Janvier [1896]. L'année littéraire. Si renseigné que l'on se prétende sur la littérature de l'année, c'est vers la fin de novembre, ni avant, ni après, qu'on s'instruit définitivement et officiellement. A cette époque, il jaillit des lueurs ; une coupole s'embrase de gloire, et une trompette (qui a pris dorénavant la forme de M. Gaston Boissier) mugit des noms. Comment nier la trompette ? Elle est terrible, elle est impérative ; à son appel, le troupeau se rassemble pendant que les échos redisent : Borelli ! Borelli ! Ces syllabes forment le nom d'un grand poète, et unique en son genre au point que les échos n'en sont pas encore fatigués : toutes les gloires passent et s'en vont mourir, murmure, sous la paix des forêts ; Borelli sonne et rebondit de montagne en montagne. Ce vicomte, qui mériterait au moins d'être comte, sinon duc, a donc remporté, cette fois encore, le prix de poésie française. Ah ! que c'est juste ! Ah ! qu'il fait bien les mauvais vers. Borelli tu et pu, il s'agit d'alimenter les gloires moindres, les gloires de vingt à cinquante louis et c'est alors que commence l'instructif défilé. Voici les chefs-d'œuvre de l'année : voici Sœur Jane, voici Zozo, voici Toit de Chaume, par M. du Campfranc, et les Fille du Pope, par Mme Poranowska. Retenez ces noms : Jean de la Brète, Jean Breton, Jean de la Bretonnière... Mais c'est trop se moquer de ces bonnes demoiselles qui brodent, sous un pseudonyme, des romans pour l'Académie, comme d'autres bonnes demoiselles, en secret, brodent des bandes de tulles pour le Bon Marché. Ce n'est pas leur faute à qui, la faute ? s'il y a aujourd'hui un tel désaccord entre l'art et les mœurs, que ce qui est beau est rarement moral, que ce qui est moral est rarement beau. p. 21-22, 7e éd., 1921. 7 p. 22-23. 8 p. 23-25. Le Dieu des Belges. Saint Denis l'Aréopagite (ou plutôt le théologien merveilleux qui écrivit sous ce nom) savait ce que Dieu n'est pas : Dieu n'est ni âme, ni intelligence, ni parole, ni substance, ni perpétuité, ni temps, ni vie, ni science, ni vérité, ni non-être, ni être. C'est déjà, et en un langage inégalé depuis, la théorie de l'inconnaissable. Mais un tel aveu satisfait mal l'ardente curiosité des publicistes belges, et l'un deux, qui opère à Louvain, vient de nous ouvrir sur la psychologie divine un aperçu inédit. Cela pourrait s'appeler « Dieu et la musique ». Dieu aime-t-il la musique ? Quelle musique préfère-t-il ? Dieu veut-il qu'on lui joue toujours le même air ? Est-il partisan de la musique classique, de la musique moderne, de la musique de l'avenir ? Que pense-t-il du plain-chant et de la mélodie grégorienne ? Enfin quels sont ses maîtres favoris ? En moins d'une demi-page le publiciste belge répond à toutes ces questions, mais il le fait d'une façon indirecte, et ironique, ayant l'air de jeter aux passants la poignée de vérités d'un homme trop riche. Voici : Dieu aime la mélodie grégorienne, mais avec modération. Il a soin de varier le programme quotidien des concerts célestes, dont le fond reste le plain-chant liturgique, par des auditions de Bach, Mozart, Haendel, Haydn, « et même de Gounod ». Dieu ignore Wagner, mais il aime la variété. « Si les concerts des anges dans le ciel en étaient réduits à la psalmodie et à la doxologie liturgiques, croit-on que l'oreille de Dieu et des saints en serait éternellement ravie ? » C'est net. Evidemment M. Ferdinand Loise a reçu des confidences. Qu'il soit remercié. L'opinion de Dieu est toujours bonne à connaître. On se fait de l'Infini l'idée qu'on peut ; celle qu'en a Monsieur Loise n'est pas méchante. Le voyez-vous, ce bon Vieillard, majestueusement assis dans sa loge de face, au-dessus d'un parterre de saints ? Les derniers hosannahs viennent de s'éteindre, les anges de l'orchestre éprouvent d'un coup d'ongle les cordes de leurs violes, un bâton se lève, la tempête éclate. A l'entr'acte on distribue de la rosée indulgenciée, pendant que Dieu se fait lire dans la Revue Générale Belge, l'entrefilet qui lui est consacré. Il approuve et dit : « Si je n'étais le Dieu de tous les hommes, je voudrais être le Dieu des Belges. » p. 25-26. 10 p. 27-29. Mars [1896]. 11 p. 30-34. Lettre à M. d'Annunzio. Ce qu'il y a de plus grave en votre aventure, Monsieur, c'est l'amitié littéraire que vous a vouée M. Gaston Deschamps, écrivain léger et dont les jugements font sourire. Ce critique n'a aucune autorité parmi nous, car nous jugeons qu'il y a un plagiat bien plus répugnant que celui des phrases, c'est le plagiat des formes intellectuelles. Naturellement amorphe, M. Gaston Deschamps a eu la patience, tel un plâtrier italien, de mouler sur le vif différentes parties de plusieurs cerveaux et de se composer ainsi, au moyen de pièces rapportées, un habitacle qui n'eût pas l'air, tout d'abord, d'avoir été dérobé : les morceaux les plus gros de cette construction alvéolique sont la bonhomie féline de M. Jules Lemaître et le détachement dédaigneux de M. Anatole France. Il fait, comme le premier, profession