeste pas de jalousie à leur égard, elles la provoquent. Rien de plus dangereux. Il n'est pas de sentiment qui devienne plus facilement morbide, qui soit plus indépendant de toute raison, plus rebelle au raisonnement. Infantes et princesses, c'est tout un. On a gardé le mot espagnol en français pour ce qu'il figure dans le Cid et que cela lui a conféré comme une noblesse particulière. Donc, il y avait une infante qui voulait publier un livre, par quoi elle allait étonner le monde et peut-être le révolutionner disaient ses courtisans. Mais le roi d'Espagne n'a pas voulu et la princesse a bien sagement caché son livre, ajoutant du moins une page au fameux chapitre de Brantôme, les Rodomontades espagnoles. C'est toujours ainsi que finissent les choses d'Espagne : les grands mots sont toujours suivis d'une prudente retraite, d'où le héros continue d'ailleurs de faire entendre un murmure de plus en plus confus. C'est le matamore, le tranche-montagne, si bien peint dans nos anciennes comédies, qui commence par vouloir tout avaler et se contente volontiers de fumée pour toute réalité. Paraissez, Navarrais, Maures et Castillans ! Quand ils se montrent il n'y a plus personne. N'eût-on pas dit que l'infante Eulalie, redoutable lionne, allait soudain bondir sur l'échine du roi ? Point. Au moment même où elle clamait son dessein de mépriser les préjugés, d'abandonner son rang et sa fortune, elle méditait déjà sa soumission. Cette sorte de caractère n'est pas d'ailleurs particulière à l'Espagne, quoiqu'elle s'accorde bien avec l'emphase espagnole. La vantardise est de tous les pays. Nous avons Tartarin, conçu par Daudet tel qu'un peu bénin et benêt. J'aime mieux le matamore, beaucoup plus amusant, vivant bien plus exclusivement dans les nuages de sa vanité ; au fond, un fort brave homme. Ainsi sans doute cette princesse, qui s'est vue révolutionnaire, l'espace d'un télégramme. Quand il a été parti, elle n'y croyait déjà plus. J'ai reçu un curieux article signé « Mademoiselle Arria Ly », la vierge toulousaine, article qui m'a été envoyé par les soins du «groupe féministe et arrialyste ». Les idées de ce groupe sont si étranges qu'on espère qu'il ne se compose que d'une seule personne. Les Arria Ly, d'ailleurs, se suffisent à elles-mêmes. Je m'aperçois tout d'abord que les idées de cette vierge, aussi féroce qu'incorruptible, ont été exposées avec beaucoup de légèreté par la presse. On y a mis des ménagements, que méprise Arria Ly. Pour cette vierge exaspérée, l'état de femme est infamant et le nom de « madame » un opprobre. « Les rapports de l'homme et de la femme, dit-elle bénévolement, sont une chose monstrueuse et immorale. » Comme elle n'a pas été initiée à « la science impure », elle s'en rapporte aux confidences de plusieurs de ses amies qui lui ont peint l'état conjugal tel qu'une intimité tellement répugnante qu'il faut, pour la tolérer, avoir abdiqué toute fierté, tout sentiment d'honneur et de noblesse. Dirai-je à Mademoiselle Arria Ly que ces invectives n'ont rien de nouveau et qu'on trouverait pire en feuilletant les vieux sermonnaires et les moralistes du moyen âge ? Tout a été dit vraiment contre le mariage et rien n'a pu en dégoûter les hommes, ni les femmes, parce que les dégoûter du mariage, ce serait les dégoûter d'une fonction vitale, et qu'il n'y a pas de milieu, pour les êtres humains, entre l'acceptation de ses fonctions et le suicide. Cette objection, il est vrai, n'arrête pas la vierge fougueuse. La fin du monde ne lui fait pas peur. Tout plutôt que de se soumettre à la « souillure masculine » ! N'importe cet emportement n'est pas sans beauté, et, quoique faisant partie du sexe « de fange », je ne regarde pas sans complaisance cette immaculée, car je songe que les invectives d'un sexe contre l'autre ne sont souvent qu'un commencement d'amour. L'indifférence ne se répand pas en sarcasmes. Bien amusante, l'utopie découverte par l'Opinion entre les feuillets d'une brochure socialiste ou plutôt fouriériste ! Comme on reproche toujours à notre temps son immoralité, il n'était que juste de signaler aux hommes, et surtout aux femmes, cette conception d'un village où, par les moyens les plus simples, va régner, très prochainement (peut-être demain), la vertu intégrale. Ne parlons que de la condition des femmes : elle y sera enchanteresse, et il est vraiment à souhaiter qu'après avoir fait, dans un modeste village, l'expérience des mœurs nouvelles, on étende aux villes petites et grandes, aux nations entières, le bienfait de ces réformes, dont doit naître indubitablement la félicité universelle. Donc les femmes, en cette société future, vivront recluses dans un quartier spécial appelé naturellement, on n'attendait pas moins de l'ingénieux et original fondateur, le gynécée. Nul homme n'y pourra pénétrer, sinon amené par l'urgence et alors accompagné de quatre matrones dont le rôle sera de décourager les mauvaises pensées. Les jeunes femmes n'en pourront sortir qu'escortées de leur mari ou desdites femmes âgées. Enfin le mari lui-même n'y séjournera que la nuit et dans une chambre spéciale affectée à ces rencontres. Pas de toilettes, un uniforme ; pas de bijoux, un simple anneau d'argent; sur le visage une voilette blanche