Domaine public (1994) |
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« La grenouillère du symbolisme », Domaine public, Flammarion, 1994. LA GRENOUILLÈRE DU SYMBOLISME Remy de Gourmont : Le Livre des masques. Le Livre des masques, recueil de cinquante-trois monographies de poètes et de romanciers symbolistes, fait songer à une de ces toiles de Renoir ou de Monet, où l'on voit une foule de personnages qui s'amusent, qui dansent, qui causent entre eux, quelque chose comme Le Moulin de la Galette, Le Déjeuner des Canotiers, ou La Grenouillère. Cela ressemble également aux tableaux de Fantin-Latour, où le peintre se plaisait à rassembler autour d'une table les célébrités de son temps. Je veux dire par là que Remy de Gourmont est bien autre chose qu'un critique ou un historien de la littérature. Grâce à sa sensibilité et à sa perspicacité, il sait donner en quelques pages le portrait d'une œuvre et d'un homme. Avec Le Livre des masques, on contemple toute la vie intellectuelle de la fin du XIXe siècle et du début du XXe (Gourmont mourut en 1915). Il avait conscience de vivre dans une haute époque de création, dans un mouvement artistique plus puissant que la Pléiade, le Romantisme, « le clair de lune parnassien » « le soleil verlainien ». Il pensait qu'on était dans le « plein midi » de la poésie. Ce qui est charmant dans Le Livre des masques, c'est que l'on sent partout que l'auteur n'est pas là pour dénigrer, pour bougonner, mais qu'il se place au point de vue de l'avenir, qu'il ne cesse de dire aux gens qui le liront plus tard : « Voyez comme nous avions du génie, nous autres, en France, aux alentours de 1900 ! » Il nous est évidemment impossible de partager toutes ses admirations et toutes ses indulgences. Bien des écrivains et des poètes de son temps ne sont plus lus que par des amateurs de curiosités décadentes, tels Paul Paul Adam, Louis Dumur, Ferdinand Herold, Poictevin, Rachilde, Retté, même Albert Samain, même Jean Moréas. Robert de Montesquiou a eu plus de chance : il a servi de modèle à Proust pour M. de Charlus. En fait, Gourmont, en se penchant avec sympathie sur des auteurs dont il voyait bien les défauts, mais dont il faisait surtout ressortir les qualités, désirait exalter une littérature nouvelle, à la recherche de domaines inconnus. Il n'a pas de mots assez durs pour le « marécage naturaliste » où barbotent Zola et Bourget. Hugo même n'est pas trop bien traité : « Il crie magnifiquement ce qui ne vaut pas la peine d'être pensé ». Les pages sur Mallarmé, Lautréamont, Laforgue, Jules Renard, Corbière, Verlaine, Arthur Rimbaud sont si vraies, si profondes, qu'elles pourraient avoir été composées cinquante ans plus tard, par quelqu'un jugeant en toute sérénité. « Le poulpe au regard de soie » de Maldoror enchante Gourmont. Il cite en jubilant le vers de Laurent Tailhade : « Ce que j'écris n'est pas pour ces charognes ! » Curieusement, il ne parvient pas à cacher son antipathie pour Rimbaud : « Insupportable voyou, de sincérité nulle, caractère de femme, de fille, nativement méchant et même féroce. » Le plus cocasse du livre est une liste des métaphores de Saint-Pol-Roux qui appelait le coq « sage-femme de la lumière » et pour qui jouer du piano était « apprivoiser la mâchoire cariée de bémols d'une tarasque moderne ». On a le sentiment que les bonnes fées de la Normandie et de la littérature se sont penchées sur le berceau de Gourmont, en 1858, quand il naquit dans le département de l'Orne. Il y avait cependant une mauvaise fée parmi ses bienfaitrices : il fut défiguré par un lupus facial et n'osait se montrer nulle part. « Gourmont pour la plupart des gens est horrible, dit Léautaud qui l'aimait et l'admirait. J'en peux juger quand je sors avec lui en omnibus, au restaurant. » La présente édition du Livre des masques a deux défauts ; elle ne contient que la moitié de l'ouvrage ; il manque la deuxième série des monographies, parmi lesquelles celle de Bloy, Fénéon, Marcel Schwob, Goncourt, Lorrain, Rebell, Francis Jammes ; en second lieu, l'éditeur a négligé de reproduire les cinquante-trois médaillons de Vallotton qui ornent l'originale et la réédition du Mercure de France (1963). [texte reproduit avec l'aimable autorisation de Jean Dutourd] |
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