de s'intéresser à tout en laissant deviner, comme le second, qu'il méprise tout : mais sa véritable nature est celle des faibles et des impuissants, l'esprit d'imitation, avec son revers, l'esprit de contradiction. S'il vous a mis dans ses prônes, ce fut pour faire comme M. de Vogüé, et ce fut encore pour singer cet ancien ambassadeur qu'il se donna en Italie la mission que M. Thovez (1) vient d'écourter si brusquement. La part de l'esprit de contradiction, c'est ceci : qu'il songeait moins à vous exalter pour vous-même qu'à se servir de votre gloire pour écraser, comme d'une roue, les nouveaux écrivains français indociles à ses manipulations d'apothicaire. Car si j'ai dit roue, Monsieur, c'est que la gloire est un orbe, figurativement, mais vous n'étiez entre ses mains qu'un pilon avec lequel il rêvait de broyer dans le même mortier toutes les cervelles mal pensantes. Je vous crois trop intelligent pour admettre la sincérité d'un enthousiasme touchant la Renaissance latine ; vous savez, ayant lu Tolstoï, Nietzsche, Ibsen, et les Français et les Anglais, vous savez qu'il n'y a pas plus, à cette heure, d'esprit latin qu'il n'y a d'esprit russe ou d'esprit scandinave ; il y a un esprit européen et, ici et là, des individus qui s'affirment uniques, personnels et entiers. Alors la prétention d'une Renaissance latine se dévêt et la voici nue : joujou mal fait avec lequel on voulait amuser le public et l'empêcher, ne fût-ce que durant quelques heures, de prendre garde à l'étrange sensation de l'Idée qui lui souffle dans les cheveux... Renaissance latine : la volupté pure et simple, la beauté plastique, quelques-uns de ces mots qui ne simulent le mystère que par ce qu'ils contiennent de peur, l'amour, la mort, un dosage heureux de Pétrarque et de Léopardi. Enfants, semez des roses, voici la mort qui passe. Mais sèmerez-vous assez de roses pour assourdir les pas de la foule qui se rue vers le grand désastre, assez de roses pour boire le sang des veines écrasées, assez de roses pour que l'odeur des roses étouffe dans les gorges les sanglots de la joie et les cris de la haine ?... Renaissance latine ! Ainsi c'était vous, Monsieur, qui du fond de l'Italie désolée, ravagée par les recors, effeuillée par la folie sénile d'un Mazarinet, vous qui du fond de la terre des morts alliez surgir, chêne dodonique, sonore de prophétiques œuvres ? Vous qui alliez, seul debout en face de l'universelle angoisse, réduire à des jeux d'amour et à des pluies de fleurs tout le spectacle intellectuel ? Prenez un lys et mettez-vous à la tête du cortège : nous célèbrerons dignement les funérailles de la Renaissance latine. Pour ce que l'on vous reproche ? Non ; c'est si peu de chose. M. de Vogüé haïssait les Fleurs du mal, mésestimait la Tentation, ignorait Maeterlinck, méprisait l'Éthopée totalement, jugeait que Verlaine en vérité revêtait des toges de trop peu de cérémonie : et voici que, transportés en votre jardin, il admire ces œuvres, il aime ces hommes ! Cette aventure ne vous grandit pas, mais elle déprécie peut-être moins votre talent qu'elle ne diminue l'autorité professionnelle d'un jardinier si mal instruit. Quant à M. Gaston Deschamps, il fut penaud ; il ne fut que cela. N'ayez pas de chagrin d'un tel malentendu et croyez que si nous goûtâmes les autres en vous, nous y goûtons aussi vous-même, et avec moins de défiance que vous ne pourriez le supposer. Est-ce donc un crime que d'avoir vulgarisé en Italie quelques belles phrases ? À quoi donc, depuis qu'il prit sa retraite, s'occupa M. de Vogüé, sinon à vulgariser la pensée d'autrui ? Besogne honorable, même ; mais enfin, besogne et rien de plus. Et que fait M. Gaston Deschamps et que font tous les doumiculets sinon de vivre à même autrui, en dépeçant l'organisme qui les fait vivre ? Si à cette heure, Monsieur, vous surpreniez à rougir de vous quelqu'un de ces parasites, laissez-les rougir et laissez-les dire : entre vous et le critique il y a encore la différence qu'il y a entre le fondeur de la cloche et le bedeau qui la sonne. Cependant, ne recommencez pas et triez vos amis : les Thovez sont les moins dangereux, cave canem. Songez à n'être que vous-même ; ne prétendez pas, comme votre pays, vous enrichir par des emprunts étrangers ; ne rêvez pas d'une gloire immodeste, de toute une forêt de lauriers : celui qui vous est dû suffira à vous tenir en joie avec ses petites fleurs roses et ses belles feuilles vertes. Enfin n'intitulez pas un roman le Triomphe de la Mort, cela appartient à Pétrarque ; ou les Vierges aux Rochers, c'est du Léonard ; ni une trilogie, les Romans de la Rose : on croirait que vous avez plus d'ambition que d'imagination. (1) Critique italien qui avait signalé dans les romans de M. d'Annunzio des transpositions un peu trop nombreuses de textes français. p. 34-39. Avril [1896]. Les Césars fainéants. Je me réservais l'agrément d'une petite note sous ce titre, mais on m'a devancé, tant la comparaison s'impose entre les tristes Chilpérics que l'on traînait