opaque « qui protège la beauté contre les passions importunes ». Naturellement, il est interdit, entre sexes adverses, de s'adresser la parole dans la rue. Le jeudi, les jeunes filles font une promenade dans la campagne, précédées de leurs grands-pères armés de fusils ; de plus, quatre d'entre elles sont munies de « revolvers chargés de chevrotines ». On suppose que cela suffira pour écarter les galants. Ainsi sera prochainement organisée cette communauté vertueuse. Nul doute que les femmes ne goûtent vivement une règle qui les affranchira enfin de la compagnie des hommes, les préservera « des conversations amoureuses » et assurera leur bonheur conjugal dans des conditions admirables d'isolement. L'autre jour, à la Sorbonne, sur dix-huit candidats qui passaient ensemble l'oral du baccalauréat ès-lettres, il y avait treize jeunes filles. Ce n'est pas la proportion totale. Mais c'était la proportion, ce beau jour de juillet. Dès qu'un usage commence à être délaissé ou suivi avec moins de ferveur par les hommes, les femmes s'y jettent. Dans certains milieux, les hommes votent sans enthousiasme ou même ne votent pas du tout ; mouvement correspondant : le droit de vote pour les femmes et, en Angleterre, les suffragettes. L'étude du latin séduit moins qu'autrefois les jeunes gens d'aujourd'hui ; les jeunes filles se mettent au latin avec foi. Le baccalauréat est négligé par beaucoup d'élèves qui se destinent aux carrières commerciales ou industrielles ; les lycées de filles fournissent immédiatement des candidates. Instruits par l'expérience de leurs aînés, les jeunes gens de l'école des Beaux-Arts se disputent avec moins d'âpreté les grands prix de peinture ou de musique, mais les femmes, depuis quelques années, prennent part aux tournois. Dans la mêlée sociale, dès qu'un poste de combat ou seulement de vigilance est abandonné par un sexe, l'autre se précipite et prend sa place. Ne voit-on pas encore, en littérature, le roman, un peu dédaigné par les hommes, dont il fait rarement la fortune, devenir peu à peu un ouvrage de femme, ainsi que la poésie ? Certes, il y eut de tout temps des romancières et des poétesses, mais pas en tel nombre qu'aujourd'hui, pas aussi acharnées surtout à tirer de leur métier tous les avantages qu'on en peut recueillir. C'est que les femmes sont au fond, dans leur apparente frivolité, plus sérieuses que les hommes, plus appliquées, plus décidées à faire rendre à leur travail, quel qu'il soit, tout ce qu'il contient de possibilités utiles. Le baccalauréat, c'est bien peu de chose pour un jeune homme, et le nombre des professions est considérable où il est compté pour rien. Eh bien, soyez sûr que du parchemin qui leur est délivré, les femmes, bien mieux que nous, savent tirer parti. Sans cela, elles ne seraient point candidates. Elles savent ce qu'elles font. Le sexus sequior, le sexe à la suite, est devenu, sans qu'on y prenne garde, le sexe pratique. Si j'étais encore un peu plus déraisonnable que je ne suis, j'aurais une collection de papillons. Mais, je réfrène mes instincts. Je me contente de regarder ces fleurs animées à la vitrine des naturalistes. Je fus, cependant, bien tenté hier par un papillon bleu de Colombie, un papillon aux ailes d'un bleu divers, mat ou brillant, selon l'angle sous lequel on le regardait. Et on avait beau s'y prendre de toutes les manières, il y avait toujours une aile d'un bleu mat et une aile d'un bleu vif. Quelle jolie bestiole ! Son prix : 35 francs. Cela n'est pas cher pour un beau papillon. Mais comme il y en a vingt-trois mille espèces dont la moitié au moins de très rares, cela donne tout de même à réfléchir. Voilà une passion dont on pourrait espérer ne jamais voir la fin, ce qui est l'idéal de toute passion. Sainte-Beuve disait avec mélancolie des passions de l'amour : « Ces passions qui ne vous accompagnent pas jusqu'au bout. » Et il félicitait naïvement un jeune homme d'avoir pris l'habitude de fumer. S'imaginait-il vraiment que le tabac est une passion comparable à l'amour ? Propos de conversation. On feint toujours d'envier le vice de son voisin. C'est de la politesse, mais on sait bien que rien ne peut remplacer celui où l'on se vautre, et que quand il vous manque, tout tombe à la fois. Jadis, les théologiens nous mettaient en garde contre les passions, et ils distinguaient les passions offensives des passions inoffensives. Pour moi, j'estime qu'elles sont toutes mauvaises et toutes bonnes, selon qu'on a l'âme faible ou qu'on a l'âme forte. Il est recommandable aussi d'en avoir de contradictoires qui se combattent l'une l'autre. Pendant ce temps, on a la paix, à moins qu'on ne devienne la proie d'une troisième qui se tenait en embuscade, attendant l'occasion de vous sauter sur les épaules. Je crains de revoir le papillon bleu de Colombie, celui dont une aile est mate, pendant que l'autre est vive. Le jeune Beyle Les paysages [...] Un journal a posé cette question à ses lecteurs : quels sont les dix plus beaux romans français ? Cette question, point nouvelle et qui même revient périodiquement dans la presse, n'a pas l'air d'abord de donner beaucoup d'embarras. Les plus beaux romans, ce sont ceux que je relis volontiers. C'est encore le meilleur critérium. Chacun