en des chars à bœufs, et les lamentables Faures, que, riches d'avoir vendu les peaux du vieil attelage démodé, on promène en des sleeping-cars le long des populations indifférentes. En pendant aux soudards stipendiés par les Maire du Palais on noterait toute la Sûreté, mobilisée et qui hurle pendant que le paysan, songeant à l'impôt, baisse la tête, et pousse dans la terre lourde sa pensive charrue. Le Style. L'Annuaire de la Presse signale environ 10.000 journaux de la langue française : à quatre rédacteurs par journal, en moyenne, cela fait, je crois, 40.000 écrivains qui devraient avoir chacun un genre de talent différent, visible comme une nuance entre des nuances, tout au moins, et sinon comme une couleur entre les couleurs. Or, je lis (hélas ! je lis tout !) des lignes où voici : « Succès de vente... Concert d'éloges... Des considérants tout à fait étrangers à la littérature... Le cœur humain... orgueil prodigieux... égoïsme étroit... pas un atome de vie et d'humanité... fort tirage... forcer les ressorts de la langue... s'engloutir dans l'oubli... ouvrir une période de décadence... la réaction est inévitable... Notre pays est encore vivant... Retour vers le bon sens, le naturel et la simplicité... » C'est en ces termes qu'un malheureux « critique littéraire » essaie de bafouer le style. En passant, il recommande Paul et Virginie, parce que c'est émouvant, mais il est constant que M. Dennery détient encore de plus énergiques oignons. Les Styles. M. Sarcey écrivit naguère : « Comment, il y a un style d'oraison funèbre, de discours académique, d'histoire, de conte libertin, et il n'y aurait pas un style de théâtre ? » Quel ingénu ! Mais s'il y eut un style d'oraison funèbre, c'est parce que Bossuet ayant fait de très belles oraisons, elles furent insatiablement imitées. Dites, vénérable critique, qu'il y eut (car le genre est bien mort) un style d'imitation d'oraison funèbre. Un autre Bossuet aurait oraisonné tout différemment, puisqu'il aurait eu un génie différent. Le même raisonnement est bon pour le reste des exemples et au-delà : le style d'un genre, c'est l'imitation de ce qui a eu du succès en ce genre. A cette heure, le dernier ton de la poésie intime ayant été donné par Verlaine, tous les mauvais poètes font du Verlaine, comme ils firent du Musset, du Lamartine. D'ailleurs la vieille plaisanterie des genres littérature est vraiment trop vieille et les catalogues sont déconcertés. Ainsi, hier, les Histoires Naturelles de Jules Renard exaspéraient un bibliothécaire : « Quel livre absurde ! Mais c'est inclassable ! » « A tout hasard, dis-je, mettez-le donc au chapitre des chefs-d'œuvre. » Conscience Administrative. Rue de Grenelle, une pierre tomba ; une vieille femme fut endommagée ; cette vieille femme était le bœuf d'une petite voiture à bras (la charrue avant les bœufs) ; alors on posta deux sergots à l'endroit du désastre, l'un veillant sur l'amont, l'autre sur l'aval, et ils avaient comme consigne de laisser passer toutes bêtes et toutes gens, tous fardeaux et tous attelages, mais de barrer la route funeste aux petites voitures à bras ! Pour bien s'amuser, remonter le long de ce raisonnement administratif : il est beau comme une page de la Logique de Port-Royal. Conscience littéraire. Au premier dénouement de Thermidor, Fabienne marchait au supplice et son amant était tué en voulant la défendre. « Ce dénouement parut trop noir pour la Porte Saint-Martin », et maintenant la charrette est arrêtée, et Fabienne délivrée tombe dans les bras de son bon ami. La recette avant tout. Sauvons la caisse. Faire le maximum. Le caissier se frotte les mains. Décidément, il y a un style de théâtre. p. 42-43. Mai [1896]. Les soupçons (1). « ...Attendu... qu'en présence du doute... ; de Labruyère doit bénéficier du doute..., Attendu que le délit n'étant pas suffisamment établi, Rosenthal doit être relaxé... ; Attendu que... le délit reproché à des Perrières n'est pas suffisamment établi ; Par ces motifs... » les trois « éminents confrères » sont égrégés, avec d'autres d'un intérêt moindre, d'entre la troupe des écroués. Ils furent, le mois passé, rendus au soleil, aux fleurs, aux chansons du printemps ; bénéficiant (car ce tribunal a vraiment paru impartial) de ce que le soupçon n'a pas voulu s'épanouir. Le soupçon est plus tragique que le fait ; en s'affirmant, le fait se réalise, aboutit, achève son évolution ; le soupçon est une fleur qui reste toujours demi-ouverte et qui, destinée à ne jamais devenir une vraie fleur, ne deviendra non plus jamais la fleur morte, abolie, éparpillée dans les sentiers. Rien n'est plus tragique que le soupçon. Comment naît-il ? Il est le fils populaire de la logique, enfant de trente-six pères et davantage. Ayant lu, en des journaux de ton moyen, de violentes injures contre un jeune soldat que son état d'esclave matriculé rendait plutôt pitoyable, la logique s'inquiéta. Pourquoi ce traînage dans la boue, ces jets de venin, ces crises de haine subitement coupées comme avec de la quinine ? Escroquerie, chantage, et autres gros mots, à quoi bon les prononcer avec indignation, puisque, en somme, toute la question était de savoir emplir avec adresse sa cruche à la rivière ? Les gens très riches doivent être dépouillés et il faut estimer ceux qui se prêtent à cet exercice avec une certaine grâce. Le jeune Lebdaudy criait quand on plongeait la cruche dans sa caisse ; il ne savait pas donner ; l'usage de ses millions perdus fut affligeant, bête, souvent honteux : on ne devient pas grand seigneur. Voilà ce que l'on pouvait lui reprocher, et aux autres d'abord leur sottise, vraiment énorme, s'ils n'eurent que l'apparence de leurs gestes ! Se met-on en colère contre l'escamoteur qui a raté son tour de passe-passe ? On rit. (1) À propos d'une histoire de chantage contre un jeune millionnaire, mort depuis, M. Max Lebaudy. p. 48-50. La voyante. C'est, paraît-il, une « hystérique irrégulière », genre d'êtres surtout féminins récemment admis par la Science, une hystérique libre. On s'est beaucoup ri et encore des classifications de la philosophie scolastique, mais nous ? Un mot nous satisfait : Hystérie. On s'incline, on a compris. Longtemps encore les hommes s'entêteront à la puérilité des tiroirs et des damiers, croyant avoir fait « avancer la Science » s'ils classent le bœuf dans les bovidés et les Couësdon dans les hystériques. La demoiselle Couësdon a des moments d'extase pendant quoi elle parle, en brèves phrases assonancées, d'une littérature au-delà du médiocre et moindre que le génie écrit sur la spirale des mirlitons. Cette jeune fille a néanmoins sa petite personnalité, et sa candeur à prédire est assez touchante. Les prophètes qui pensent peu n'ont jamais pensé que dire l'avenir, ce serait nier le libre arbitre, l'âme, Dieu, toute religion, puisque le sens religieux n'est que le sens de la liberté individuelle, du salut personnel. Celui qui prévoit mon devenir me nie et en m'imposant des actes futurs, m'en impose-t-il aussi la responsabilité ? Pie IX disait des montagnardes prophéties de la Salette qu'elles étaient une montagne de stupidité ; celles de la rue de Paradis ne sont qu'une taupinière de niaiserie. Aurons-nous la basilique ? En attendant la demoiselle annonce à son papa un bon petit héritage. C'est toujours ça. p. 50-51. Juin [1896]. p. 50-51. Apparitions. Le Monde illustré a donné de l'apparition de Tilly des photographies dont l'une, truquée, laisse apparaître dans le réseau du cliché une blancheur par quoi se figure une vague luminosité féminine, parmi le ciel et les arbres grêles. Il y a là une indication. Puisque les prêtres, dédaignant la philosophie idéaliste (qui leur apprendrait que toute sensation est une hallucination et que voir la Vierge n'est pas plus miraculeux que voir un oiseau), prétendent à la réalité physique de tels phénomènes, qu'ils les fassent photographier. La preuve sera médiocre au point de vue religieux, mais précieuse pour affirmer la possibilité d'une extériorisation matérielle des idées. p. 56-57. Jeanne d'Arc. Il est curieux d'observer à quel point la Pucelle n'est pas populaire. Sans doute depuis quelques années le parti clérical en a fait un symbole de ses vagues revendications, mais elle demeure inconnue et son nom n'éveille rien de traditionnel, rien de ce qu'on apprend par sa nourrice ou en jouant avec d'autres enfants. Mais le fait est très explicable, et même c'est la popularité qui serait ici une anomalie. Jamais en effet un personnage historique n'est devenu franchement populaire ; le héros s'accroche parfois à une légende, jamais une légende ne se crée précisément autour de lui. Ainsi l'histoire de Barbe-Bleue est de plusieurs siècles antérieure à Gilles de Rais ou à Henri VIII, auxquels fut donné successivement ce surnom, devenu tragique : originairement Barbe-Bleue est un homme qui a la barbe bleue, comme tel autre avait un court nez, et voilà tout ; entre les anecdotes rassemblées autour de son nom quelques-unes plus frappantes ont survécu et ont fini par le caractériser. Aujourd'hui, sans l'école primaire le nom de Napoléon Ier serait aussi ignoré du peuple, et spécialement du paysan, que celui de Jeanne d'Arc : en deux générations, tout souvenir historique s'efface des mémoires. Combien n'est-il pas difficile, dans une famille qui a un long passé social, mais pas d'histoire écrite, d'obtenir d'un petit-fils des renseignement sur son grand-père, s'il ne l'a pas personnellement connu et entendu ? Il n'y a de traditions historiques que par l'écriture. p. 57-58. L'Eté. Jules Laforgue l'ayant couvert d'injures, éloquentes, je n'insisterai pas sur l'insolence du seigneur Soleil, que d'ailleurs M. Pierre Louys, nu et fier, brave sous une ombrelle. Aphrodite est vraiment un livre d'été, un livre de plage, compagnon dans les dunes normandes ou parmi les rochers bretons, si les nymphes viennent peupler de plus qu'une hantise la solitude où voudrait ne plus lire le faune. Lire, c'est une habitude assez répandue et presque