pensera ainsi. Pourtant, il faut aller plus loin et faire appel à ses souvenirs et à ses notions littéraires. Il serait aussi peu équitable, ayant à dire publiquement son avis, de ne se baser que sur ses propres lectures que de ne se baser que sur l'assentiment général. On peut estimer hautement un livre, l'admirer même, et ne pas s'y plaire, même quand on se croit doué de quelque goût littéraire ; et dans le même cas, on peut surestimer la valeur d'un livre auquel on rattache des impressions profondes. Toute réflexion faite, je n'ai pas grande hésitation sur les six premiers. Ce sont les trois romans de Flaubert, la Bovary, l'Education, Bouvard, mais je mets ce dernier au-dessus de tout, au-dessus même des plus beaux romans étrangers. Quand j'ai été un an sans les relire, je sens le besoin de les reprendre. Ensuite viennent pour moi les deux romans de Stendhal, le Rouge et la Chartreuse, puis le Lys de Balzac, qui est probablement le plus émouvant de tous. Les quatre derniers sont plus difficiles à nommer. J'arriverais à quinze, plutôt que je ne m'arrêterais à dix. Cependant, j'en trouverais probablement encore un ou même deux dans l'œuvre de Balzac, quoique ses nouvelles soient en général supérieures à ses romans. Enfin, je prendrais les deux ou trois derniers dans l'apport ancien, quoique les romans ne gagnent que rarement à vieillir. Ils y perdent même beaucoup de leur charme. Ils sont de la littérature ; ils ne sont plus des romans, excepté peut-être Candide, mais n'est-ce pas plutôt un conte ? C'est au bout du boulevard Montparnasse, proche l'Observatoire. On arrive et on s'arrête devant la vitrine du restaurant chinois. Il y a là toutes sortes de choses hétéroclites. Les nageoires de requins ressemblent à des morues. Cela ne nous dit rien, non plus qu'un tas de petites choses innommables éparses dans des soucoupes, mais apparaît dans un coin un nid d'hirondelle et nous voilà pris. Ce fameux potage ! Nous entrons avec émotion. C'est une petite salle claire, joliment décorée ; partout des fleurs dans des vases de Chine. Deux boys chinois, vêtus de blanc immaculé, circulent. On nous prépare une table et le patron comparaît. Potage nid d'hirondelle ? Bien, cela demande un quart d'heure. Quelques hors-d'œuvre en attendant. Voici la carte. Elle est rédigée en chinois sans un mot de français ; caractères chinois et transcription en lettres européennes. Cela ne nous avance guère. La face jaune se penche. Qu'est-ce que Pa-pao-tsai ? Pousses de bambou. Et Son-in ? Poissons fumés. Essayons. Les pousses de bambou sont un mets exquis, discrètement aromatique. Le poisson fumé est un petit cyprin qui nage dans une sauce brune ; il est surmonté d'une rondelle d'oignon. Il n'a de succès qu'auprès de l'un de nous. Mais voici le potage. C'est une chose extraordinaire : des brins de varech, des grumeaux verdâtres, une masse blanche qui ressemble à du fromage blanc, tout cela nageant dans un bouillon léger. Rien de moins engageant. Mais quelle surprise ! Merveilleuses hirondelles de mer, quel nectar avez-vous préparé pour nous sur les rochers lointains ! Je comprends la réputation du nid de salangane. Je ne suis pas fanatique de la cuisine exotique, mais c'est assurément le meilleur potage que j'aie jamais mangé. C'est une saveur toute nouvelle, et qui pourtant vous dompte immédiatement. Nous voulûmes ensuite de l'omelette chinoise façonnée en petits rouleaux et du tchanfan. C'est du riz à la chinoise, semé d'imperceptibles grains de poulet, de jambon et de champignons. Puis des gâteaux chinois, qui ont l'air faits de blanc d'œuf, de jujube confit, qui ne rappelle en rien ce que vendent les pharmaciens, des confitures de soja, qui ressemblent à de la purée de pois verts. Enfin, ce fut bien amusant. Je veux devenir familier avec les nids d'hirondelle. La Bibliothèque nationale vient d'être pourvue d'un nouveau directeur. Comme celui qu'il remplace, c'est un homme pris en dehors du métier. Cela donne quelquefois de bons résultats, c'est une chance à courir. Il semble qu'un tel homme soit plus apte à vouloir certaines réformes. Je connais la maison et, après vingt ans, j'irais encore tout droit prendre, parmi les deux millions de volumes, celui qu'il me faudrait. Il y a, en effet, plus de deux millions de livres à la Bibliothèque nationale, et c'est beaucoup trop. Malgré la précision des classements et grâce à l'afflux des lecteurs dans un espace beaucoup trop petit, il est devenu à peu près impossible de s'y faire servir. La dernière fois que j'y allai, on me fit tellement languir que je fus effrayé d'une telle perte de temps. J'achète le livre dont j'ai besoin. Cela coûte moins cher. Le nouveau directeur recevra sans doute beaucoup de doléances du même ordre. Il aura la ferme intention d'y répondre pratiquement et il ne tardera pas à mesurer son impuissance, car il verra vite que les réformes qui seraient capitales pour le public ne dépendent pas de lui. Par exemple, ce qui fait le grand malheur, l'encombrement inouï de la Bibliothèque nationale, c'est l'institution, à première vue si utile, à la réflexion si onéreuse, du dépôt légal. C'est très bien de recevoir gratuitement un exemplaire de tout ce qui paraît, mais il faut le loger, il