inoffensive, si l'on sait bien choisir et associer les tons. Aux eaux, on emportera les maladives pages de M. Maeterlinck, afin que des rêves métaphysiques et chastes s'évoquent seuls sous les charmilles thermales. Pour la mer, comme je l'indiquai, les pages sensuelles de Pierre Louys, et peut-être d'abord pour les plus délicats, celles où chante Bilitis ; il y a des coins de sable, entre les ajoncs et les chardons de mer, où l'embrun tempère et trempe de miel salé les flèches du Dieu. Si l'on monte très haut dans la montagne, jusqu'aux crans où le cœur halète, on trouvera dans la solennité d'Henri de Régnier un repos de l'orgueil trop aigu des cimes, mais sans discordance, et du glacier rose et bleu aux songes dorés ou opalins du poète, le voyage de l'œil sera facile et harmonieux. La campagne pure et simple exige l'alternance de Jules Renard et de Vielé-Griffin, afin que ce qu'il y a de trop spirituel dans les arbres et dans les bêtes s'efface parfois, au moins le soir, et que l'on sache que la nature est au fond très simple, très jeune et très belle. On donnerait volontiers d'autres conseils : Paul Adam, si l'on suit l'exode de Paris en des milieux très bruyants, Trouville ou Royan ; Tailhade, si l'on consent, aux cirques pyrénéens ; Verhaeren, si l'on se mêle aux kermesses du rêve, dans les plaines de Bruges ; Samain, pour les bois des Fausses-Reposes ou les avenues de Versailles ; Saint-Pol-Roux, si l'on attend dans la bastide ensoleillée de poussière d'or le passage idéal des cailles ; André Gide, quand on aime à barboter parmi les roseaux des rivières, dormantes... p. 59-60. Tzarisme. Ce qui fait regarder avec indulgence ces carnavals impériaux, c'est que les personnes à couronner risquent un peu leur vie : il y a des précédents. Nous sommes loin du temps où les bons tyrans Haroun-Al-Raschid, Henri IV ou Joseph II se promenaient en leurs états, aimés si on les reconnaissait. Aujourd'hui un roi (ou un président) qui sortirait sans les yeux et les revolvers de deux cents agents, prêts à cogner et à tirer, ne rentrerait pas chez lui. Amour, amour ! p. 60 Août [1896]. Prisons. On a publié les plans de la nouvelle prison de Fresne qui capitalisera toutes les actuelles prisons parisiennes. Une ville, des murs bastionnés, des brigades de geôliers, des équipes de bureaucrates et des petits Jules Simon pour chefs de bastonnade. Les malheureux que l'on va torturer là coûteront chaque année chacun mille écus à l'Etat. O démence des civilisations séniles ! N'y a-t-il pas un pays où, à leur tour, ce sont les voleurs qui emprisonnent les honnêtes gens, les sinistres honnêtes gens ceux-là d'abord, qui poussent le peuple à la génération et à l'accouchement ? Tout le monde sait qu'il y a moins de travail que de travailleurs, moins de nourriture que d'humains, moins d'outils que de bras, moins de pain que de bouches, et, sachant cela, tout le monde crie : faites des enfants ! Oui, faites des enfants, faites des voleurs, faites des assassins, des prostituées, des forçats, de la plèbe à geôle et à caserne. Travaillez, reins ! On vient de publier, les plans de la nouvelle prison de Fresne ! p. 61 Processions. Matière à copie, tous les étés pour les journaux radicaux ou cléricaux. Mais cela s'amorce au printemps, quand de pauvres naïfs ouvriers s'en vont, sancta simplicitas ! promener un drapeau rouge dans un cimetière. L'été, il s'agit d'un ostensoir que, suivi de cierges, de fleurs et de chants, un prêtre vêtu d'or porte le long des rues tendues de blanc sous un dais à plumes ; les pieds écrasent du buis et des roses et des roseaux ; il y a dans l'air une odeur d'été, de litière fraîche et d'amour. Il s'agit sans doute de deux religions mais l'une plus ancienne, est plus compliquée, plus grave et plus éloquente ; l'une n'a qu'une superstition, le culte des morts, la plus enfantine et la plus primitive ; l'autre les a toutes et les a portées toutes au plus haut degré de beauté et de signification. C'est la force du catholicisme qu'il n'est rien de plus que le paganisme spiritualisé, le vieux naturisme sur lequel se greffa une morale, mais qui fleurit rarement, parce qu'elle est inutile. Les processions sont des fêtes païennes ; elles sont relativement récentes dans la liturgie ; le peuple tenace, qui n'en avait jamais abandonné la pratique, finit par les imposer au clergé ; celle de la Fête-Dieu date d'hier, tout au plus du XIVe siècle. N'est-il pas curieux de voir les anti-catholiques obliger la religion à se faire moins païenne, plus spirituelle, à retourner à la simplicité du christianisme des premiers siècles ? Cela serait curieux s'il n'y avait là, plutôt, une dispute de catholique à calviniste, de christianisme païen et fleuri à christianisme de fagot et de cabinet. L'un a fait au Vatican un musée de marbres nus ; l'autre voudrait raser la terre pour y planter des arbres à bible. Cela explique pourquoi les calvinistes gouvernementaux, s'ils ont peur du drapeau rouge, qui n'est que rouge, ont horreur des cathédrales qui ne sont que belles. p. 62-63. Les Contemplatifs. Dans une brochure sur le pain, M. Barrucand oppose aux actifs les contemplatifs. M. Sarcey connaît ces deux mots et sait que le second a de nombreux synonymes en français, par exemple, paresseux, fainéant, propre à rien, râleur, indolent, nonchalant, mou, lâche, engourdi, etc. Pauvre vieux M. Sarcey, pauvre vieux cheval de manège qui, toute une vie, tournas en rond, les yeux bandés ! Non, tu ne fus pas un contemplatif, tu fus un actif. Que cette justice te soit rendue que, capable de tourner la meule, tu fus incapable de chercher à savoir pourquoi tu la tournais. Les actifs ont peut-être fait la moitié de la besogne dans l'histoire humaine ; les contemplatifs ont fait l'autre moitié. Voyez ce flâneur qui passe son temps à se promener en causant avec ses amis : c'est Socrate. Et ce mendiant si incapable qu'ayant fondé sans le savoir un ordre religieux, il ne put en rester le chef ; c'est François d'Assise, l'homme qui, je cite l'opinion de Renan, eut, après Jésus, la plus grande influence religieuse sur le monde. p. 63-64. M. de Morès. Il fut le type de l'homme d'action pur et simple, celui qui agit toujours sans jamais savoir pourquoi. De toutes ses entreprises, la plupart commerciales, aucune n'aboutit, car il n'avait pas l'esprit de suite et de patience ; c'était, comme disait Fourier, un commenceur : à peine en selle, il sentait le besoin de changer de cheval. Son expédition malheureuse dans les sables lui a donné l'allure d'un héros. Ce n'est pas le moment de contredire l'opinion populaire, et demain il sera trop tard de le faire, car sa gloire, née d'un accident, sera sans doute assez fugitive. On le traite en Gordon : ce fut peut-être son ambition d'imiter le grand aventurier, mais ce ne fut qu'une ambition. Pourtant sa statue n'aura jamais des airs de sergent Bobillot : en un temps où les aventuriers eux-mêmes sont gradés et n'arrivent qu'à l'ancienneté, Morès eut la beauté d'être exceptionnel. L'Académie Goncourt. On sait les huit : Daudet, Huysmans, Mirbeau, les frères Rosny, Hennique, Margueritte, Geffroy. Aucun assemblage de noms littéraires ne pouvait être moins caractéristique, ni moins compromettant, sommaire d'une revue prudente qui mêlerait fructueusement les étoiles et les utilités. Ce pauvre M. de Goncourt pour qui Alphonse Daudet était un « jeune », toujours interpellé « mon petit », il se croyait un ancêtre et n'était qu'un vieillard ! Les ancêtres aiment et les vieillards détestent les « enfants ». Il n'a jamais pu admettre qu'il y eût une littérature plus récente que la sienne, et contradictoire : s'il avait lu En route, il eût effacé le nom de M. Huysmans, mais il ne lisait rien. Ses jugements s'en rapportaient à des souvenirs, à des conversations, à des médisances et même à des calomnies, car chacun travaillait à exiler son voisin des bonnes grâces du maître. C'est pourquoi la liste trouvée n'avait plus que huit noms : « Vous avez de la chance, il est mort au moment où il commençait à effacer » ; par ces paroles, M. Lefèvre de Béhaine salua les membres de l'Académie future. M. Rochefort, connaisseur en bibelots, avoue des doutes sur la valeur notamment des japonaiseries d'Auteuil ; il suppose que les rentes des académiciens n'iront guère au-delà de douze cents francs. C'est le tarif de la Coupole, avec les dîners en moins. J'espère ; je souhaite des ventes enthousiastes ; je veux que les six mille francs s'accomplissent selon le vœu pieux du grand et charitable écrivain : ainsi M. Alphonse Daudet sera à l'abri du besoin. Fin de Juillet. C'est un moment unique et charmant dans les rues graves du faubourg Saint-Germain : toutes ces fines fillettes un peu pâles exultant autour de leurs grandes sœurs qui connaissent les amertumes de la liberté et la tristesse des soirées familiales ; elles ont, pendant que se hâtent les couturières, gardé les robes de pension, tulipes noires rayées de vert ou d'orange : çà et là les élégances bleu marine du Sacré-Cœur. Pendant quelques jours les rues graves du faubourg Saint-Germain sont pleines de grandelettes fleurs qui marchent. Le Congrès de Londres. Je trouve dans les comptes-rendus cette phrase d'orateur qui me fait croire à un concours agricole : « Nous avons pour but l'amélioration de la classe ouvrière." Sera-t-elle charentaise, limousine ou normande ? Cette pauvre classe ouvrière donne bien en effet l'idée d'un troupeau de bœufs, troupeau caserné en wagons et les wagons par erreur attelés à un train express. La veille, à Hyde-Park, il y avait eu un meeting plus drôle que toutes les paroles. Chaque orateur était debout dans une voiture : comme la pluie avait détendu la peau des grosses caisses, on n'oyait rien que d'obscurs coups de gueule : M. Jaurès, casque en tête, apostrophait, en excellent français, la pluie anglaise ; mais la pluie anglaise, méprisante et sourde, pleuvait, pleuvait toujours. Le casque de M. Jaurès, tout éplumé, n'est plus bon qu'à faire une marmite