faut, pour un bon livre, en accepter vingt qui n'ont et n'auront jamais le moindre intérêt, ne trouveront jamais ni un lecteur, ni un curieux. Je ne parle pas du livre nouveau quel qu'il soit, je parle des réimpressions, des livres classiques, des livres de piété, des tirages à part, de tout le fatras sans nom qui surcharge les rayons et étouffe le livre utile. Comme le budget est très réduit, presque toute la production française imprimée à l'étranger manque. Je n'y ai pas trouvé la correspondance de Marie Stuart, parue à Londres, mais il y a (je les vois) plus de deux cents éditions de la traduction des contes du chanoine Schmidt ! Un jour, sur les quais, je m'attardai à feuilleter les poésies de Charles Coran, dont je ne sais rien sinon, je crois, qu'il rêvait sous le second empire. Je ne les trouvais pas très bonnes, mais je cherchais le vers qu'il faut que tout poète ait fait, le vers qui le justifie près des hommes qui le raillent. Je médite une anthologie de ces vers uniques, après lesquels le poète n'a qu'à mourir. Il y en a beaucoup au XVIIe siècle, en ce siècle aux mille poètes, ce siècle inégalé même en romantisme. Presque toujours ce vers est unique, en vérité ; quelquefois il se multiplie jusqu'au distique, plus rarement jusqu'au quatrain, jamais jusqu'au sonnet. Les siècles suivants en donneraient aussi, même le XVIIIe qui fournirait d'ailleurs le plus célèbre et plus que jamais vrai. J'en trouvai un dans Charles Coran. Le voici : Je n'ai pour bague au doigt qu'une couleuvre d'or. L'image est belle et d'une orchestration délicate. Je me le redis souvent et il m'est souvent venu aux lèvres ces temps derniers que je me suis fait faire une bague en fer, doublée d'argent, comme le manteau de Surcouf était de laine bise doublée de velours violet. Les chevaliers romains portaient des bagues de fer, mais mal travaillées et d'une laide forme. La mienne, où s'enchâsse un éclat d'opale luisante comme des yeux de hibou, m'amuse comme un paradoxe. J'aime cela comme les statuettes de pierre ou de bois, comme tout ce qui offre le contraste de l'art et de la matière. Materiam superabat opus. Puis cela résout un problème économique. On est sûr que la matière première n'est pas falsifiée. Je puis affirmer que ma bague est en fer et que l'opale tachée est une vraie opale. Je me ris des fraudes sur les bijoux, dont on parlait récemment. Oui, je sais. Le fer est corruptible. Mais, outre que, constamment manié, il reste intact, qu'avons-nous besoin de choses incorruptibles. C'est bien de l'ironie. J'aime les choses qui meurent. Je sais bien quel devrait être le successeur de M. Claretie. Ce devrait être un homme qui mît au répertoire le théâtre d'Ibsen et celui de Bernard Shaw. Pour ma part, je ne lui demanderais pas autre chose et je considérerais qu'ayant fait cela, il aurait bien mérité, non pas sans doute des auteurs dramatiques français, mais de l'art dramatique, ce qui est assez différent. Le génie dramatique est le plus rare de tous les génies. On ne l'a pas revu en France depuis le XVIIe siècle. Peut-être se manifestera-t-il encore demain ou après-demain. C'est possible. On n'en sait rien. En tout cas, il est évident qu'il s'est manifesté en Norvège avec Ibsen, et qu'après un moment de vogue, nous sommes en train de le traiter comme s'il n'avait jamais existé et que c'est un crime contre les dons de l'esprit. La carrière française de Bernard Shaw s'annonce dans des conditions moins bonnes encore. Un courageux théâtre joue de temps en temps quelqu'une de ses pièces, mais Shaw ne bénéficie même pas de cette sorte d'enthousiasme momentané qui n'a pas réussi à maintenir Ibsen contre la vanité française. C'est pourtant le seul génie dramatique de la présente heure européenne et c'est le seul théâtre qui traduise une vie un peu élevée et une vie profondément originale. Son traducteur français l'a appelé « le Molière du XIXe siècle », ce qui n'est pas sans l'écraser un peu. Molière ! Ibsen n'est pas Shakespeare et Shaw n'est pas Molière, mais il y a dans ses comédies des traits dignes de Molière, qui n'a pas fait un médecin plus comiquement médecin que le docteur Paramore, ni des femmes plus femmes que celles de la même pièce (L'Homme aimé des femmes), qui se prétendent sans « féminité ». Elles ont le bovarysme du Bourgeois gentilhomme lui-même. C'est admirable. La vie a encore de belles surprises, quand on regarde au loin. Voilà M. Péladan tout à fait à la folie du jour, qui est l'athlétisme, et il propose aux fervents de cette culture physique intensive l'exemple de la gymnique grecque, ses règles et ses méthodes, encore qu'il avoue qu'on ne les connaît pas très bien. Il est persuadé que les statues grecques aux belles proportions sont un produit de l'athlétisme, en ce sens que les sculpteurs ont trouvé leurs plus beaux modèles parmi les vainqueurs d'Olympie. A vrai dire, si nous savons que les triomphateurs des jeux olympiques avaient les honneurs de la statue comme celui d'un éloge en vers, sous forme d'une ode plus ou moins pindarique, je ne crois pas que les plus belles statues grecques soient toujours des simulacres d'athlètes. Il y eut assurément de jeunes athlètes aux belles formes, mais l'exercice de leur métier les