électorale. M. Spuller. Ainsi que s'exprime obligeamment M. Claretie, Eugène Spuller est enfin entré dans l'histoire, par l'escalier de service. C'était un gros homme, rude, gauche, tout surpris d'être quelque chose, lui qui n'avait jamais songé à être quelqu'un. Affreusement naïf, il mandait à Gambetta, en 1871 : « C'est la première fois que je t'écris après la longue collaboration des six mois de la guerre ; je veux en profiter pour te dire que ces six mois suffisent pour embellir et charmer toute ma vie. » On savait déjà que ces journées de sang, que ces nuits de larmes avaient été pour quelques-uns, une période de « bon temps » , mais nul d'entre eux n'avait avoué cela avec une ingénuité aussi jobarde. Tardivement sa vie reçut un dernier embellissement par la découverte fameuse de l' « esprit nouveau » ; dans les intervalles, il se lustrait modestement l'esprit par des lectures, le fin lettré ! « Pas un livres ne lui échappait», affirme encore le bon Claretie ; on n'en pourrait dire autant des gaffes. Demeuré à sa place, professeur de quelque chose en un lycée de province, cet homme eût sans doute été utile : c'est une histoire assez commune. Vie d'Étienne Dolet. Un bibliophile bien connu nous a permis de feuilleter le manuscrit d'une curieuse Vie d'Étienne Dolet, écrite par un disciple, l'année même de sa mort, et qui donnerait presque raison aux manifestants du mois passé, si on ne devait la croire rédigée avec un enthousiasme un peu partial. C'est un cahier de vingt-huit feuillets in-4°, papier filigrané à la Licorne, belle écriture bâtarde de scribe, corrections de la main de l'auteur ; la reliure, du XVIIe siècle, est timbrée aux armes de messire Grossoles de Flamarens, « d'or, au lion de gueules naissant d'une rivière d'argent, au chef d'azur chargé de trois roses d'or ». Voici le titre, assez singulier par ce mot prophétique de précurseur : Vita secreta necnon admirabilis Stephani Doleti, precursoris et martyris Francisco tyranno regnante, crudeliter lentis combusti vivum ignibus. On lit à la fin : Marcus discip. scrips., mystère que rien encore n'a pu éclaircir. Né à Lyon de parents fort dévots, le jeune Dolet marqua un éloignement précoce pour toutes les pratiques religieuses ; s'il feignit de se faire huguenot, ce fut par politique afin de capter habilement la faveur des grands, et s'il servit les grands, ce fut afin d'acquérir des richesses qui lui eussent permis de vouer sa vie à l'instruction et au soulagement du peuple. Il ne consentit à entreprendre le voyage d'Italie, comme secrétaire d'ambassade, que dans le but d'aller recueillir dans les bibliothèques du Milanais, les œuvres des plus fameux philosophes, tant épicuriens que stoïciens, « et, dit Marcus, il se montra bien, ayant été dans sa vie le disciple d'Epicurus, en sa mort le disciple de Stoïcus » (1). Il fit profession d'athéisme, mais seulement en secret, et ne put être accusé que sur le rapport de mauvais amis, car il enseignait, au contraire, qu'il faut être prudent dans ses discours si l'on veut discourir longtemps et sûrement. Néanmoins, quand il fut mis à la question, la force de ses convictions fut plus forte que ses principes de conduite « et il avoua son athéisme avec beaucoup de force, ainsi que me le rapporta un capucin présent dans la chambre de torture. En toute autre circonstance, je mépriserais la parole du capucin, mais ici elle me paraît sacrée et très véridique ». Sur l'autre chef d'accusation, le sage Marcus est plus réservé ; il se borne à dire que si Dolet fréquenta des jeunes gens de mauvaises mœurs et les enfants trop familiers, « ce fut mû par un pur amour de l'humanité et des lettres, et d'abord pour la propagation, parmi des intelligences vierges, de sa doctrine secrète, tant philosophique que politique », allusion qui, comme nous l'avons déjà dit, semblerait permettre de considérer Étienne Dolet, comme un homme d'opinions sociales vraiment hardies, peut-être un franc-maçon, quoique cette secte fût encore inconnue en France, peut-être un communiste, quoique cette opinion fût encore inédite, car Platon, où il aurait pu en trouver les éléments, était à cette époque fort mal étudié, compris tout de travers. En ce qui regarde les jeunes compagnons du philosophe, Marcus nous apprend que pour les attacher à sa personne il donnait aux plus petits du sucre de pomme (2), aux éphèbes, de « beaux livres racontant les plaisirs des jeux olympiques et toutes sortes d'anecdotes propres à entretenir la beauté de l'âme et le goût de la vénusté corporelle » (3). Ces livres, il les expliquait lui-même, « ne dédaignant pas de se dévêtir pour accomplir les jeux et les rites prescrits ». L'autre jour, tout autour de la statue du martyr et du précurseur, des troupes furent vues d'enfants « tout fiers de manifester comme des hommes », et Dolet souriait, et trouvait qu'il y en avait trop. N'importe ; et laissons le mot « martyr » comme le veut Marcus : après tout un homme brûlé vif pour des indécences et des opinions aurait droit, même