détériorait assez promptement. Pourquoi voudrait-on que la beauté de l'animal humain soit un produit de l'athlétisme ? Peut-être, si on avait pu imaginer une gamme d'exercices qui eût empêché le développement excessif de tels groupes de muscles. On dit bien précisément que les Grecs ont connu cet art, mais ils ne l'ont jamais précisé et ce ne semble avoir été qu'un rêve. Voyez le type d'Hercule, que leur statuaire a popularisé. Ce n'est qu'un monstre, de plus savantes proportions, mais pas beaucoup plus séduisant que nos modernes boxeurs ou athlètes de foire. On sait d'autre part que les discoboles avaient le bras droit et l'épaule développés avec un excès qui les rendait difformes. Il ne pouvait en être autrement. Affirmer le contraire, c'est nier les effets les plus certains de l'exercice méthodique. Or, tous les « athlètes complets » lançaient le disque et le javelot. Les vainqueurs, dans ce jeu, avaient le côté droit déformé nécessairement. Galien considérait la gymnastique grecque comme l'art le plus pernicieux et le plus propre à énerver l'espèce humaine. Pour M. Péladan ce fut un art divin. Il y a de la marge. Les Phéniciennes Deux petites statuettes [...] La production du livre en France n'a pas augmenté autant qu'on le croirait. Elle est excessive, dépasse de beaucoup le besoin de lecture et la capacité d'achat ; elle n'est pas démesurée. On pourrait même dire que, vu la qualité, elle est modeste. Combien, au bout de l'année, reste-t-il de tout cela, à ne considérer que les genres purement littéraires, ou qui y prétendent, et mis à part le livre de luxe, qui est très souvent une réimpression ? Il peut rester en moyenne une dizaine de volumes, mais ce nombre tend à fondre dans les années qui suivent. C'est donc de cela que s'accroîtrait fatalement tous les ans une bibliothèque purement littéraire, si son possesseur n'avait aucune fantaisie dans l'esprit et n'obéissait qu'à des motifs esthétiques. Mais il y a bien d'autres causes pour quoi l'on choisit et l'on garde un volume. On le garde, parce que l'on connaît l'auteur, parce qu'il est d'un format singulier ou imprimé avec de beaux caractères sur de beau papier ; on le garde parce qu'il s'associe avec un certain état d'esprit ou un certain état sentimental ; on le garde parce qu'on l'a lu avec plaisir et souvent parce qu'on n'a pas eu le temps de le lire et que le titre vous a paru plein de promesses. Et ensuite il reste parce qu'il est là, qu'on est habitué à le voir, à le toucher parfois. J'avoue que si je pouvais, je garderais tout ; mais il faut une discipline même dans la manie, surtout dans la manie. Et ici je ne parle pas seulement des livres que l'on reçoit en don, mais de ceux que l'on achète. Quoique ce soit ceux-là qu'on aime par-dessus tout, puisqu'ils vous sont venus non pas du hasard, mais du choix, il faut quelquefois aussi y puiser des victimes pour le sacrifice. Avec du stoïcisme, on arrive à maintenir l'envahissement dans des limites presque raisonnables. Il faut savoir qu'à la moindre faiblesse on est perdu. Le flot s'insinue par une fissure et rien alors ne peut le faire rétrograder. Ce sont là des réflexions d'après la visite du bouquiniste. Il me disait, cet homme de bien : « A condition de cesser tout travail, vous pourriez peut-être lire tout ce qui vous arrive... » Et il y a bien de quoi vous rendre mélancolique. La foule s'assembla hier devant l'absence de la Joconde. On contempla avec ferveur les quatre pitons qui la supportèrent. Beaucoup de ces gens venaient au Louvre pour la première fois (je ne parle pas des étrangers), et il fallut leur indiquer le salon Carré. Tout a besoin de réclame, même Dieu, disait un homme d'esprit, qui sans doute n'y croyait guère, même le Louvre. A défaut de la Joconde, ces visiteurs incongrus virent, paraît-il, beaucoup de gens de police, les uns sous leur costume officiel, les autres assez mal déguisés en forme de camelots qui vendaient ladite personne en carte postale, dix centimes, deux sous, c'est l'ordinaire. On envoie la garde quand il n'y a plus rien à garder ; on prend des mesures quand la caisse est prise. Certes, il reste encore au Louvre quelques petites choses assez curieuses et assez précieuses, mais quel esprit de carabiniers que celui de l'administration ! Trop tard, messieurs, trop tard ! C'était avant et non pas après qu'il fallait penser à cela, qu'il fallait doubler les indolents gardiens par quelques policiers plus alertes et de meilleur œil. Car on a beau dire que la Joconde n'est pas, ou n'était pas, le chef-d'œuvre prôné depuis quelques jours, sa disparition n'en est pas moins humiliante. Et on eût volé tout autre tableau du Louvre, même le plus médiocre, et il n'en manque pas, que le sentiment resterait le même. On souffre moins de la perte d'une œuvre d'art que de l'idée que les gens qu'on a choisis pour la surveiller en sont incapables. Je n'en prends l'aventure que sous son côté comique. Ce vol nous rend tous un peu ridicules et c'est sans doute ce que les étrangers sont allés constater sur place, si nombreux. Il faut en finir. Le cadre reste. Qu'on y mette le portrait de M. Homolle. Renoir Je suis allé [...] M. Héron de Villefosse vient de communiquer à l'Académie des Inscriptions cette découverte que la Vénus d'Arles n'est qu'un rafistolage opéré dans les ateliers de Girardon. On a, en effet, retrouvé un moulage de la statue telle qu'elle était avant son départ d'Arles pour la grande galerie du château de Versailles, où elle ne fut admise qu'après une sévère autant que maladroite et profanatrice mise au point. Girardon, qui ne la trouvait pas de son goût, en refit ou en retoucha le bras droit, l'avant-bras gauche, la figure, la chevelure, la poitrine, les hanches et les draperies. A cela près, la Vénus d'Arles est une œuvre grecque du IVe siècle. M. Héron de Villefosse, qui parle purement la langue du jour, a bien voulu appeler la restauration de Girardon un véritable « sabotage artistique ». Son indignation a gagné l'Académie entière, qui a émis le vœu qu'on fît figurer à côté du marbre retapé l'authentique et véridique moulage. L'étonnement de l'excellent archéologue n'est pas sans me surprendre un peu, car enfin toutes (mettons les trois quarts et demi) des statues antiques du Louvre n'ont-elles pas subi exactement le même traitement que la Vénus d'Arles. Il n'est même pas besoin d'être connaisseur en ces matières pour le constater. Il suffit de savoir lire. Ces messieurs du Louvre, sous leur propre direction, ayant pris soin, avec une belle conscience, de noter, sur une fiche insérée dans le socle des statues, les restaurations, souvent plus que hardies, dont ces malheureux marbres ont subi l'affront. Il y a des têtes dont la seule partie antique est le front, le menton ou les cheveux. Il y a des corps dont on n'a retrouvé qu'un morceau de jambe ou de ventre et qu'on a tout de même rebâtis intégralement. Je ne vois pas en quoi la Vénus d'Arles dépare cette collection d'Arlequins de marbre. Je longeais, hier, la rue de Rennes, allant je ne sais plus où, car je perdis en route mon dessein, en ayant successivement laissé un morceau à la vitrine de chaque antiquaire rencontré, et ce fut à chaque pas. D'où viennent toutes ces curiosités, car il y en a de vraies dans le nombre ? J'ai, en ces matières, quelques connaissances superficielles, je sais ce qui peut et ne peut pas se truquer. Evidemment, il y avait encore, au fond des paroisses, une réserve de choses belles ou curieuses, qui a récemment cédé devant la ténacité des chercheurs. Privés de leurs derniers objets familiers, les malheureux vendeurs comblent maintenant d'objets de bazar les vides de leurs maisons. Cela inspire quelque pitié, bien qu'ils furent avides et quoiqu'ils furent bêtes. Mais cela ne suffit pas à expliquer la considérable augmentation du nombre des antiquaires. En dix ans, et rien que dans trois ou quatre rues autour de chez moi, j'ai vu surgir plus de vingt boutiques nouvelles et toutes pleines de choses d'un certain air. Il y a assurément, derrière cela, autre chose que des chasseurs ; il y a des fabricants. Il faut se méfier de l'objet en argent, en cuivre, en porcelaine, également des meubles, également des gravures du XVIIIe siècle en couleurs, lesquelles, en ce moment, pullulent, grâce aux nouveaux procédés de reproduction. J'en ai vu des imitations effrayantes et auxquelles se sont laissé prendre les plus malins des experts. Pour les authentiquer, on fabrique du papier ancien. Ce truquage, qui n'est pas nouveau, a été perfectionné récemment à un point qu'on ne saurait dire, et le subtil inventeur ne livre ses pièces qu'une à une. Il n'y a pas encore de gros soupçons, mais tout sera bientôt déconsidéré. Et, parmi les choses que je crois vraies et dont j'achète parfois, qui sait ? Ah ! on veut rénover les arts décoratifs ? Naïveté administrative ! Ils ne furent jamais plus florissants. Un correspondant de l'Intermédiaire, où se traitent les questions les plus subtiles et aussi les plus baroques (il y a des curieux de tout) croit avoir trouvé la réponse à la question : « Pourquoi les musiciens portent-ils les cheveux longs ? » C'est, dit-il, que, constamment absorbés par leur art, leur inspiration, ils ne pensent pas à se les faire couper. Cela ne paraîtra pas très satisfaisant. D'abord, y a-t-il encore des gens qui portent les cheveux longs et, en particulier, les musiciens ont-ils une telle coutume ? Je crois qu'il n'y en a plus guère. C'était une mode romantique, non seulement pour les musiciens, mais pour les poètes et en général tous les écrivains, tous les artistes. Poète chevelu et poète romantique sont synonymes. Théophile Gautier les portait si longs qu'ils lui tombaient sur les épaules. Musset les portait également longs, mais d'une manière plus décente, enroulés dans le cou et retombant sur le collet de l'habit. Mais bien des extravagants imitaient Théophile. Les philosophes et les hommes politiques aux environs de 1848 avaient également adopté la riche chevelure qu'accompagnait une barbe non moins opulente. On connaît l'expression : une vieille barbe de 48. En ce temps-là, bien des poètes avaient sacrifié cheveux et barbe. Victor Hugo, Banville, d'autres, sans doute, étaient rasés. L'aspect chevelu dit aux familiers de son histoire la date d'un portrait de Hugo. Quant à Banville, je crois qu'il fut de bonne heure complètement chauve. Rien n'a été plus variable que la manière de porter cheveux et barbe, depuis 