coupable, à la réhabilitation verbale. (1) Sic. : « ...Se moribundum Stoïci discipulum praebuit ». (2) Nous traduisons ainsi Saccharum Rothomagæum. (3) Ici est l'inévitable Mens sana, etc. p. 70-73. Le pain pour tous. On vient d'imaginer, sous le nom joli de « râcleuse », un instrument qui enlève, sitôt la gerbe faite, jusqu'au moindre épi tombé dans les sillons. Cependant, le propriétaire qui voit les pauvres glaneuses pleurer silencieusement devant le champ ratissé, se réjouit en lui-même et songe : « Le progrès a du bon ». p. 73-74. p. 74-78. U. P. A. M. Un bon philosophe qui étonna le monde universitaire par la hardiesse de ses théories, M. Guyau, avait inventé la morale sans obligation ni sanction ; cela est purement absurde (1), mais avec un petit air scientifique et alcanesque qui fait tout de même réfléchir M. Desjardins, plus modeste, inaugure la Morale artistique et murale, secondé par l'excellent M. Puvis de Chavannes qui n'y comprend rien, mais s'avoue tout de même bien content de figurer sur les murs, tout comme Chéret. Peinture morale et peinture immorale, c'est une distinction digne tout au plus d'un frère de la doctrine chrétienne, qui donne à ses élèves des bons points où la vertu se voit linographiée et récompensée par les soins de Bouasse-Lebel. Mais tout a été dit à ce propos et dit inutilement, et, sans louer les intentions de l'U. P. A. M. ni sa philosophie puérile, on peut louer son initiative. Afficher de beaux tableaux sur les murs de Paris, c'est faire acte de très noble charité. Il faudrait davantage : que toutes les affiches et même toutes les annonces illustrées, aient du moins un petit air de beauté ou de grâce. Si, laissant la morale dans les catéchismes et dans les manuels, on organisait tout simplement l'Union pour l'Art, U.P.A. à côté de U. P. A. M. ? (1) L'idée, mais non le livre qui est de haute valeur. p. 78-79. [épilogues relus par Marine Dillenseger, seconde E, le 21 mai 2002] France et Russie. Par nos yeux corporels et à l'aide de journaux rédigés partie en russe, partie en patois, nous vîmes, ce mois, un spectacle de cosaques, guirlandes, cuirassiers, lanternes, femmes, amour, peuple, sueur, poussière, et hystérie, pendant que, symboliquement, par les multicolores pétales de papier découpé dont s'ornèrent les arbres déshonorés de tant de bêtise, la France, se souvenant de Hadaly, andréïde comme elle et comme elle simulant la vie à s'y méprendre, offrait au Tsar, qui l'agréa, la fausse fleur de sa virginité. Cependant, Tyrtée officiait. La poésie patriotique est sans doute un genre difficile, car les meilleurs poètes y atteignent difficilement la maîtrise de M. Déroulède. Ni la Patrie, ni l'Armée n'inspirèrent jamais à nul porte-lyre autre chose que de pompeuses calembredaines. Alors M. de Heredia bâtit d'élégantes strophes sur des rimes comme fraternel et paternel, espérance et France. L'auteur des Trophées est assez glorieux pour oser de telles plaisanteries ; pourtant, j'estime qu'il a eu tort de se laisser, même une seule fois, confondre par les imbéciles avec Aicard, Barbier ou Borelli. A côté de Heredia majestueusement sonore, on entendit Coppée au ton patelin. Celui-là avait l'air d'opérer dans une sacristie : « Votre chère présence, les mères, les petits enfants, cette belle fête, tous les cœurs, le mot « amitié » (avec des colombes, sur papier de riz), atmosphère sereine.» Et d'autres s'avancèrent, coiffés à l'oiseau ou accablés sous la lourde perruque à tire bouchons : Claretie, Sully-Prudhomme et tous ces anonymes que le bruit de la rue fait vibrer comme des vitres. La Patrie ! Hypocrites seigneurs, priez, vous qui tenez à l'estime publique, qu'on ne mesure pas votre amour à la beauté de vos œuvres ! p. 82-83. Le jeune lycéen, ou l'heureuse mésaventure. Un écolier de douze à treize ans se trouva, l'an passé, bousculé à la porte du Lycée Charlemagne, sa main droite défonça un vitrage et, après les soins, on s'aperçut qu'il garderait le petit doigt ankylosé et faibles les deux suivants. L'orgueilleuse famille réclama d'énormes argents pour le dommage ; on vient de la satisfaire, et nul n'a songé à dire : « Sans doute, il est fâcheux d'avoir un petit doigt recroquevillé, mais c'est là une infirmité bien menue et une tare bien bénigne en comparaison des avantages, enfant, que cet accident vous prodigue. Dans une huitaine d'années, vous baiserez avec émotion ce fidèle petit doigt sacrifié pour votre libération. Alors, nu dans votre force et dans votre jeunesse, vous lèverez ce blessé comme un discours muet plus éloquent que toutes phrases, et vous serez gracié. Tous vos camarades, qui aujourd'hui peut-être raillent sottement votre faiblesse, reconnaîtront alors la puissance que, par ce puéril endommagement, Dieu voulut vous départir ; eux, tous, jusqu'au dernier, seront condamnés, et s'en iront, troupeau ivre et triste, mené vers les gares et vers les casernes, et vous comprendrez enfin le privilège des infirmes, et la loi des compensations ». p. 83-84. |