1848, et s'il y eut des modes générales, il y eut bien des caprices particuliers. On ne sait plus, il faudrait avoir d'authentiques collections de portraits. Depuis que la barbe est considérée comme un ornement, tout est incertain. Au XVIIIe siècle, elle e[û]t été un scandale. Comme les cheveux, on la tenait pour une « ordure », les uns étaient voilés d'une couche de farine, l'autre supprimée. Tout cela ne résout pas la question de l'Intermédiaire, à moins qu'on n'admette que les cheveux longs sont, tout bonnement, comme je le crois, une survivance du romantisme et nullement un signe particulier aux musiciens. Je ne suis pas l'ennemi du pourboire, même de celui des ouvreuses, car enfin toute peine mérite salaire et il me serait désagréable de recevoir un menu service sans le reconnaître aussitôt d'une façon précise. Et quoi de plus précis que la monnaie ? Comme le disait Mallarmé, c'est le seul langage connu de tous et compris sans ambages. Seulement, c'est un langage ruineux et, à s'en servir trop souvent, on risque de n'avoir bientôt plus rien à dire. Le pourboire est obligatoire ou facultatif. Obligatoire, il mérite très peu son nom, car il est perçu, malgré l'apparence, par l'employeur et non par l'employé, auquel il est compté comme salaire. Ne pas le verser, c'est diminuer d'autant des gains assurés par contrat. C'est une évidence à laquelle les cochers de fiacre aiment à vous rappeler, quelquefois un peu vertement. Quant aux pourboires facultatifs, ils ne le sont que de nom ; l'attitude de celui qui attend vous l'apprendrait, si vous ne le saviez pas, et suffirait à vous faire comprendre combien il est dangereux d'ignorer les usages sociaux. Car voilà ce qu'est en définitive le pourboire, un usage social, c'est-à-dire quelque chose de bien plus impérieux que n'importe quel devoir. Le pourboire fonctionne du haut en bas de l'échelle sociale, mais il change de nom avec la qualité de ceux qui le reçoivent, quoique ce nom soit toujours en rapport étroit avec la beuverie. Aux [gents] considérables, on décerne des pots-de-vin, étant bien entendu que le pot doit être en or et même orné de pierres précieuses. Quelquefois, on offre un diamant tout seul, à condition qu'il soit d'une belle eau. C'est même le seul cas où l'on puisse parler de l'eau à propos d'un pot de vin. Il y a encore d'autres expressions employées, mais elles sont d'un usage un peu ancien ; il n'y a que la chose elle-même qui ne vieillisse pas. Si l'on a affaire à des Espagnols, qui sont des gens très polis, il ne faut jamais les supposer adonnés à l'ivrognerie, mais les gratifier noblement d'une para guante, même s'ils ne portent pas de gants. On dit que l'inertie est une force, je viens de m'en apercevoir. Il y a quelque temps, j'ai confié ici même l'histoire de cette petite boîte qui venait de Pékin et dont l'administration des Postes avait la prétention de vérifier le contenu en ma présence, au bureau de la rue Guénégaud. Comme j'estime de telles convocations à heure fixe attentatoires à ma liberté, non moins qu'à ma personne, j'avais résolu de ne point me déranger et d'attendre. Bien m'en a pris. L'administration, ne me voyant pas venir, a pris le parti de venir elle-même. Il lui a suffi pour cela de déléguer un facteur, qui m'a remis la petite boîte en litige. L'envoi n'avait rien qui fût soumis à des droits de douane, rien de frauduleux. C'était des petits objets chinois en agate, en bois sculpté, sans autre valeur que leur forme et leur provenance. Pourquoi donc tant de précautions ? Je l'ignorerai toujours. Et pourquoi n'avoir pas fait tout d'abord ce qu'on s'est décidé à faire au bout de huit ou dix jours ? Peut-être tout simplement pour obéir à une coutume, pour utiliser un de ces petits imprimés dont les administrations sont prodigues. Mais je me félicite de mon inertie coranique. Bien que je ne lise pas beaucoup le Coran, je crois qu'il contient beaucoup de bonnes choses, et d'abord le conseil de ne se déranger jamais qu'à la dernière extrémité. Mahomet essaya d'abord de fléchir la montagne et c'est seulement quand il vit qu'elle ne venait pas à lui qu'il se décida d'aller vers elle. L'administration, qui ne lit pas beaucoup le Coran non plus a peut-être entendu parler de cet apologue, car elle le met volontiers en pratique Sa première idée est de faire venir ; ce n'est que bien plus tard qu'elle s'aperçoit qu'elle aurait mieux fait de quitter, un instant, son fauteuil et sa chancelière Mais tandis qu'elle n'est pas éducable, moi je le suis et je profiterai de la leçon : j'attendrai. Si le mauvais entretien de Paris nous cause des ennuis et même des dommages, ils sont bien peu de chose en comparaison de ceux que nous inflige l'intensité, si mal canalisée, de la circulation. J'aime à examiner les figures que font les humbles passants au moment qu'ils voudraient traverser une rue ou que, tassés comme des naufragés sur l'écueil d'un étroit refuge, ils guettent une éclaircie qui leur permette de se risquer sur la chaussée. Certes les femmes convoyant plusieurs petits enfants sont particulièrement émouvantes : c'est l'effarement, souvent le désespoir. Elles regardent autour d'elles avec des yeux comme doivent en avoir les biches quand sonne l'hallali et les trompes insolentes n'ajoutent que trop à l'illusion de la scène. Quant aux autres piétons, il y en a quelques-uns aussi d'effarés, d'autres manifestent de la colère, mais la plupart sont résignés et comme abrutis. Seuls, les tout jeunes gens ne sont pas trop mal à l'aise au milieu du tohu-bohu, et cela pourrait faire croire que, dans une trentaine d'années, si le mal ne s'est pas aggravé, la population à peu près tout entière aurait pris son parti du danger nouveau. Malheureusement, la confiance pousse à l'imprudence et les victimes sont aussi nombreuses parmi les jeunes gens que parmi les enfants et les vieillards. De l'aveu même de beaucoup de fervents de l'automobile, cette invention est un fléau, non certes sans quelques avantages, mais qui sont peut-être loin de compenser ses ravages quotidiens. Il faudra bien, tôt ou tard, essayer de l'enrayer, mais on ne voit pas bien comment, la réglementation de la vitesse étant à peu près illusoire. A Paris, le mal a pris des proportions inquiétantes et qui croissent de jour en jour. C'est au point que les barrages et les fondrières qui arrêtent l'élan des voitures, semblent à certains moments, une bénédiction ! On en est vraiment réduit à faire appel à la grande vertu chrétienne, la résignation. C'est ce que fait la population parisienne. Mais prenez garde : en dedans, elle rogne. Une revue illustrée donne dans son dernier fascicule deux grandes planches coloriées où l'on voit, comme sur la poitrine d'un citoyen éminent, universel et sympathique, étalées toutes les décorations françaises de l'heure actuelle et même depuis Napoléon. J'ai été bien aise de contempler cela. Pour le détail, cela demande un bon moment. Il n'y en a pas moins de quarante et une pour le présent, parmi lesquelles peu de jolies et pas une sans doute qu'une femme élégante voudrait pour bijou. Mais c'est toujours assez bon pour des hommes. Matière que j'avais négligée jusqu'ici, cela m'a instruit. J'ai appris qu'il y avait une médaille spéciale pour les vétérans du service pénitentiaire ; elle est même pourvue d'un des rubans les moins laids. On cultive l'esthétique dans cette partie. J'ai longtemps attendu autrefois qu'on m'offrît le mérite agricole en faveur des titres de quelques-uns de mes livres où il est beaucoup question d'arbres, de fleurs, de culture et de l'espèce chevaline. Qu'il eût été amusant et sans doute facile, de tromper quelque ministre bénin ! Mais depuis que j'ai vu le ruban afférent audit mérite, je le récuse : on a trop l'air d'avoir arraché une plume au cou d'un ara. Oh ! ce vert poireau barré de rouge ! Pauvres agriculteurs ! Et dire qu'il y a des gens qui halètent après ces choses, même après les plus humbles de ces insignes, même après les plus laids ! J'ai connu un vieil homme de lettres qui avait dépensé beaucoup d'argent, diminué beaucoup sa petite fortune à fonder et entretenir une revue. Il se jugea payé, le jour où, après maintes sollicitations, il reçut la croix. Cela avait duré plus longtemps qu'il n'aurait cru. Il mangeait en de tristes gargotes, mais payait régulièrement son imprimeur. Quand la décoration vint, il ne pouvait presque plus s'habiller. Il est mort heureux et fier. Bonnes natures ! Quels sont les barbares qui voudraient voir supprimer toutes les décorations ? Ils connaissent bien peu la nature humaine. Ils ne savent pas que les hommes inventèrent les ornements avant même d'inventer les habits. Il est deux professions qui demeureront toujours une énigme pour le peuple, celle du banquier et celle d'homme de lettres. Ni de l'une ni de l'autre il ne peut arriver à se faire une idée claire, mais tandis que l'une demeure un mystère complet, il a sur l'autre quelques lueurs, celles que fait dans son imagination le remuement des tas d'or. Villiers de l'Isle-Adam disait qu'il suffit d'écrire à sa porte le mot Banque pour voir aussitôt affluer chez soi les espèces métalliques, et il y a quelque vérité là-dedans. Le mystère du mot attire la confiance, comme tous les mystères : cela se vérifie à chaque instant, et cela se vérifia encore hier dans l'histoire du sieur Palmarini qui avait installé un comptoir sans autres frais d'imagination. Il avait, il est vrai, une recommandation près du public : il sortait de prison où il avait passé les plus belles années de sa vie, mais je ferai observer qu'il ne se targuait nullement de ses malheurs et qu'il dédaignait la gloriole, qui avait si bien réussi à son compère, Boulaine. Nul ne représenta plus simplement et avec plus de modestie la vérité du paradoxe apparent de Villiers. Chose curieuse, tout en étant alléchante, la profession est fort décriée, mais cela n'a nulle influence sur la confiance qu'elle inspire ; il y a là quelque chose de plus fort que la raison et qui ne s'explique nullement par une sorte de complicité du public qui souhaiterait de participer à des larcins sans périls directs pour lui. Ce serait un bien sot calcul et d'ailleurs toujours renversé par l'expérience. Le mystère de la banque reste un mystère pour le peuple qui ne distingue pas entre la banque véreuse et la banque honnête. Il est hypnotisé par le mot, qui est pour lui synonyme de Golconde. N'y a-t-il que ce mot-là dont le monde soit dupe ? |